XLVI. La sentence

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Brun avait condamné Mericia à une peine d’exposition dans sa tenue habituelle. Toutes ses années, elle avait utilisé sa beauté et son corps pour brouiller les esprits. En temps normal, elle ne portait qu’un simple pagne. Et pendant que ses seins ou ses fesses accaparaient toute l’attention de ses concurrentes, on ne se préoccupait pas de ce que faisaient ses mains. Cela lui avait permis de gagner une bonne position dans le harem. Un moment, elle avait été pressentie pour devenir reine. Elle aurait atteint son objectif si Deirane n’était pas arrivée pour tout perturber. Jamais elle n’aurait cru que cette façon d’être se retournerait contre elle d’une si cruelle manière. En temps normal, cela aurait été pénible, mais elle aurait survécu. Toutefois, ils n’étaient pas en temps normal. Une vague de froid s’était abattue sur le pays, de la neige recouvrait le sol. Et rester un jour complet totalement nue dans un froid glacial tenait de l’impossible. Elle ne vivrait même pas jusqu’à la nuit. Soit. Elle ne pourrait pas montrer au monde comment les Milesites auraient pu gouverner le monde. Elle montrerait comment ils mourraient. Sans broncher, elle marchait altière, entre ses quatre geôliers qui la menaient à la mort. À sa démarche, on aurait dit que c’était elle qui les conduisait.

Anders avait quitté le palais en passant par la sortie des domestiques. Ainsi, il évitait le poste de garde et le risque de se faire intercepter par son supérieur. Celui-ci serait furieux s’il n’arrivait pas à le trouver alors qu’il avait besoin de lui. Mais il pourrait supporter une remontrance et quelques jours de cachots, tandis que Mericia ne tiendrait pas plus de quelques calsihons par ce froid. Il ignorait où habitait exactement Maritza, mais il savait que c’était sur le port. Et une fois sur place, il n’aurait aucun problème à dénicher son domicile. Il n’aurait qu’à demander à n’importe quelle femme qu’il croiserait.

Il se trompait. La première qu’il interrogea ne ralentit même pas pour lui répondre. Les deux suivantes s’arrêtèrent, mais ne le renseignèrent pas davantage. Quant à la dernière, elle l’invectiva carrément.

— Vous n’avez pas honte de vous en prendre à cette brave femme ! C’est la seule qui fait quelque chose pour nous ici.

Puis elle le planta sans lui donner plus d’informations. À force de recherche, il finit par tomber sur le bureau de Biluan. Là, on saurait certainement l’y renseigner. Il entra. Un commis se présenta à lui.

— Vous désirez, monsieur ? s’enquit-il.

— Je dois voir dame Venaya.

— Elle est très occupée. Si vous n’avez pas de rendez-vous, j’ai bien peur que ce soit impossible.

— Je viens de la part de Deirane.

Le nom provoqua une réaction presque magique sur l’employé. Il s’éclipsa. Un instant après, la maîtresse des lieux arrivait.

— C’est Deirane qui m’envoie, se précipita Anders.

— C’est ce qu’on m’a dit. Que me veut-elle ?

— À vous, rien. Je dois rencontrer Maritza au plus vite. Il y va de la vie d’une personne.

— La vie ? Vous n’exagérez pas un peu ?

— Si vous ne me croyez pas, regardez le pilori de la place du marché tout à l’heure.

— Le pilori. Mais par ce froid, la personne va mourir. Je vous conduis à elle.

En raison de la température glaciale, même à l’intérieur des bâtiments, la jeune femme était chaudement vêtue. Elle s’adjoignit toutefois un épais manteau avant de sortir.


Mericia fut surprise de découvrir que dès qu’ils quittèrent le harem, les pièces étaient moins bien chauffées. Elle été gelée alors qu’ils étaient encore à l’intérieur. En revanche, quand qu’ils se retrouvèrent à l’extérieur, il se révéla moins mordant que prévu. Elle aurait dû le savoir pourtant. Elle faisait son tour du jardin tous les jours avec un simple pagne. Et si l’air était glacial, il était supportable. Pendant quelques stersihons tout au moins, elle ne restait jamais plus longtemps dehors. À titre de sécurité, elle ne s’éloignait jamais du palais, elle emportait une couverture, et elle ne sortait jamais seule. Au besoin, ses compagnes pouvaient la réchauffer. Bien qu’elle n’eût que rarement l’occasion de recourir à leurs services, savoir que la possibilité existait la rassurait.

Aujourd’hui, malheureusement, elle ne pourrait pas compter sur les autres membres de sa faction. Elle serait seule face au froid et à la foule. Elle doutait cependant que cette dernière l’aidât. Elle s’attendait plutôt qu’à ce que, jaloux du luxe dans lequel vivaient les concubines, ils lui qu’ils fissent subir les pires outrages.

Devant les gardes rouges, la foule, peu nombreuse, s’écartait pour les laisser. Ils traversèrent la cour d’honneur sans encombre. Les grilles passées, ils se retrouvèrent dans la ville. Le pilori se trouvait sur le quai nord, juste à côté de la fastueuse place du marché que l’actuel Brun avait aménagé quelques années plus tôt, de façon à ce que tous les habitants pussent y accéder facilement. Ils n’avaient pas parcouru le quart de la distance que Mericia était frigorifiée. Elle était déjà restée dehors bien plus longtemps qu’elle n’en avait l’habitude. En arrivant au port, il était devenu insupportable. Ses mains, ses pieds et même la pointe de ses seins la brûlaient. Elle se retenait pour ne pas pleurer. Mais elle ne devait pas. Elle était Mericia… Elle était Anastasia Farallona, fille du duc Ridimel Farallon. Son fils, s’il naissait un jour, serait souverain légitime de l’Yrian à la mort du roi actuel. Une mère de roi devait se montrer forte. Puisant dans des réserves d’énergie insoupçonnée, elle redressa la tête, gonfla la poitrine et continua sa marche sans aucune hésitation.


Le trajet entre le comptoir de Biluan et l’institut de Maritza fut court. Il ne se trouvait pas directement sur le port, mais dans une petite rue parallèle. Et une fois que l’on était tombé dessus, il était difficile de ne pas le reconnaître. Dans ce quartier de maisons en bois, c’était le seul édifice de pierre. C’était aussi le seul dont la porte n’était pas fermée, comme put le constater Anders quand Venaya entra.

Quatre arbalètes se pointèrent aussitôt sur le soldat. Et le fait que se fussent des femmes qui les manipulent ne les rendaient pas moins mortelles. Le service d’ordre lui parut à la hauteur. Une cinquième femme arriva.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda l’une d’elles d’une voix agressive.

— Je suis le capitaine Anders, répondit-il.

— Suis-je censée vous connaître ?

— Non… C’est Deirane qui m’envoie vers vous.

— Prouvez-le.

— Comment ?

— Je ne sais pas, débrouillez-vous ! C’est votre vie qui est en jeu.

Anders hésitait. Il n’était pas en danger. Ces arbalètes, il pouvait neutraliser leur porteur n’importe quand. Il estimait cependant que ce ne serait pas un moyen de les convaincre de sa bonne foi.

— Vous effectuez des petites missions pour Brun.

— Ce n’est pas un secret.

— La dernière, si. Il vous a chargée d’élever un bébé comme si c’était le vôtre.

Il n’en dit pas, plus, attendant une réaction.

— Continuez, l’invita-t-elle.

— Ce bébé, c’est celui de Brun. L’héritière du royaume.

— Qui vous l’a appris.

— Deirane. En dehors de lui et vous, elle est la seule à être au courant.

Elle baissa son arme.

— Excusez-nous de nous montrer si agressives, mais parfois des maris frustrés ou des proxénètes essayent de récupérer les femmes qui se sont réfugiées ici. Sans la protection du seigneur lumineux, certains auraient tenté des coups de force pour s’emparer de nous.

— Vous êtes nombreuses ?

— Beaucoup trop !

Une sixième femme les rejoignit

— L’Orvbel n’est pas un endroit facile pour une femme. Nous ne recevons généralement pas d’instruction, la plupart dépendent d’un homme pour vivre. Et si pour une raison quelconque cet homme disparaissait, elles se retrouvent sans possibilités de se retourner. Certaines ont de la famille qui peut les aider, d’autres héritent d’une fortune suffisante pour s’en sortir, mais pour quelques-unes, il ne reste que deux choix : un remariage ou la prostitution. Dans cet hospice, je leur en offre d’autres.

Il fallut un moment à Anders pour comprendre.

— Vous n’êtes pas Maritza, dit-il à la jeune femme qui l’avait accueillit.

— Non, c’est moi Maritza, répondit la nouvelle arrivante à sa place.

— Je suis très admiratif de ce que vous accomplissez dans cette ville. Et je désirerais en discuter davantage. Mais j’ai un besoin urgent de vos services. C’est une question de vie ou de mort.

— Racontez-moi tout.

Elle l’entraîna dans un boudoir attenant au hall. De la main, elle désigna un siège. En s’installant, Anders remarqua qu’ils se trouvaient toujours proches de l’entrée. Elle ne l’avait pas fait pénétrer davantage au cœur du bâtiment, certainement pour qu’il n’en connut pas la disposition des lieux. Une sécurité élémentaire quand on vivait en Orvbel.

En quelques mots, Anders brossa la situation à Maritza. Elle l’écoutait attentivement, sans que son visage exprimât ce qu’elle ressentait à l’égard de Mericia.

— Saviez-vous que Mericia est la fille perdue du duc de Miles ? demanda-t-il en conclusion.

— Je le savais.

— Tout le monde est au courant donc ?

— Tous ceux pour qui l’information est importante oui.

— Et pouvez-vous faire quelque chose ?

— Je vais essayer en tout cas. Cette femme ne mérite pas de mourir de façon aussi atroce. Mais d’abord, expliquez-moi pourquoi. Pourquoi un garde rouge trahit-il son roi pour aider une concubine ?

— Vous posez cette question alors que vous avez hébergé Umbria ici même quelques douzains.

— Que représente Umbria pour vous ?

— Je l’aime. Je veux vivre avec elle. Je veux qu’elle soit la mère de mon enfant.

Elle analysa l’information.

— C’était donc vous ce mystérieux commanditaire qui l’avait mise à l’abri chez moi.

Il hocha la tête.

— Le seigneur lumineux est-il au courant ?

— Le seigneur lumineux ne se préoccupe pas des gens qui l’entourent.

D’une patère située à côté de la porte, Maritza décrocha un manteau qu’elle referma frileusement sur elle. Elle détailla l’uniforme du soldat, qui avait été adapté au climat hostile qui régnait depuis des mois et durerait jusqu’à l’été prochain. Le résultat sembla la satisfaire.

— Suivez-moi, l’invita-t-elle.

— Où allons-nous ?

— Voir quelqu’un, à l’ouest de la ville.

C’était là-bas que la route qui menait au nord du pays aboutissait. Elle avait été placée le plus loin du palais pour des raisons de sécurité. Anders referma sa veste d’uniforme, remonta le col fourré sur son cou et emboîta le pas à la jeune femme.


Le pilori était un immense cadre en bois dressé verticalement auquel avait été fixé un anneau métallique à chaque coin : deux pour les mains, deux pour les pieds. Quand elle l’atteignit, Mericia tremblait violemment. Elle tenta de se réchauffer en resserrant ses bras sur sa poitrine, sans grand effet. De plus, les gardes rouges se montrèrent sans pitié. Ils lui saisirent les poignets qu’ils passèrent dans les bracelets, lui maintenant les bras écartés au-dessus de la tête. Ils lui entravèrent les chevilles à leur tour. Elle était maintenant totalement exposée, au regard des gens comme au froid. Elle allait mourir ici. Et malgré toute la bonne volonté qu’elle pourrait y mettre, Deirane n’aurait aucune opportunité de tenir sa promesse.

— Bonne chance, lui souhaita le garde rouge.

Elle leva les yeux vers lui, ultime tentative pour paraître fière. Elle décela de la tristesse dans ses yeux. Il n’approuvait pas la décision de Brun. Il obéissait, respectait son serment, mais n’approuvait pas la décision du roi. La mort d’une concubine ne le gênait pas. Mais une mort propre, sans douleur. Pas cette agonie cruelle.


Les gardes rouges partirent, la laissant seule. Seule, pas vraiment. Les citadins avaient commencé à se rassembler autour d’elle. Ils n’osaient pas encore s’avancer, mais ils finiraient par le faire. Le froid violent lui donna l’impression qu’on transperçait son corps de multiples coups de dagues. Elle gémit. Cela sembla les décider. Ils s’approchèrent du pilori. Une femme, plus entreprenante que les autres, se hasarda la toucher. Elle posa sa main sur la hanche.

— C’est doux, dit-elle, on voit que tu n’as jamais travaillé de ta vie.

Elle ponctua ses paroles d’une grande claque. Mericia serra les dents. Mais la douleur qu’elle venait de recevoir était plus faible que celle du froid. L’acte de la citadine sembla donner un signal. Tous les participants s’approchèrent et la touchèrent. Mais ce n’était pas des caresses qu’ils lui faisaient. Si quelques-uns étaient curieux, d’autres se montrèrent plus cruels. Ils cherchaient à lui faire mal. Elle poussa un cri quand l’un d’eux lui assena une gifle, lui tordit violemment un sein ou lui envoya un coup de poing dans le ventre. Heureusement que le froid avait retenu la plupart des gens chez eux.

— Écartez-vous de cette femme immédiatement !

La voix impérative claqua tel un fouet. Les Orvbelians s’immobilisèrent aussitôt. Mericia profita de cet instant de répit pour souffler un peu puis releva les yeux vers celui qui venait de la sauver. Une douzaine de cavaliers se tenaient devant elle. À leur tête, un jeune homme se semblait les commander.

— Cette femme nous appartient, protesta celle qui avait la première frappé Mericia. Le roi Brun l’a donnée à la ville pour qu’on en fasse ce que l’on veut pendant un jour.

— C’est exact, répondit l’homme. J’habite temporairement cette ville et j’ai l’intention au cours de cette journée de disposer de cette femme ainsi que je l’entends.

La femme hésita.

— Nous allons en référer au roi, menaça-t-elle finalement.

— Vas-y. Va voir le roi, et annonce-lui qu’Alta, fils de Mudjin, a privatisé sa prisonnière pour la durée de la sentence.

— Mudjin !

Le nom courut parmi les quelques Orvbelians qui se tenaient là. Le vieux chef de guerre était connu. Depuis plus de dix ans, des parents l’utilisaient pour faire obéir les enfants récalcitrants. « Mudjin viendra te prendre si tu n’es pas sage, si tu ne manges pas ta soupe ». Effrayés par ce nom, la plupart quittèrent la place.

— Que vas-tu lui faire ? demanda la femme.

— J’ai quelques projets pour elle.

— J’espère qu’elle va bien crier.

Elle s’enfuit à la suite de ses compatriotes. Le pilori était maintenant sous le seul contrôle d’Alta et des Sangärens.

Le cavalier descendit de son cheval pour se diriger vers Mericia. Aux limites de l’épuisement, Mericia ne le distinguait pas bien. Il était grand, très grand, comme son père autrefois. Et elle les confondit.

— Père, murmura-t-elle.

— Père ! Je suis bien trop jeune pour cela, répondit le cavalier.

Sans cesser d’avancer, il envoya un signe de la main à ses hommes. L’un d’eux mit pied à terre. Il tira de ses fontes une de ces bouteilles qui pouvait conserver la fraîcheur d’une boisson longtemps. Par chance, il marchait aussi pour la chaleur. Alta décrocha sa cape que maintenait fermée une fibule en or. Le regard de Mericia se riva sur l’épingle, en particulier sur sa tête, une couronne surmontant un pic montagneux. Elle avait vu ce symbole, mais elle ne se souvenait plus où. Elle sentait cependant que c’était important. Le cavalier s’en servit pour fixer la cape dont il enveloppa le corps transi. Le Sangären versa une portion du liquide dans une tasse qu’il donna à Alta. Il fumait, il était chaud. Il l’offrit à Mericia.

— Bois ça, l’invita-t-il.

Ses efforts pour relever la tête demeurèrent vains. Alta la lui maintint le temps qu’elle ait vidé le gobelet. La chaleur qui se répandait dans son corps lui fit du bien.

— Une autre, murmura-t-elle.

Alta tendit la tasse à son compagnon qui la remplit. Après l’avoir bue, Mericia jeta un coup d’œil aux hommes qui étaient en train d’installer à côté d’elle ce qui ressemblait à un brasero, pendant que d’autres avaient déroulé une large bande de tissu.

— Qui êtes-vous ?

— Tu ne te souviens pas de moi ?

Elle secoua faiblement la tête.

— Nous nous sommes rencontrés pourtant, il y a quelques mois, à la frontière du pays.

— Le monstre.

Le sourire d’Alta lui confirma qu’elle ne s’était pas trompée.

— Les événements de cette nuit-là nous ont liés. Je vous ai sauvé la vie une fois, je ne vous laisserai plus tomber.

Pour la première fois, Mericia se dit qu’elle allait peut-être survivre à son supplice.

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