XLVII. Innocence

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La jeune femme se présenta en compagnie d’Anders dans la cour du palais. Là, au lieu de continuer vers l’entrée principale, il bifurqua vers la caserne des gardes rouges. En apparence, la porte n’était pas surveillée. Mais elle donnait dans un petit hall dont on ne pouvait sortir qu’avec l’accord du planton de service qui restait bien à l’abri derrière sa vitre. Même retourner à l’extérieur était impossible. Toute personne hostile restait prisonnière de ce sas jusqu’à ce qu’une escouade suffisante pour la maîtriser vînt l’arrêter.

— Capitaine Anders, salua le garde de surveillance en reconnaissant son compagnon.

Anders salua à son tour, la main sur la tempe.

— Je ne peux pas laisser entrer cette femme.

— Je suis sûr que le Seigneur lumineux se fera un plaisir de la recevoir.

Faisant bien attention à ne pas la toucher, il décrocha le pan de tissu qui lui voilait le visage. Il découvrit les traits magnifiques, résultat d’un métissage entre la Nayt et diverses nations de l’Unster. Quelques tatouages sangärens ornaient ses joues et elle portait la chaînette traditionnelle qui reliait une aile du nez au lobe d’une oreille.

— Je crois que le roi attend cette femme, rappela Anders.

Le planton siffla d’admiration devant la capture de son confrère.

— Il a même promis une forte récompense à qui la lui ramènerait.

— Ce soir, je vais pouvoir payer ma tournée.

Le soldat sourit à cette idée. Se faire offrir un verre par le plus avare des gardes du palais serait une grande première. Il n’en oublia pas moins sa mission.

— Je dois vérifier qu’elle n’est pas armée.

— Bien sûr.

— Vous ne voyez pas d’objection à ce qu’elle retire sa cape ?

— Je vous aurais sanctionné si vous ne l’aviez pas exigé.

La femme délaça la fibule en or qui la maintenait en place. Puis elle l’enleva et la donna à Calas, sans prononcer un mot. En dessous, elle ne portait rien, à l’exception de ses hautes bottes de cuir qui l’isolaient de la neige couvrant le sol. Cela allait faciliter la tâche du garde. Mais elle la compliquait aussi, il n’arrivait pas à détacher son regard du corps magnifique de la prisonnière. Elle n’arborait pas les nombreux tatouages courant chez son peuple. Seul son visage avait été décoré de la sorte, bien que pas autant que chez les hommes de ce peuple qu’il avait eu l’occasion de croiser. Il avait devant lui une Sangären, et de haut rang s’il en jugeait par ses bijoux.

— Je n’ai personne pour fouiller la cape, elle doit rester ici, mais je peux vous donner de quoi vous couvrir, proposa le garde.

— Eh ! Je suis là moi, protesta Anders. Je suis garde autant que vous. Je peux m’en charger.

— Inutile, intervint la femme. Les vêtements ne servent qu’à masquer un corps imparfait.

Le garde entendait enfin la voix de la femme. Un instant, il s’était demandé si elle n’était pas muette. Il trouva qu’elle allait bien avec la silhouette qu’il détaillait depuis un moment déjà, grave et légèrement sensuelle.

Malgré ses dénégations, Anders rendit la cape à sa prisonnière qui s’en enveloppa.

— Je pourrais vous ouvrir dès que vous m’aurez donné l’identité de la demoiselle.

— Vous pouvez m’appeler Star, répondit-elle.

Le garde nota le nom dans un registre avec l’heure d’arrivée. Puis il appuya sur un bouton qui déverrouilla la porte intérieure.


Un instant plus tard, Calas se présentait devant le bureau de Brun. Il frappa à la porte, attendant qu’on lui ordonnât d’entrer. Le roi était assis à son bureau, tenant une plume entre ses deux mains, surveillant les nouveaux arrivants.

— Soldat, comment se fait-il que mes gardes vous aient laissé accéder ainsi jusqu’à moi.

Puis son regard tomba sur le visage de la femme qui l’accompagnait. Son premier réflexe fut un mouvement de recul. Mais rapidement, une expression de joie remplaça la surprise.

— Ainsi donc, c’est vous qui l’avez trouvée, constata-t-il. Où se cachait-elle ?

— Au sein des Sangärens qui logent dans l’hostellerie du quartier nord.

— Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’aller voir là-bas ?

— Son apparition en ville coïncidait à peu près avec leur arrivée.

— Vous êtes intelligent capitaine. Vous irez loin.

Il repoussa son fauteuil et se leva.

— Je n’ai qu’une parole.

Il ouvrit le coffre derrière lui et en tira une bourse bien rebondie qu’il tendit au soldat.

— Voilà la récompense promise. Mille cels.

— Merci, Seigneur lumineux, mille fois béni des dieux, dit-il en prenant l’argent.

Il s’inclina trois fois comme il convenait à un homme de son rang face à son souverain.

— Comment allez-vous disposer d’une telle somme ? s’enquit Brun.

— Dès que le climat sera redevenu clément, je vais acheter un lopin de terre pour mon frère et un commerce pour ma plus jeune sœur. Le reste je le garderai pour moi, pour le jour où je n’aurai plus la force de manier l’épée.

— Et rien pour votre sœur aînée ? Vous en avez bien une ?

— J’en ai une, mais elle est déjà mariée et exerce un métier. Elle n’a plus besoin de mon aide depuis longtemps.

— Un excellent programme. Beaucoup de mes gens auraient bu et joué cet argent.

— Ils n’ont pas la responsabilité d’une famille.

— Certains si, hélas. Quel commerce envisagez-vous pour votre sœur ?

— Ce sera à elle de décider.

Brun hocha la tête, approuvant les paroles du soldat.

— Maintenant, vous pouvez me laisser seule avec notre invitée.

— Elle pourrait se montrer dangereuse, objecta Anders. Les Sangärens sont de bons combattants, même les femmes.

— Je suis moi-même dangereux, riposta Brun.

Anders savait que Brun ne se vantait pas. Six fois par douzain, il commençait la journée en s’entraînant à l’épée avec un garde. Il avait atteint un niveau élevé. Le soldat s’inclina et sortit.


Brun contourna du bureau et s’assit sur un coin, face à sa prisonnière.

— Que vais-je bien pouvoir faire de toi ? murmura-t-il.

— Pourquoi feriez-vous quelque chose de moi ? rétorqua-t-elle. Je ne vous appartiens pas.

— Ah Ciarma ! Bien sûr que tu m’appartiens désormais

— Pourquoi m’appelez-vous Ciarma ?

— Parce que tel est ton nom.

— Si vous l’affirmez.

Brun essaye de deviner la silhouette masquée par la cape.

— Pourrais-je voir en détail ce que je viens d’acquérir ?

— Je ne vous appartiens pas. Mais ce n’est pas de refus. Je n’ai pas l’habitude de porter des vêtements. Je les laisse en général à ceux qui doivent cacher leur corps imparfait, ce qui n’est pas le cas du mien. Et ils me démangent.

Pendant qu’elle décrochait la cape qui tomba au sol, Brun ressentit un malaise. Sa réaction ne ressemblait pas à celle d’une Sangären. Pour autant qu’il le savait, les femmes de ce peuple étaient sensuelles avec leurs amants, pas totalement nues comme celle qui se tenait devant lui. Leur vie au grand air les obligeait à se protéger des ardeurs du soleil et des poussières de feu.

Il l’examina néanmoins en détail. La ressemblance avec Mericia était frappante, même corpulence, même silhouette. Même le grain de beauté qu’elle portait sur le sein gauche était présent. Et aucun tatouage à l’exception des volutes tracées sur ses joues.

— Bon, la plaisanterie a assez duré, lança soudain la Sangären. Je me suis bien amusée, mais il est temps que je rentre.

Elle se retourna pour sortir. Brun se précipita pour la rattraper.

— Où croyez-vous aller comme ça ?

Il lui saisit le bras et poussa un cri de douleur. Il chercha autour de lui pour finalement plonger sa main dans la carafe d’eau posée sur son bureau.

— Vous êtes brûlante ! s’écria-t-il.

— Comme tous les gens de mon peuple, riposta-t-elle.

— Vous n’êtes pas une humaine.

— Bien sûr que non. Je suis une gems, lâcha-t-elle d’un air hautain.

Brun ne pouvait détacher son regard de cette femme qui n’était pas ce qu’il imaginait. La joie qu’il affichait un instant plus tôt venait de faire place à de l’étonnement.

— Pourquoi ressemblez-vous tant à Mericia ?

— Vous parlez de ce corps que j’ai pris ? J’ai vu une femme portant le même un jour. Il m’a plu, je l’ai copié.

— Ah ! s’écria-t-il victorieusement. Où l’avez-vous vue ?

— Ici même, dans votre palais. Elle se tenait derrière vous quand vous m’avez reçue.

— Vous êtes ?

— Peut-être seriez vous moins perturbé si je prenais le corps que j’avais lors de notre première rencontre.

Lentement, sa silhouette changea. Le bas du visage s’affina, les oreilles s’étirèrent, le galbe des hanches et les seins se modifièrent et les jambes s’allongèrent un peu. La nouvelle femme qui se tenait devant lui ne ressemblait plus à Mericia, en étant tout aussi belle. Et effectivement, Brun la connaissait.

— Panation Tonastar, murmura-t-il.

— En personne, pour vous servir. Enfin, non. Je ne suis pas à votre service. Ce n’est qu’une formule de politesse.

Brun retourna s’asseoir sur son fauteuil, abasourdi.

— C’est donc vous que l’on voit en ville depuis plusieurs jours ?

— Vous vous attendiez à quelqu’un d’autre ? Désolée de vous décevoir.

— Qu’êtes-vous venue faire ici ?

— Du commerce. Que peut-on faire d’autre en Orvbel ? Depuis quelque temps, vous produisez des assiettes peintes particulièrement belles et vous êtes les seuls sur ce continent à en fabriquer.

— Et pourquoi cette modification de vos traits ? Vous êtes vous-même une très belle femme qui n’a besoin d’aucun artifice pour attirer le regard.

— Ce n’est pas mon but. Le regard des autres m’importe peu. Mais mon visage est trop connu. Si je ne veux pas être ennuyée, il m’est préférable d’en changer quand je viens ici. Mais peut-être ai-je choisi le mauvais.

Brun frissonna quand il pensa aux multiples gems qui avaient pu investir son palais pour l’espionner. Lentement, il reprit ses esprits. Imaginer une invasion de gems était stupide. Leur température les trahirait, comme elle avait trahi Panation.

 — Pourquoi avoir suivi mon garde si vous n’étiez pas celle que je croyais dans ce cas ? s’enquit Brun.

— Si j’avais refusé, il aurait essayé de me forcer. Et j’aurais dû le tuer. En obéissant, ça permettait de régler ce malentendu sans perte.

Panation ne ressemblait pas aux autres gems. Ses congénères ne se seraient jamais préoccupés de la vie des humains les entourant. Était-ce l’influence de l’Helaria qui l’avait fait évoluer ?

— Je suis désolé, dit-elle enfin. Je ne peux pas discuter plus longtemps avec vous. J’ai une affaire à régler. 

— J’ai moi-même du travail en cours.

— Ce fut un plaisir.

Sans salut, ni aucune autre forme d’allégeance, Panation Tonastar ouvrit la porte et sortit. Elle avait laissé sa cape derrière elle.

Brun n’essaya pas de la retenir. Il savait que sans préparation minutieuse, il ne pouvait rien imposer à un gems. Néanmoins, il se promit que la prochaine fois qu’elle s’introduirait dans le palais, il serait prêt à la recevoir. Ce palais recelait des armes capables de neutraliser même une magicienne du niveau de Panation. À condition de s’y prendre suffisamment tôt.

Mais pour l’instant, Brun avait une affaire plus urgente à régler. Il tira le cordon qui permettait d’alerter les gardes rouges. L’un d’eux se présenta presque aussitôt.

— Seigneur lumineux, le salua-t-il.

— Allez chercher Mericia et transportez-la à l’infirmerie.

De la main, il désigna la cape en feutre que la gems avait abandonnée. Elle devait être bien chaude, idéale pour une femme frigorifiée.

Le garde, ravi de cet ordre, quitta la pièce sans tarder.


Une fois seul, Brun se rassit à son bureau. Il avait un problème à régler. Panation Tonastar était une diplomate de l’Helaria, ce qui l’empêchait de la capturer et de l’interroger avec des pincettes ou des tisons. Et de toute façon, sa puissance rendait toute opération de ce genre illusoire. Il ne pouvait cependant pas rester sans réagir. Les actes de cette espionne avaient entraîné Mericia au bord de la mort. Pourquoi l’Helaria avait-elle tendu un tel piège à la concubine ?

La réponse lui parut évidente. Ils aidaient Deirane à prendre le contrôle du harem. Ce n’était pas Mericia qui l’avait trahi, mais bien Deirane ainsi qu’il l’avait pensé avant que ses soupçons se soient détournés sur une personne différente. Cette petite intrigante n’allait pas s’en tirer comme ça. Il ne pouvait pas la tuer. Il ne pouvait même pas la blesser. Mais il existait d’autres moyens de se venger d’elle. Il ne savait juste pas encore lequel. Il allait réfléchir à ce problème. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il trouvât une solution.

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