XLIX. Famine - (1/2)

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Accompagnée de son sempiternel eunuque, Deirane traversait le palais afin de rejoindre le bureau de Brun. La nouvelle qu’elle allait lui annoncer n’allait pas lui plaire. Elle espérait qu’il ne se mettrait pas en colère. Toutefois, au lieu de s’engager dans le couloir, il préféra le passage étroit qui menait à la galerie de marbre.

— Le bureau n’est pas par là, protesta-t-elle.

— Le Seigneur lumineux n’y est pas, la renseigna-t-il.

Il la conduisit jusqu’à la salle où Brun lui avait donné tous les biens de Biluan, son ancien bourreau, presque trois ans plus tôt. Un garde du palais les arrêta devant la porte. Elle ne le connaissait pas, il ne faisait pas partie de l’expédition qui avait si mal tourné l’année précédente.

— Je dois voir le Seigneur lumineux, déclara-t-elle.

— Le Seigneur lumineux est occupé. Il ne peut recevoir personne.

— C’est d’une importance capitale, il me recevra.

— La situation est elle si grave que les conséquences seront irréversibles s’il ne vous parle pas immédiatement ?

Du bout des lèvres, elle dut admettre que non. La survie du royaume n’en était pas à un monsihon près.

— Je ne vais pas retourner au harem maintenant, c’est trop loin. Ne puis-je pas attendre ici ?

Vaguement amusé, le garde jeta un bref coup d’œil vers l’immense porte en bois sculptée qui fermait l’une des extrémités de la galerie. Le harem commençait juste derrière. D’accord, Deirane était petite, mais même avec sa faible foulée, elle ne mettrait pas longtemps à parcourir une distance aussi courte. Toutefois, le regard suppliant qu’elle lui envoya et sa beauté eurent raison de sa résistance.

— Je peux vous laisser entrer. Mais vous ne devez prononcer le moindre mot ni faire de bruit jusqu’à la fin de la représentation.

Elle n’eut pas l’occasion d’objecter la bouche qu’il ajouta.

— Si vous comptez soumettre une requête au seigneur lumineux, ne le mettez pas de mauvaise humeur, ce qui arrivera si vous le dérangez.

Elle reconnut en elle-même qu’il avait raison.

Le garde tourna la poignée et poussa la porte qui coulissa sur ses gonds sans le moindre bruit. Une mélodie d’une complexité bien supérieure à ce dont elle avait l’habitude, mêlant plusieurs instruments, s’échappa par l’ouverture.

Le planton lui désigna un siège contre le mur du fond. Un coup d’œil lui permit de voir Brun, installé sur une chaise banale, dépourvue de tout confort, au deuxième rang de la salle. Suivie de son eunuque, elle s’assit le plus silencieusement possible. Brun, tout à sa félicité, ne remarqua pas son arrivée.


La scène où lors de l’audience qui l’opposait à la veuve de Biluan siégeait le tribunal était occupée par un orchestre constitué de nombreux instruments, à vent et à corde, dont la plupart lui étaient inconnus. Chacun de ces instruments interprétait sa propre mélodie, et pourtant ils s’harmonisaient en un ensemble d’une beauté incroyable. Complètement subjuguée, elle se laissa happer par la musique. Bientôt, le temps même cessa d’exister.


C’est le silence qui marqua la fin du concert qui la ramena à l’instant présent. Brun s’était levé. Il manifestait son enthousiasme en applaudissant à tout rompre. Jamais Deirane ne l’avait vu ainsi, même pendant la victoire de son champion lors des jeux orvbelians qui avaient si mal fini. Deirane ne put se retenir, elle applaudit à son tour, imitée par l’eunuque qui n’avait pas non plus souvent l’occasion d’assister à ce genre de spectacle. Le regard qu’il envoya à la petite concubine indiquait clairement que la corvée de lui servir d’escorte avait été payée au-delà de ses rêves les plus fous.

Les acclamations de Deirane attirèrent l’attention de Brun. En la découvrant derrière lui, son air se renfrogna. Il se détourna d’elle et reprit ses applaudissements. Les musiciens s’étaient disposés en ligne sur le devant de la scène et à tour de rôle adressaient leurs salutations au monarque tout en se présentant. Le chef d’orchestre termina la cérémonie. Brun les salua à son tour. Puis, sans tourner le dos à Brun, ils se retirèrent par une porte de service. Derrière eux, ils ne laissaient que leurs chaises et les instruments trop lourds pour être transportés.


Brun put alors s’occuper de sa visiteuse.

— Serlen, quel mauvais vent t’amène si tôt le matin ? Tu as décidé de me gâcher la journée.

Deirane soupira.

— Les nouvelles ne sont pas bonnes. Mais je n’y suis en rien responsable.

— Je l’aurai parié. Ce n’est pas l’endroit pour discuter travail. Trouvons un lieu plus discret.

Escortés de l’eunuque et du garde rouge, le roi et sa concubine rejoignirent le bureau de Brun. Quand ils furent seuls, Brun croisa les bras et fit face à sa visiteuse.

— Vas-y ! Accouche ! Que se passe-t-il encore ?

Il ne servait à rien de tergiverser. Avec l’humeur de Brun, le mieux était d’aller droit au but pour réduire la durée de l’entretien.

— Nous n’avons plus rien à manger. Les réserves sont presque vides. On a de quoi tenir une semaine maximum.

Pendant un moment, Brun ne prononça pas un mot, se contentant de transpercer Deirane de son regard acéré.

— Tu as dit que tu n’es pas responsable, lâcha-t-il enfin. Cependant, qui ai-je chargé de trouver de la nourriture dans ce gouvernement ?

— Il n’y a plus rien à manger nulle part. Le froid a détruit les récoltes partout. J’ai écrit à tous les royaumes environnants. Même en Helaria. Les plus proches ont déjà répondu. L’Helaria a envoyé des bateaux au sud ramasser des algues ; ils ne sont pas encore revenus. Le tsunami de l’année dernière ravagé les champs de Shaab. En Nayt, les cultures sous serre ont résisté au froid. Ils n’ont pas achevé le recensement de celles en plein champ, mais ils s’attendent au pire. L’Yrian n’a toujours pas répondu.

— Et notre propre production ?

— Nous avons pu mettre en place un système de chauffage des serres qui a évité que nos fruitiers meurent. Malheureusement, ils produisent peu, le manque de lumière est flagrant. La culture de champignon bat son plein, elle reste cependant encore insuffisante pour nos besoins. Il s’en faudrait d’une ou deux récoltes pour que l’on produise assez. Et cette nourriture n’est pas équilibrée, notre population va subir des carences. Ce n’est qu’un pis aller en attendant que le froid prenne fin et que les récoltes redeviennent normales.

— En bref, tu as échoué.

Deirane se retint de soupirer. Brun faisait preuve de mauvaise fois. Les actions de Deirane avaient permis d’économiser les réserves et de tenir aussi longtemps avec presque rien. Dursun avait mis en place une production de radis dans les salles inutilisées du harem. Les deux halls, et de nombreuses chambres vides étaient encombrés de jardinières ensemencées de ce légume. C’était monotone, mais cela fournissait un appoint en matière végétale bien appréciable. D’ailleurs, la vitesse à laquelle cet aliment poussait – un mois seulement suffisait entre le semis et la récolte – avait incité beaucoup de concubines à en installer dans leur suite quelques pots destinés à leur consommation personnelle. Toutefois, quand la pénurie était générale, où Brun voulait-il qu’on trouve de la nourriture. Elle imaginait sans peine qu’au Salirian, totalement désorganisé par des guerres intestines continuelles, les conditions devaient être catastrophiques avec une vraie famine où des gens mourraient de faim. En Orvbel, la situation bien que difficile, était supportable. La cité-État passerait l’épreuve, non pas intacte, mais au moins victorieusement. Et si beaucoup d’élèves étaient restées dans l’école malgré tout, c’était bien parce que leur famille estimait qu’elles auraient plus de chances de s’en sortir en Orvbel que chez elles.

— Dans une semaine, nous n’aurons plus de quoi exactement ?

— De céréales et de féculents et de viande.

Donc plus de pain, plus de pâtes. Des champignons, des œufs, et des radis. Voilà à quoi allait essentiellement se réduire la nourriture dans les mois à venir.

— J’ai vu que tu avais remplacé une rangée de radis par autre chose dans le hall.

— Des épinards. On peut récolter les feuilles extérieures et laisser le centre intact.

Malgré les griefs qu’il avait contre Deirane, il devait reconnaître qu’elle se débrouillait bien. Cependant, sans féculents, base de l’alimentation orvbeliane, la population allait être affamée.

— Bon travail, lâcha-t-il du bout des dents. Retourne à la tâche que je t’ai confiée maintenant.

— Concernant les céréales, que comptez-vous faire ?

— Pourquoi aurais-je à faire quelque chose ?

— Parce que si on trouve de la nourriture à l’extérieur, l’obtenir sera du domaine de la diplomatie.

Voilà qui expliquait sa présence en ce lieu. Elle allait avoir besoin de lui pour négocier les traités avec les autres souverains. Eh bien, cela fournirait une distraction bienvenue.

— Quand le temps de la diplomatie viendra, je remplirais mon rôle.

Il termina sa phrase d’un geste de la main. Il mettait Deirane dehors. Elle n’insista pas. Elle n’avait plus rien à dire de toute façon. Le reste ne constituerait que du bavardage.


Cette première mission de la journée était finie. Elle allait pouvoir passer à la seconde, voir Mericia. Après un bref séjour à l’infirmerie, la concubine avait réintégré sa suite. Elle voulait lui rende visite. Son eunuque sur les talons, elle rejoignit le harem qu’elle traversa dans toute sa largeur. Pendant tout son trajet, elle croisa plusieurs membres de sa faction. Elles protégeaient leur cheffe. Apparemment, le pouvoir de Mericia semblait intact. Elles laissèrent la jeune femme passer tout en ne la quittant pas des yeux.

Elle frappa à la porte. Une concubine lui ouvrit. Elles étaient deux dans la suite à surveiller Mericia.

— Comment va-t-elle ? demanda Deirane.

— Elle se repose.

— Sa main ?

— Définitivement perdue. Le froid n’a pas arrangé les choses. Le médecin estime qu’il faudra l’amputer si on veut éviter l’infection.

Dans sa folie, Brun avait fait de sa favorite une handicapée. Elle était forte et apprendrait à vivre en gauchère après l’avoir fait en droitière jusqu’à présent.

— Comment a-t-elle pris la mort de Salomé ?

— Elle n’est pas au courant.

— Vous ne lui avez rien dit ?

La concubine secoua la tête.

— Non.

— Pourquoi ?

— Comme vous êtes amies, on préférerait que ce soit toi qui t’en charges.

« Quelle bande de lâches, pensa Deirane ! » Elle ne l’exprima pas à voix haute, mais vu la façon dont son interlocutrice avait détourné le regard en disant cela, elle comprit qu’elle était consciente de ce qu’elle faisait.

— Tu as raison, il vaut mieux que ce soit une personne pour qui elle compte qui s’en charge, assena-t-elle.

La concubine eut le bon goût de manifester son malaise avant d’entraîner sa compagne.

— On vous laisse seule, dit-elle.

Deirane les regarda sortir, un sourire amer sur les lèvres. Puis elle se retourna vers la porte de la chambre de Mericia qu’elle considéra longuement.

— Bon, se dit-elle, rester là ne fera pas disparaître le problème. Je dois y aller.

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