XLV. L'accident - (1/2)

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La mort du pontife de Matak avait totalement bouleversé les projets de Brun. Les célébrations dans le grand temple de Matak étaient suspendues jusqu’à la nomination d’un successeur. L’Église disposait d’un mois pour en désigner un au roi. Si celui-ci lui convenait, le lourd et long cérémonial qui l’introniserait pourrait commencer. Sa première action serait alors de procéder aux obsèques de son prédécesseur. Puis de consacrer le sanctuaire pour qu’il pût y officier. Tout cela représentait une procédure interminable qui s’étalerait sur la saison entière.

Ces événements, que venait de lui décrire Chenlow, ne plaisaient pas à Mericia. D’ici à ce qu’ils aboutissent, elle aurait accouché. Et Brun ne manquerait pas de venger son honneur bafoué. Il ne lui restait que quelques mois à vivre. Elle décida d’en profiter au maximum. Dès que sa santé le lui permit, elle se mit en chasse. Les eunuques étaient ses proies. Et la période qui suivit son rétablissement passa dans un étourdissement des sens quasiment constant.

Les tortures qui lui avaient été infligées étaient pour la plupart sans gravité. La plupart de ses blessures ne tardèrent pas à disparaître. Seules les marques d’abrasion dues aux bracelets qui lui entravaient le cou, les poignets et les chevilles persistaient, mais pour peu de temps encore d’après le médecin qui la soignait. Ne restait que ses mains. La gauche guérit comme prévu. En revanche, la droite, si les os se ressoudèrent, ne retrouva jamais sa mobilité. Elle ne pourrait plus s’en servir. Elle allait devoir apprendre à se débrouiller de la main gauche.

Ce matin-là, Mericia se trouvait dans la salle des tempêtes des novices en compagnie de toute sa troupe et de celles de Deirane. Pendant que les concubines s’ébattaient, les deux cheffes de factions travaillaient. Deirane était la seule gauchère qu’elle connaissait autour d’elle. Il y en avait certainement d’autres, mais elles ne s’étaient pas déclarées. En tant que telle, elle avait fini par accumuler du matériel adapté à sa particularité. Le fait que Brun n’en ait pas fourni à Mericia ne manquait pas de l’inquiéter. Cela signifiait-il qu’elle ne resterait pas suffisamment longtemps dans le harem pour justifier leur acquisition ? Où qu’il n’avait pas encore pris conscience de son handicap ? En tout cas, il semblait avoir oublié Mericia, il ne l’avait même pas convoqué dans sa couche depuis l’interrogatoire, alors qu’auparavant elle l’honorait au moins une à deux fois par douzains. Elle ne s’en plaignait pas.

Découragée, Mericia rejeta la paire de ciseaux devant elle sur la table.

— Je n’y arrive pas ! s’écria-t-elle. Regarde.

De sa main mutilée, elle désigna la pièce de tissu qu’elle tentait de découper en bandes bien rectilignes aux bords parallèles. Le résultat ne ressemblait à rien, avec des bordures irrégulières, parfois dentelées.

— C’est parce que tu essaies d’utiliser ta main gauche comme si c’était la droite, expliqua Deirane. Tu dois inverser les gestes.

— Mais toi ! Comment fais-tu ? Tu es gauchère et pourtant tu te sers à peu près bien de ta main droite.

— Je n’ai pas eu le choix. Dans la ferme de mon père, tout le matériel était prévu pour les droitiers. Il n’était pas assez riche pour tout acheter en double. J’ai dû apprendre à me débrouiller avec. Mais quand je suis arrivée à l’ambassade d’Helaria, où j’ai découvert des outils adaptés pour les gauchers pour la première fois, ça a été une révolution pour moi.

— Les Helariaseny respectent les gauchers ? s’étonna Mericia.

— Les stoltzt sont repartis à l’identique entre droitiers et gauchers. Certains sont même ambidextres. Ils produisent tous leurs équipements en miroir en quantité égale. Jusqu’à leur écriture qui se trace dans un sens ou dans l’autre en fonction de ta… ta…

Deirane chercha le mot, mais elle ne le connaissait pas. C’est Dursun, ruisselante de juste sortir de la piscine où elle venait brièvement de s’ébattre en compagnie de Dënea, qui la renseigna.

— Latéralité, expliqua-t-elle.

En boitant, elle s’inséra entre la chaise de Mericia et celle de Deirane. Pour conserver l’équilibre, elle appuya sa hanche contre le corps presque aussi nu de Mericia. Puis elle s’empara du matériel sur la table et commença ses découpes. Sans être aussi belles que celles de Deirane, elles étaient bien meilleures que le travail de Mericia.

— Tu vois ! Toi même tu te débrouilles mieux que moi avec les ciseaux de Deirane alors que tu es droitière, déplora Mericia.

— Oui, mais je dispose de mes deux mains. Et puis, j’ai l’habitude d’utiliser les affaires de Deirane.

Dursun perdit l’équilibre. Mericia la retint d’un bras passé autour de la taille.

— Tu possèdes tes deux mains, mais qu’une seule jambe, remarqua Mericia.

L’adolescente ne sembla pas s’apercevoir que son manque de tact avait peiné la concubine. En revanche, Deirane s’aperçut que Dursun se collait de plus en plus à Mericia.

— Dursun, pendant que j’y pense, as-tu revu Doragen depuis ton accident ?

Rouge de honte, Dursun s’écarta, non sans se retenir à la chaise de Mericia afin de ne pas tomber. La belle concubine envoya un regard soulagé à sa petite consœur, même si elle ne comprenait pas exactement ce qui s’était passé. À ce qu’elle en savait, personne ne se prenommait Doragen dans le harem, mais elle était loin de connaître tout le monde, surtout les domestiques, trop nombreuses et qui pour la plupart gardaient une certaine réserve avec les concubines. En tout cas, ce nom avait produit un effet incroyable sur Dursun qui semblait ne plus du tout se préoccuper de la sylphide quasi dénudée qui la côtoyait.

L’amante de Dursun sortit à son tour de la piscine pour les rejoindre. Elle enlaça Dursun, cette dernière, concentrée sur ses découpes la repoussa par réflexe. Loin de se vexer, Dënea se contenta de la prendre par la taille sans essayer d’autres manœuvres d’approche. Toutefois, Deirane était sûre que seules sa présence et celle de Mericia la retenait de retenter sa chance.

Dursun posa enfin la paire de ciseaux et les deux bandes de tissu sur la table.

— Voilà, dit-elle.
Enfin, elle sembla remarquer la proximité de son amante en tournant la tête vers elle. Dënea se dépêcha de déposer un baiser sur les lèvres offertes.

— On va peut-être laisser ses deux là dépenser leur trop-plein d’énergie, suggéra Deirane.

— C’est une bonne idée, répondit Mericia. Mais les laisser faire devant les enfants…

— C’est trop tard pour y changer quelque chose. Déjà du temps où Nëjya vivait encore ici, elles n’ignoraient plus rien des ébats entre femmes. Pas plus que les eunuques et les domestiques d’ailleurs.

— Bel exemple pour la jeunesse.

Deirane rit à la remarque de la concubine. En réalité, elle était satisfaite. Quelques douzains plus tôt, le couple était sur le point d’éclater. Puis, le sevrage de Dursun, bien qu’il ne se soit pas déroulé sans difficulté, avait permis à la jeune femme de retrouver un comportement décent. Dënea avait alors laissé une chance à sa compagne. Et de toute évidence, leur lien était redevenu solide.

Mericia ôta son pagne et rejoignit les enfants à l’eau. De nombreuses concubines jouaient déjà avec elles, mais une partenaire de plus leur faisait toujours plaisir. Deirane enleva sa robe, qu’elle étendit sur une banquette et la rejoignit.

L’eau était plus difficile à chauffer que l’air. Le bassin restait frais et il était impossible d’y demeurer immobile. Il fallait s’agiter pour ne pas avoir froid. Les concubines et les enfants s’adonnaient à une sorte d’exercice, dont Deirane ne comprit pas les règles – si elles existaient – qui impliquait l’usage d’un ballon. D’ailleurs, d’ici peu, elles s’échapperaient toutes de la fraicheur l’eau pour pratiquer une autre activité en un lieu à la température plus agréable.

Alors qu’elles s’amusaient depuis moins d’un calsihon, la porte s’ouvrit, laissant le passage à une escouade de gardes rouges. Anders les accompagnait, tout en restant à l’écart. Il ne faisait pas partie du groupe.

Les quatre hommes s’arrêtèrent au bord de la piscine.

— Dame Mericia, s’enquit le sergent qui les commandait.

La belle concubine s’était immobilisée, comme toutes les joueuses qui pataugeaient dans l’eau.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-elle. J’ai déjà répondu aux questions.

— Le Seigneur lumineux a décidé de votre sanction. Je suis venu pour vous l’annoncer et procéder à son exécution.

— L’exécution de qui ? s’enquit Dursun. De Mericia ?

— De quoi, corrigea le soldat. La sentence ! Dame Mericia n’a pas été condamnée à mort.

Le sergent déroula le document qu’il tenait à la main et commença à le lire. Salomé rejoignit sa cheffe et lui prit la main. La belle concubine ne la retira pas, seul signe visible de la peur qu’elle devait éprouver.

« Moi, Brun, Seigneur lumineux, mille fois béni des dieux, représentant de Matak en Uv Polin et souverain d’Orvbel, déclare que Mericia, hétaïre royale, est condamnée à être enchaînée dans ses atours habituels de favorite, douze monsihons au gibet de la place du marché et mise à disposition des citoyens de la ville pour tout usage qu’ils jugeraient bon d’en faire. À l’issue de ces douze monsihons, l’hétaïre Mericia réintégrera le harem, délivrée de toute charge retenue contre elle. »

Pendant la lecture, Salomé avait lâché Mericia et était sortie du bassin. Elle se tenait face au soldat, furieuse.

— C’est quoi cette cruauté ! criait-elle. Vous osez dire qu’elle n’est pas condamnée à mort !

— Rester un jour enchaîné est pénible et humiliant, mais pas fatal, fit-il remarquer.

— Sa tenue habituelle c’est un pagne. Et dehors, il neige. Il fait glacial. Elle sera morte avant la tombée de la nuit.

— Espérons qu’un citoyen aura pitié d’elle et la couvrira.

Mericia avait fermé les yeux à l’annonce de la sentence. Elle savait bien sur quelle pitié elle pouvait compter parmi les orvbelians. Ceux-ci, jaloux du luxe dont jouissaient les concubines, ne rêvaient que d’avoir l’occasion d’en dominer une. Là, on leur en servait une sur un plateau, tel un jouet. Si le froid ne la tuait pas, les citadins s’en chargeraient. Et pas de la manière la plus douce.

— Deirane, murmura-t-elle, si tu as des contacts à l’extérieur, n’oublie pas ta promesse.

La jeune femme ne répondit pas.

— Je la tiendrai, mais pas avant d’avoir tout essayé.

Mericia remercia Deirane d’un mouvement de tête puis sortit de la piscine. Elle se sécha sous l’œil attentif des gardes. Puis elle remit son pagne en place.

— Je suis prête, annonça-t-elle. Je vous suis.

Les quatre gardes entourèrent la belle concubine. Et tous ensemble, ils quittèrent la salle. Seul ne restait qu’Anders.

— Que faites vous là ? lui demanda Salomé, les eunuques vont vous expulser.

— Je suis ici avec l’accord de Chenlow, répondit-il. Il m’a dit que vous pourriez avoir besoin de mes services.

— Il avait raison, intervint Deirane. J’ai une mission pour vous.

— Qui pourrait mettre fin à cette monstruosité ?

— J’espère.

Deirane sortit de l’eau à son tour et s’enveloppa dans une grande serviette.

— Allez en ville et contactez Maritza. Expliquez-lui ce qu’il se passe. Elle pourra certainement faire quelque chose.

— Je vais la trouver. Mais si elle ne peut rien faire.

— Dans ce cas, ne laissez pas Mericia souffrir inutilement.

Anders hésita.

— Je comprends, dit-il enfin.

— Moi je ne comprends pas ! s’affola Salomé.

— C’est ça la promesse que j’ai faite à Mericia et qu’elle m’a rappelée.

Salomé, en proie à l’émotion, ne disait plus rien. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Dursun, en les voyant, quitta la piscine et rejoignit la concubine pour l’enlacer. Deux membres de la faction de Mericia s’ajoutèrent au couple. Pendant ce temps, Deirane reboutonnait sa robe.

— On ne peut pas laisser faire ça, sanglota Salomé.

— Non, on ne peut pas, répliqua Deirane. Et nous devons faire vite. Dans deux monsihons, la nuit va tomber. Et le froid va devenir insoutenable. Alors, habille-toi.

— Que veux-tu faire ?

— Parler à Brun. Et vous, allez voir Maritza !

— Tout de suite, dit Anders en quittant la salle.

Salomé comprit. Elle ramassa une serviette sur une table et se sécha à son tour. En un instant, elle était prête.

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