LXVIII. Déception.
Brun n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il était allongé, les mains derrière la tête, et fixait le plafond. Contrairement à celui des salles ouvertes au public, il n’était pas surchargé de moulures et de décorations. C’était le cas autrefois. Mais elles lui donnaient des cauchemars. Il avait fait transférer les panneaux supportant les reproductions de Matak au musée où ils avaient davantage leur place. Il se demanda un instant ce qui avait bien pu passer par l’esprit de son ancêtre qui les avait installées. Déjà d’où sortait cette iconographie ? La religion représentait un moyen simple de contrôler le peuple. Des images effrayantes, anticipation de ce qui attendait ceux qui ne respectaient pas la règle divine, renforçaient cette autorité. Mais les règles divines, c’était lui qui les créait. Il n’avait pas besoin de les avoir dans sa chambre à coucher. En tout cas, elles remplissaient bien leur rôle puisque des années après les avoir supprimées, elles hantaient encore ses nuits.
Il tourna les yeux vers sa compagne de cette nuit. Une tête aux cheveux sombre reposait sur l’oreiller. Elle lui tournait le dos. Le corps de la concubine était pâle sous la faible lueur des lunes. Il tira le drap pour la dénuder. Comme toutes les femmes qui vivaient dans ce harem, elle était superbe. Du bout des doigts, il remonta le long de la jambe, parcourut le galbe de la hanche, suivit la courbure d’un sein, joua un instant avec le téton sans qu’elle ne réagît. Il finit par lui déposer un baiser sur l’épaule avant de reprendre sa position précédente, les yeux au ciel.
La concubine l’avait laissé faire sans protester, ni même esquisser la moindre réaction indiquant qu’elle était consciente. Il savait pourtant qu’elle était réveillée. C’était ça le problème. La veille, elle l’avait laissé la posséder sans s’y opposer, elle avait partagé sa couche en esclave obéissante, ce matin elle le laissait explorer son corps. Elle ne participait pas. Plus aucune concubine ne participait. Elles avaient peur.
Il y avait bien des fortes têtes comme Deirane, qui étaient loin de se montrer passives. Mais avec elle, faire l’amour ressemblait à une épreuve. Oh, elle avait grandi depuis qu’elle était arrivée. Elle avait appris. Ce n’était plus la petite oie blanche innocente à qui il avait dû inculquer les plaisirs de l’amour. Maintenant, elle était devenue une experte. Seulement, quand elle se donnait à lui, elle arrivait à lui donner l’impression qu’elle lui offrait un cadeau, pas qu’elle venait de recevoir un ordre. Elle dominait la situation et il détestait cela. Comment cette poupée discrète pouvait elle se montrer si sûre d’elle dans le secret des alcôves ? Quelqu’un avait dû la former. Ce n’était pas possible autrement.
Il se souvint que, des années plus tôt, il avait fait tatouer une esclave afin qu’elle lui ressemblât. Il se demanda ce qu’elle était devenue. Une fois, que Biluan eût effectué sa livraison, il l’avait renvoyée à son statut de domestique avec comme consigne de ne jamais pénétrer dans le harem. Elle devrait toujours y être. Tous les avantages de Deirane sans son sale caractère. Il pourrait peut-être la convoquer.
Une esquisse de sourire se dessina sur ses lèvres. Il connaissait un moyen de l’atteindre. La faire venir avec son amie Dursun et les obliger à se donner l’une à l’autre devant lui. Elle l’ignorait, mais il l’avait espionné quand elle avait laissé la petite Shacandsen la violer sous l’emprise de la drogue. Il avait vu sa réaction, ses pleurs qu’elle retenait pour ne pas blesser son amie. La forcer à revivre cela allait constituer une terrible punition. Surtout s’il prenait la chanceuse devant elle juste après. D’ailleurs, quel âge avait-elle, onze ans ? Presque douze. Elle sera bientôt prête.
Satisfait à l’idée qu’il venait d’avoir, il repoussa les draps pour se lever. Puis il recouvrit sa compagne, non sans avoir admiré une dernière fois son corps superbe. Mais sans la toucher. Il décrocha une robe de chambre fixée à une patère pour l’enfiler.
Comme il l’espérait, Orellide était déjà réveillée. Elle s’était installée, emmitouflée dans un épais manteau sur sa terrasse, sous son patio. Elle se réchauffait à une tasse contenant une boisson chaude, le regard tourné vers la mer. Elle n’était pas seule, Chenlow lui tenait compagnie. Assis côte à côte, ils ne prononçaient pas un mot. Leur présence mutuelle suffisait à leur besoin. Brun éprouva un élan de regret : y aura-t-il un jour une concubine avec qui il développera une telle complicité ?
Brun rejoignit les deux amants. Sa tenue était un peu légère pour le froid ambiant, il frissonna. En entendant le crissement des pas dans la neige, elle tourna la tête juste assez pour voir l’arrivant.
— Bonjour mon fils, le salua-t-elle.
— Bonjour mère.
Elle leva la tête pour qu’il l’embrassât sur le front. Puis il s’installa sur une chaise en face d’Orellide. Pers surgit, un plateau portant une tasse fumante à la main. Il déposa sa boisson devant Brun, et repartit aussi discrètement qu’il était arrivé. À la couleur, à l’odeur, le roi identifia du thé.
— Tu es bien matinal, fit-elle remarquer. D’habitude, aussi tôt, tu aimes jouer avec tes concubines, pendant qu’elles dorment encore.
— Je n’étais pas d’humeur à ça.
— Ah !
Orellide masqua un léger sourire derrière sa tasse.
— Tu as des problèmes avec ton harem. Elles ne t’obéissent plus.
— Au contraire, elles sont obéissantes. Trop. Elles ne prennent plus d’initiatives.
— Il y a quelques mois, tu leur reprochais de se montrer trop rebelles, et aujourd’hui tu trouves qu’elles ne le sont plus assez ?
Brun ne ressentit pas l’ironie derrière les paroles.
— Le harem m’échappait. Je devais réagir.
— En faisant torturer ta favorite ! C’est gagné, tu l’as bien en main maintenant.
Chenlow calma son amante d’une caresse légère sur le bras.
— Un peu de rébellion ne fait pas de mal à l’occasion. Une scène de ménage de temps en temps permet de se défouler. C’est aussi l’occasion de sortir ce que l’on a sur le cœur, expliqua-t-il.
— Je suis le roi. Je ne peux pas accepter la contradiction. Cela affaiblirait mon pouvoir.
— En public, un roi se doit de se montrer impitoyable. Mais en privé, le soir, dans sa chambre… Quand vous êtes avec vos concubines, si vous vous comportiez un peu moins en roi et un peu plus en amant, la situation serait bien meilleure.
Brun accepta le reproche sans broncher.
— Seule Mericia osait élever la voix avec moi.
— Et tu l’as fait torturer en public. Tu l’as bien humiliée, tu en as fait une handicapée. Et comme si cela ne suffisait pas, tu lui retires la seule personne qui comptait pour elle.
Malgré le ton calme avec lequel elle avait prononcé ses mots, Brun pouvait sentir la rancœur qui habitait la vieille concubine.
— Mericia est ambitieuse. Elle oubliera vite ses rancunes pour se relancer dans la course au pouvoir.
— Mericia est comme tout le monde. Elle peut être brisée. Et là, tu as réussi au-delà de toute espérance. Quant à oublier, chacune des occasions où elle devra demander de l’aide pour accomplir une tâche autrefois simple constituera un excellent rappel.
— Elle reste la plus belle femme du harem. Le questionneur n’a pas altéré sa beauté.
— La plus belle certes, mais plus du harem.
— Que veux-tu dire ?
— Que tu dois la laisser partir ! Fais comme avec les anciennes concubines de ton père. Trouve-lui une maison en ville, accorde-lui une pension et laisse-la vivre sa vie telle qu’elle l’entend.
— Jamais !
Brun s’était à moitié redressé, les mains posées sur la table.
— Mericia constitue le plus bel ornement de mon harem. Jamais je ne m’en séparerai.
Orellide posa la main sur le bras de son amant. Chenlow comprit le message. Il se leva et laissa la mère et le fils seuls. Il referma la porte derrière lui.
Orellide jeta un regard de regret dans la direction que son amant avait pris, puis elle reporta son attention sur son fils. Elle avait adopté un air dur, les bras croisés sur sa poitrine.
— Dans ce cas, laisse-la venir avec moi.
— Comment ça la laisser venir ? Tu comptes partir ?
— Je loge dans cette suite parce que je suis la mère du roi. Mais tu as engendré un héritier maintenant. Je n’ai plus à rester ici. Il est temps de tenir ta promesse et de me permettre de m’installer dans ma maison en ville.
Brun se rassit.
— Tu me quittes ?
— Tout de suite les grands mots. On vivra à moins d’une longe l’un de l’autre. Je pourrai passer te voir et tu pourras venir quand tu voudras.
— Mais pas comme aujourd’hui. Je me déplace avec une suite…
— Tu devrais prendre conseil auprès de tes gardes rouges pour te rendre incognito en ville. Ils ont l’habitude. D’ailleurs, je pense que cela te ferait du bien de faire quelques virées avec eux dans les bars.
Brun ne répondit pas. Quand il était jeune, il lui était arrivé de s’échapper du palais pour s’encanailler. Mais il avait arrêté à sa montée sur le trône. C’était inconvenant, un roi ne s’abaisse pas à ce genre de choses. Pourtant, certains rapports tendaient à montrer que les pentarques de l’Helaria ou même le roi d’Yrian étaient familiers de telles escapades. En fait, les deux seuls souverains à se conformer aux règles de bienséance étaient ceux du Salirian et de l’Osgard, le premier pour des raisons de sécurité et le second par fanatisme religieux. Cette comparaison n’était pas à l’honneur de l’Orvbel.
— Quand pars-tu ? reprit-il.
— Dès aujourd’hui, je fais aménager ma maison en ville. Il faudra un douzain pour qu’elle puisse m’accueillir.
— Et qui prendra ta place ici ?
— C’est évident ! La mère de ton héritier. Serlen !
— Jamais !
Brun s’était levé. Il faisait les cent pas sur la terrasse, malgré le froid et la neige.
— Serlen ne sera jamais reine. Jamais je ne mettrais sur le trône la meurtrière de Dayan.
— Alors, ne la nomme pas reine. Ne l’épouse pas. Elle n’en reste pas moins la mère de ton héritier et se doit de prendre ma place.
— La loger dans l’appartement de la reine équivaut à la reconnaître comme telle.
— Ce n’est pas l’appartement de la reine. Il est situé deux étages plus haut. Ici, c’est celui de la mère du roi. Ou en l’occurence celle de son héritier. Le fait qu’elle s’installe dans celui-ci et pas dans celui où s’attendrait à la voir sera un message clair pour tout le monde.
Brun s’immobilisa. Orellide avait raison. En lui laissant la place d’Orellide, il signifiait ainsi son refus définitif de lui accorder le titre de reine. Il pourrait alors mettre Mericia, ou Lætitia, ou toute autre concubine qu’il voudrait honorer à la droite du trône à l’occasion des cérémonies officielles. Elles avaient été choisies pour leur beauté, toutes étaient dignes de figurer à ses côtés. Ces dernières années, il n’avait utilisé que les sanctions pour maîtriser le harem. Peut-être qu’instaurer un barème de récompense pourrait en affermir son contrôle. Un titre de reine temporaire pour les plus méritantes pourrait l’y aider.
À l’incitation de sa mère, il retourna s’asseoir.
— Qui emmènes-tu avec toi ? Pers, je suppose. Et qui d’autre ?
— Mericia ?
Brun hésita. Il se mordit la lèvre inférieure pour empêcher les paroles de sortir.
— D’accord, céda-t-il enfin. Si elle désire partir, je ne m’y opposerai pas.
— Bien. Tu deviens raisonnable. Je prends aussi Chenlow avec moi.
— Chenlow ! Mais qui va diriger les eunuques.
— Un jeune. Ils devraient apprécier.
Brun réfléchissait.
— Chenlow est efficace. Le perdre serait dommageable.
— Chenlow n’est pas éternel. Tu te doutais bien qu’un jour ou l’autre, il ne serait plus là. Et lui aussi. Il a préparé sa succession.
Brun hocha la tête.
— Sais-tu qui il a prévu pour le remplacer ?
— Il est préférable que ce soit lui qui te l’annonce.
— En tant que roi, la nomination du chef du harem me revient. S’il ne me plaît pas, je prendrais quelqu’un d’autre.
— Bien sûr. Mais n’aie pas peur, il te conviendra.
— Je le rencontrerais aujourd’hui. Et s’il me convient, je ne m’opposerais pas à ton départ, ni au sien.
— Bien.
Orellide vida sa tasse sans ajouter un mot supplémentaire. Mais son regard indiquait clairement que si Brun s’y était opposé, elle n’en aurait tenu aucun compte. Qu’aurait-il pu faire ? L’emprisonner ? Surtout que lors de son dernier coup de force avec Mericia, elle l’avait affaibli. L’éloigner du palais lui permettrait de restaurer toute son autorité auprès des gardes rouges.
— Mais Mericia reste ici, ajouta Brun en contradiction avec ses précédentes paroles.
— Ne te berce pas d’illusions. Mericia n’oubliera pas. Tu es allé trop loin avec elle pour qu’elle te pardonne un jour. Maintenant elle te hait, et elle a peur de toi. Il te reste à savoir lequel des deux sentiments se montrera le plus fort. Si c’est la peur, sa vie va être infernale. Si c’est la haine, c’est la tienne qui va l’être. Aucune des deux solutions n’est satisfaisante. Et j’espère pour toi qu’une de ses lieutenantes se montrera apte à reprendre sa faction. Sinon, elle pourrait bien fusionner avec celle de Serlen.
Brun réfléchit un instant.
— Très bien, je l’autoriserais à venir te voir en ville, voire à passer quelques nuits chez toi. Sortir régulièrement du palais sous la protection d’un seul eunuque, cela devrait lui faire oublier les griefs qu’elle a contre moi.
— Cela permettra aux autres concubines de voir ce qu’elles peuvent gagner si elles savent se montrer méritantes, fit remarquer Orellide.
— J’avais pris ce fait en compte.
— Bien. Je constate que tu n’as pas perdu ton sens de la réflexion.
Orellide reposa sa tasse vide sur la table et croisa les mains sur ses genoux. Loin à l’est le ciel commençait à s’éclaircir. Brun comprit que la discussion était terminée. La politique tout au moins. Il pouvait encore rester pour aborder des sujets plus légers. D’ailleurs, Chenlow le comprit aussi puisqu’il les rejoignit, ainsi que Pers qui s’installa parmi eux. L’eunuque personnel de la reine mère avait ramené une nouvelle théière pleine, ce qui par les temps qui courraient n’était pas un mal.
Quand il rentra dans sa chambre, la concubine se trouvait toujours là. Elle était réveillée, mais ne s’était pas levée. En l’entendant approcher, elle repoussa les draps de façon à apparaître nue et alanguie devant son maître. Brun suivit du regard toutes les courbes qui s’offraient à lui, des pieds à la tête. C’était tentant. Mais sa mère avait raison. Il devait regagner la confiance de son harem. Au lieu de la prendre comme elle s’y attendait, il la recouvrit.
— Repose-toi, lui murmura-t-il tendrement. Tu l’as bien mérité.
Un éclair d’inquiétude traversa le visage de l’hétaïre.
— Vous n’êtes pas satisfait de moi ?
— Si, bien au contraire. C’est pourquoi tu as gagné le droit de te reposer.
Il déposa un baiser sur ses lèvres charnues puis sur son front avant de s’éloigner.
— Nous reprendrons notre entrevue un autre jour. Maintenant, je dois aller m’entraîner, puis je devrais accomplir mon devoir de roi. À bientôt, promit-il.
Dès que Brun eut quitté la pièce, la concubine se leva. Elle ramassa ses affaires éparpillées sur le sol. Elle n’avait pas fini de s’habiller qu’un eunuque se présenta. Elle boutonna son corsage sous son regard apparemment indifférent. Quand elle fut prête, elle suivit son escorte jusqu’au harem.
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