Interlude : cité de Miles, 14 ans plus tôt - (2/2)
Les préparatifs de l’ambassade d’Helaria rassurèrent Joras. Les Helariaseny n’avaient pas attendu que les événements se précipitassent. Ils avaient prévu au pire. Leurs services de renseignements terriblement efficaces leur avaient permis d’anticiper la chute de la ville. Contrairement aux Naytains qui s’étaient fait surprendre et s’étaient organisés dans l’urgence, ils avaient eu le temps de barricader les lieux depuis plusieurs jours. Ils avaient démonté les meubles et réutilisé les planches. Ils les avaient employées pour bloquer les fenêtres et, quand le moment serait venu, la porte principale. Vu la quantité de bois disponible, ils avaient visité les bâtiments alentour pour en récupérer autant. Ils avaient aussi rapporté des pierres qu’ils avaient utilisées pour renforcer les points faibles tels que les accès secondaires ou la rotonde au toit de verre. Ils avaient également fabriqué des armes. Ils s’étaient bricolés des piques à la pointe de silex, pas aussi peaufinée que celle produite par les ateliers de la pentarchie, mais capable de transpercer la peau et de tuer. Finalement, il ne regrettait pas de s’être réfugié ici. Il avait maintenant une chance de survivre à l’assaut. Les Helariaseny n’eurent pas longtemps à attendre avant de mettre leurs préparatifs à l’épreuve. Une troupe de soldats yrianis pénétra dans la place dont ils avaient fait leur glacis. Meton en dénombra plus de soixante, il n’en était pas sûr. Loin de l’organisation qui avait fait leur efficacité dans les batailles, elle avait surgi, telle une horde de barbares hurlants.
— À vous monseigneur, déclara Festor.
L’ambassade ouvrit la fenêtre de l’étage et s’avança. Sa silhouette apparaissant dans l’encadrement arrêta la charge furieuse.
— Vous vous rendez ? demanda celui qui semblait diriger cette troupe.
— Cette maison et ses dépendances ne font pas partie de l’Yrian. C’est un territoire helarieal. L’attaquer reviendrait à une déclaration de guerre.
— Nous ne sommes pas alliés. Sinon vous n’auriez jamais construit une ambassade dans cette ville. Et ceux qui ne sont pas nos alliés sont nos ennemis.
— Une rhétorique que je n’avais pas entendue depuis longtemps, fit remarquer Festor à Joras.
— Vous devriez assister aux discours du roi d’Osgard, répliqua Joras. C’est édifiant.
— Pourtant ce soldat a une bonne tête. Il semblait plus intelligent qu’un Osgardien.
— Ce n’est pas dur, constata Meton.
D’un geste de la main, l’ambassadeur leur intima le silence. Il répondit à l’envoyé yriani :
— Mais il y a toujours eu une légation dans cette ville, s’étonna-t-il. Elle existait déjà du temps de l’empire Ocarian.
— Inutile de vous cacher derrière le passé. Il est révolu. Je vous parle de maintenant. Rendez-vous et il n’y aura pas de morts.
— C’est ce que vous avez promis aux Deirans aussi ?
— Les survivants de Deira sont arrivés moins d’un calsihon avant vous, expliqua Festor. Ils étaient trois.
Joras hocha la tête. Il avait compris.
— Si vous acceptez de vous retirer, nous évacuerons l’ambassade en bon ordre et nous quitterons la ville. Personne ne sera tué ni blessé.
— C’est inadmissible. Nous exigeons une capitulation sans condition.
— Dans ce cas, j’ai peur que vous n’obteniez pas ce que vous désirez.
— Nous avons déjà exterminé la vermine naytaine. Maintenant, c’est votre tour.
L’ambassadeur ferma la fenêtre.
— J’ai fait ce que j’ai pu. À vous de prendre le relais.
Joras s’était levé, furieux.
— Vermine naytaine ! Je vais lui en faire voir de la vermine.
— Il parlait peut-être des souris qui infestaient votre bâtiment.
La plaisanterie de Festor calma Joras, elle parvint même à lui arracher un sourire.
— J’en avais remarqué une de souris, en particulier, que j’aurai bien capturée.
— Ces soldats, toujours à conquérir.
Le Naytain reporta son attention sur Meton. Il ne prononçait pas un mot, mais il agissait. Il avait en main une flèche étrange, la pointe était percée d’un trou de la taille d’un petit ongle. Il inséra dedans une bille en albâtre blanc veiné de rose pâle qui contre toute attente resta en place sans fixation. Joras se demanda ce qu’il faisait. Soudain, il comprit.
— Magie, suggéra-t-il.
— Panation les a préparés tout à l’heure. Elle en a chargé une dizaine.
— Seulement ? Nos ennemis sont plus nombreux.
— Eh ! Elle est puissante, mais son pouvoir n’est pas infini. Elle a dû se garder des réserves pour son propre usage.
— Et que fait ce sort ?
Il ne vit aucune pierre de pouvoir. La totalité du sort était contenue dans la bille, ce qui impliquait qu’il était à effet immédiat. Ce n’était donc pas un bouclier qui exigeait une durée prolongée, il pensait plutôt à quelque chose d’offensif.
— Regardez, dit Meton.
Il prit son arc et se positionna à la fenêtre. Il tenait sa flèche pointée dans la direction de l’attaque, mais il n’avait pas bandé la corde. Joras trouvait cela étrange, mais il était un homme d’épée, totalement incompétent avec les armes de jet. Et il connaissait la réputation de Meton avec un arc. Il lui fit confiance.
Aussitôt qu’un soldat entra sur la pelouse de l’ambassade, il tendit la corde et décocha sa flèche. Elle toucha sa cible, une explosion enveloppa tout dans un nuage de fumée. Quand il se fut dissipé, ils découvrirent la partie inférieure d’un homme au sol, le reste avait été projeté dans toutes les directions sur ses compagnons. Son voisin immédiat hurlait de souffrance en tenant le moignon de ce qui avait été son bras droit. Quelques autres, blessés par des éclats d’os transformés en shrapnels ou assourdis par le bruit erraient sur place. Au total, Festor avait neutralisé six adversaires. Deux tirs supplémentaires furent nécessaires pour que les Yrianis s’s’enfuissent. Mais ils n’abandonnèrent pas, ils se regroupèrent de l’autre côté de la place.
— Incroyable ! s’écria Joras. Trois flèches ont suffi pour mettre hors de combat autant d’hommes.
— Ils n’ont pas renoncé pour autant, fit remarquer Festor. Regardez-les, ils vont essayer autre chose.
— Quel dommage que ce soit des démons qui produisent ces sorts ! Aucun archiprélat n’acceptera que l’on intègre ces armes à notre arsenal.
Festor ne releva pas l’erreur du soldat. Les gems n’étaient pas des démons, juste un peuple parmi d’autres. Si un archiprélat arrivait à se mettre l’un d’eux dans sa poche, l’Helaria aurait des problèmes. L’armée naytaine était plus nombreuse que celle de la Pentarchie et seul ce genre de gadgets lui donnerait l’avantage sur le terrain en cas de confrontation. Que les Naytains les acquièrent poserait un problème. La théocratie n’était pas agressive, cela pourrait changer s’ils disposaient d’un équipement de pointe.
Il reporta son attention sur la place. Les Yrianis avaient cessé de s’amuser. Ils s’étaient regroupés en un carré impeccable. Les grands boucliers rectangulaires qu’ils arboraient en première ligne venaient de la Nayt ; ils avaient dû piller l’ambassade pour les acquérir.
— J’aurais dû les emporter avec moi, déplora Joras.
— Trop encombrant, constata juste Meton. Et puis, ils n’en ont pas assez pour composer une tortue complète.
Joras regardait la formation qui s’approchait, pendant que Meton se préparait.
— Pourquoi ne tire-t-il pas maintenant ? s’étonna-t-il.
— Pas assez précis, répondit Meton. La bille déséquilibre la flèche.
Satisfait de l’explication, Joras attendit et observa.
Meton décocha sa flèche. Il avait utilisé un tir en cloche. Elle atterrit au cœur de la troupe. L’explosion provoqua un carnage. Les assaillants abandonnèrent leurs boucliers pour s’enfuir, en laissant quatre des leurs sur le carreau. Et c’était sans compter les blessés.
— Vous voyez que dix sorts c’est suffisant, fit remarquer Festor.
— Je constate ça en effet.
— Je me demande ce qu’ils préparent
Ils n’eurent pas longtemps à attendre pour le découvrir. De trois des rues qui leur faisaient face, sortirent des charrettes remplies de foin. Ils avaient dû piller une écurie. Les hommes qui la poussaient se cachaient derrière. La forme des véhicules les protégeait d’une attaque en cloche. Quand ils furent assez près, Meton tira une flèche explosive, mais à part projeter de la paille dans toutes les directions, cela ne produisit pas beaucoup d’effets.
— Les limites de la magie, constata Joras.
— Dommage qu’elle ne soit pas incendiaire, déplora Festor.
Il quitta son poste d’observation pour aller chercher sa pique posée contre le mur, prêt à descendre combattre. Les secours virent d’une autre fenêtre. Trois boules de feu frappèrent les chariots de plein fouet et enflammèrent le foin. Les soldats yrianis s’enfuirent se mettre à l’abri. L’éclair avait été suffisamment éblouissant pour que Festor l'ait remarqué.
— Panation, on peut toujours compter sur elle, dit-il.
— Oh oh, émit Meton.
— Quoi Oh Oh ! s’écria-t-il.
Il retourna à la fenêtre. Les Yrianii avaient pu donner assez d’élan aux chariots pour qu’ils aient continué d’avancer sur leur lancée. Trois brûlots se dirigeaient vers l’ambassade.
— Oh oh, dit Festor à son tour.
— Vous ne prenez pas ça au sérieux ! protesta Joras.
— Vous vous trompez. Mais avoir l’air triste ne nous rendra pas plus efficaces.
Il surveilla la progression des engins de mort. La grille de bois ouvragée qui entourait le parc était purement décorative. Les lourds chariots n’auraient aucun mal à l’enfoncer. Et c’est bien ce qui se passa. La fragile barrière s’effondra. Deux chariots se prirent dans les massifs du jardin et finirent par buter contre des arbres. Mais le troisième progressait selon une trajectoire qui lui permit d’éviter tout cela. Il écrasa tous les obstacles et allait bientôt percuter le mur du bâtiment principal.
Meton banda son arc et visa juste devant le véhicule. L’explosion qui s’ensuivit projeta de la terre dans tous les sens. Cette arme était conçue pour tuer un homme, pas pour des travaux de terrassement. Le trou était petit. Mais il se révéla suffisant. Une roue tomba dedans et le chariot bascula, répandant tout son combustible autour de lui. Quelques fagots roulèrent jusqu’à l’ambassade, contre le soubassement en pierre. Les flammes n’étaient pas assez hautes pour atteindre les fenêtres. À tout hasard, Panation les inonda d’eau pour éteindre l’incendie.
Ils n’étaient pas tirés d’affaire pour autant. Les autres chariots avaient transmis le feu à la végétation du parc. Le bâtiment disparaissait maintenant dans un nuage épais de fumée qui masquait la vue aux défenseurs. Au loin, ils entendirent les cris de joie des assaillants pour ce qu’ils considéraient comme une victoire. Et si les Helariaseny ne trouvaient pas vite une solution, ce serait le cas. Meton ferma la fenêtre pour se protéger des substances toxiques.
— Le feu n’atteindra jamais l’ambassade, fit remarquer Joras, vous avez bien dégagé les abords pour l’éviter.
Festor lui répondit par une quinte de toux avant de parler.
— Inutile, on sera asphyxié bien avant.
— C’est désagréable, mais pas mortel.
— Vous oubliez, vous êtes humain, pas nous. Nous ne sommes pas sensibles aux mêmes poisons.
Joras n’y avait pas pensé, en effet. Heureusement, le personnel de l’ambassade était efficient. Des domestiques circulèrent, donnant aux stoltzt des foulards humides qu’ils nouèrent autour de la tête pour protéger la bouche et le nez. Aussitôt, ils se sentirent mieux. La quinte de toux de Festor s’atténua.
— J’ignorai qu’il suffisait d’un incendie pour vous mettre à terre, constata Joras.
— Il faut bien que quelque chose compense notre capacité à vivre dans des airs pauvres en phlogistique.
Sa voix était étouffée par le foulard.
— Si Calen t’entendait, le rabroua Meton.
Devant l’incompréhension de Joras, Festor expliqua :
— Ma sœur est une scientifique, elle consacre son temps à découvrir des choses et à en dénoncer d’autres. La théorie du phlogistique n’a plus cours depuis une vingtaine d’années.
— Vous êtes le frère de Calen de Jetro ! Une femme magnifique !
— Si c’est tout ce que vous avez retenu d’elle, alors vous êtes passé à côté de l’essentiel.
— Ce n’est pas le moment ! les interrompit Meton.
Il s’était à nouveau posté à la fenêtre. Festor l’imita en prenant place à une autre et Joras à une troisième. Ils ignoraient ce que les Yrianis leur réservaient, mais ils n’en resteraient pas là.
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