XLV. L'accident - (2/2)
Les deux concubines se présentèrent devant les portes de l’appartement de Brun. Elles frappèrent. Un garde leur ouvrit.
— Nous désirons parler au roi, déclara Deirane. Est-il ici ?
— Il s’attendait à votre venue.
Il s’effaça pour leur laisser le passage. Deirane ne savait pas si cela était un bon présage ou de mauvais augure. Elle ne se fit cependant pas prier. Elle entra, Salomé sur ses talons.
Brun patientait dans le salon. Sur la table, trois verres étaient pleins d’un liquide transparent.
— Salomé et Deirane ensemble. Je me doutais bien qu’une collusion existait entre les factions.
Il prit deux verres et en tendit un à chacune des concubines. Puis il prit le dernier pour lui-même.
— Il est toujours plus agréable de négocier autour d’un verre, déclara-t-il.
Puis il porta le sien à ses lèvres et but une gorgée.
— Allez-y, les incita-t-il en voyant qu’elle restait immobile.
— Je ne comprends pas, dit Deirane.
— Vous êtes bien venues négocier ? Nous allons le faire, mais d’abord trinquons. Et je vous conseille de vous dépêcher. Dans deux monsihons, la nuit va tomber. Et six calsihons plus tard, il fera si froid que même une personne aussi coriace que Mericia suppliera qu’on la tue. Ce qui arrivera au bout d’un monsihon si elle est résistante.
Pour les y inciter, Brun avala une deuxième gorgée. Deirane l’imita. Salomé se mit à tousser après avoir bu la sienne.
— Alors on ne tient pas l’alcool ? se moqua Brun. Prends exemple sur Deirane, une vraie fille de la campagne, habituée à se saouler dès l’enfance.
Deirane ne releva pas l’insulte méprisante.
— Que voulez dire par négocier ? demanda-t-elle.
— La négociation consiste en une discussion dont le but est d’arriver à un accord sur un échange que chacune des parties estime équitable, expliqua didactiquement Brun. Je possède quelque chose que vous voulez. Nous allons trouver quelque chose que vous avez et que je désire. Une fois d’accord, nous procéderons à la transaction.
— Nous pouvons racheter Mericia malgré son crime ?
— Soyons sérieux un moment. Sarin était certes une peintre talentueuse. Mais en dehors de cela elle n’avait aucune qualité. Sa mort ne manquera à personne.
Brun était tellement habitué à la beauté qui régnait en maître dans le harem qu’il avait occulté celle de la concubine décédée qui aurait pu servir de modèle à ses propres tableaux si elle avait osé. Elle dut admettre qu’il avait raison dans l’ensemble. Si Deirane gardait Sarin près d’elle, c’est qu’elle était si facilement manipulable que Larein avait presque réussi à en faire une arme efficace.
— Alors que signifie tout cela ?
— Ce harem partait à vaux l’eau. Pendant que j’étais malade, vous en avez toutes trop pris à votre aise. Je devais le reprendre en main.
— Vous avez torturé Mericia et vous la condamnez à mort juste pour résoudre des problèmes d’autorité ! s’écria Salomé.
— Mericia m’a trahi, riposta Brun. Où elle s’apprête à le faire.
— Pourquoi dites-vous cela ? s’enquit Deirane. Elle est votre plus fidèle concubine. Elle l’était en tout cas, jusqu’à ce que vous la mutiliez.
Brun ouvrit un tiroir de son bureau. Il en sortit un dossier qui posa devant lui, en direction de Deirane.
— Depuis un peu plus d’un douzain, les rapports font état d’une femme qui se promène en ville.
— Et alors ? cracha Salomé
— Et alors, elle porte le même visage que Mericia. Ou presque. Agrémenté de tatouages sangärens.
Ainsi donc, Ciarma avait été repérée. Une sacrée tuile.
— Vous vous basez sur une simple ressemblance !
Deirane posa la main sur le bras de sa consœur pour la calmer.
— Si nous négociions, proposa-t-elle. Que voulez-vous ?
— Vous croyez qu’une discussion pourrait me faire passer l’éponge sur une telle trahison ?
— C’est vous qui l’avez suggérée. Et puis, ce n’est pas parce qu’une femme lui ressemble que Mericia a trahi. Comment aurait-elle pu prendre contact avec elle, enfermée dans le harem ?
— Justement, l’interrompit Brun, je pense avoir une idée sur la question. Il y a quelque temps, nous avons intercepté une tentative de communication entre le harem et l’extérieur. Un moment, je t’ai soupçonné Deirane. Après tout, si tu as pu trouver un loup dans une enceinte fermée, un oiseau ne doit pas présenter plus de difficultés…
— Il était perdu au fond du jardin, expliqua Deirane, sans sa ...
Brun interrompit l’intervention d’un geste de la main.
— Mais l’interception de cet animal juste avant l’arrivée de cette femme m’a fait revoir mes opinions. Mericia cherche à me trahir.
Deirane réfléchit longuement avant de répondre. Elle aurait bien voulu que Dursun l’accompagnât. Elle avait souvent de bonnes idées. Heureusement, Salomé valait bien Dursun.
— Vous dites que cette mystérieuse femme est une Sangären, intervint-elle. L’Orvbel est l’un des quelques points avec lesquels ils commercent. Ce sosie a très bien pu venir ici pour le compte de sa tribu en ignorant qu’une parente potentielle vit à quelques pas seulement.
Brun réfléchit un moment aux paroles de Salomé.
— Que me proposez-vous ? lâcha-t-il enfin.
Deirane ne savait que dire. Tout dans le harem lui appartenait, y compris elle-même. Pourquoi négocier ? Il n’avait qu’à ordonner. Tout cela n’était que la continuation de son jeu cruel. Pendant qu’elle discutait ici, Mericia souffrait, presque nue, dans le froid hivernal.
Brun se resservit.
— Vous savez, reprit-il, dans ce harem vivent des femmes de presque toutes les régions du monde. On trouve des Yrianis, des Naytaines, des Samborrens, des Osgardiennes même. Mais il n’y a pas d’Helariaseny.
— Vous voulez mettre une Helariasen dans votre lit ! s’écria Deirane. C’est impossible. Il n’y en a pas.
— C’est ce que je viens de dire. J’aurai bien essayé cette Dinan qui nous a rendu visite il y a quelques mois, si tant est qu’il se soit bien agi de Dinan.
Ainsi Brun soupçonnait que la mère et la fille avaient profité de leur ressemblance pour échanger leur place.
— Mais c’est sans importance. Les Helariaseny ne sont pas les seuls endroits du monde à manquer dans mon harem. Un pays en particulier ne m’a envoyé qu’une hétaïre.
Deirane hésitait. Il existait beaucoup d’États en Uv Polin et nombre d’entre eux n’étaient représentés que par une concubine. En fait, seuls les royaumes les plus proches comme l’Yrian ou la Nayt avaient envoyé plus d’une concubine. Et certains des plus éloignés étaient totalement absents. Duquel voulait-il parler ?
— En fait, je n’ai jamais essayé une Aclanli.
En comprenant ce que désirait Brun, Deirane sentit le sol se dérober sous ses pieds. Il s’en fallait de trois mois que Dursun atteignît ses douze ans (18 ans terriens) et elle espérait disposer encore au moins de ce délai.
— Vous voulez Dursun, murmura-t-elle. Maintenant !
— C’est la condition préalable à libération de Mericia. Si elle le souhaite, elle peut honorer mon vœu demain, ou dans un mois. Mais je lui conseille de se dépêcher, Mericia sera morte dans trois monsihons au mieux.
Deirane ne savait plus que dire. Sa colère s’était envolée, remplacée par une émotion proche de la panique.
— Je ne peux pas l’y obliger, dit-elle enfin.
— Ce n’est pas mon intention. Je peux m’en charger. Je suis le roi !
Deirane ne comprenait plus rien.
— Mais alors ! Que voulez-vous ?
— Toi !
— Mais vous venez de dire…
Soudain tout s’éclaira.
— Vous nous voulez Dursun et moi ensemble.
— Je veux te voir prendre du plaisir avec elle. Ensuite je m’occuperais personnellement de cette petite intrigante.
— Mais ce n’est pas possible.
Deirane était au bord des larmes.
— L’horloge tourne.
— Non !
La voix impérative de Salomé interrompit la discussion entre Deirane et Brun.
— Que viens-tu de dire, ? demanda Brun d’une voix menaçante.
— Dursun n’ira nulle part et Deirane non plus !
— Toi ! La lieutenante de Mericia ! Presque sa mère ! Tu la sacrifierais pour Serlen.
— Ce que vous exigez d’elles les détruirait l’une comme l’autre. Jamais elles ne s’en remettraient.
— Tu ne veux pas sauver Mericia ?
— Pas à ce prix.
Salomé était furieuse. Jamais Deirane ne l’avait vue ainsi. À vivre toujours dans l’ombre de sa cheffe, on avait tendance à l’oublier. Mais c’était elle qui l’avait éduquée. Si Mericia était devenue ce qu’elle était, c’était grâce à Salomé. À la voir à l’instant, on comprenait comment elle avait pu élever cette concubine.
— Seul un monstre peut proposer un tel choix à quelqu’un. Seul un monstre obligerait à sacrifier son esprit pour en sauver une autre. Tu es un monstre. Tu n’es plus digne d’être notre roi. Tu n’as plus le droit d’exercer.
La diatribe de Salomé ébranla Brun. Calmement, il posa son verre. Puis il combla les quelques pas qui le séparaient de la concubine. Soudain, il lui assena une gigantesque paire de gifles qui la projeta à terre.
— Je t’interdis de parler comme ça à ton roi ! hurla-t-il.
— Tu n’es plus mon roi !
Sous la colère, Brun lui envoya un coup de pied en plein ventre. Puis un deuxième. Salomé poussa un cri de douleur. Elle se mit en position fœtale pour se protéger, mais Brun ne s’arrêtait pas. Deirane se jeta sur lui pour le stopper. Il la projeta contre la table qu’elle heurta de la tête. Malgré son étourdissement, Deirane se releva pour défendre la concubine.
Les gardes rouges se montrèrent plus rapides. Empoignant chacun Brun par un bras, ils le tirèrent loin de sa victime.
— Lâchez-moi ! ordonna-t-il. Qu’est ce qui vous prend de porter la main sur moi ?
— Je croyais qu’elle vous agressait, répondit l’un d’eux.
Brun accepta cette excuse pitoyable. L’intervention contre sa personne de ceux qui étaient censés le protéger l’avait calmé.
— La prochaine fois, évaluez mieux la situation, les rabroua-t-il.
Deirane se précipita vers Salomé et l’aida à se redresser. La concubine était mal en point, mais elle ne semblait pas gravement blessée : des hématomes un peu partout sur le corps, une lèvre fendue, mais aucun os cassé, ni aucune pâleur qui aurait suggéré une hémorragie. Prenant appui sur l’épaule de sa compagne, elle se remit debout. Son genou lui faisait mal, mais elle pouvait le plier.
— Ne t’en prends pas à tes gardes, envoya-t-elle à Brun. C’est grâce à eux qu’il te reste un peu d’honneur, ils t’ont évité d’avoir le sang de deux femmes sur les mains. Une seule c’est déjà bien suffisant.
Bien que dite sur un ton calme, cette sortie raviva la colère de Brun. Il fonça sur la concubine et l’empoigna par le col pour l’entraîner vers le mur. Salomé heurta la fenêtre du dos. Sous l’impact, le verre se brisa. Elle se sentit partir en arrière, sans rien pour la retenir. Brun tendit la main pour la rattraper.
En la voyant disparaître par l’ouverture en hurlant de terreur, Deirane se précipita. Trop tard. Son cri s’arrêta quand elle toucha le sol. Sous le choc, elle se pencha par la fenêtre et découvrit le corps de Salomé, immobile, quatre étages plus bas. Ses yeux grands ouverts regardaient le ciel, une tache de sang commençait à s’étaler autour de sa tête.
Salomé avait cessé de vivre.
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