L. Le Départ - (1/2)
Brun aurait voulait célébrer le déménagement d’Orellide par événement grandiose avec des fêtes, des cérémonies et un banquet qui aurait reçu tous les citoyens libres de la ville. Orellide en décida autrement. Comme elle le fit remarquer à son fils, dans la situation actuelle, il n’était pas en mesure d’offrir un repas à qui que ce soit. À la place, elle vida son appartement en empruntant par les ailes qui logeaient les membres gouvernement, ce qui fait que personne ne sut ce qui se préparait. Et un matin, Chenlow ne fit pas son tour quotidien du harem.
À l’aurore, Daniel se présenta à la suite de Deirane. Elle était déjà levée, mais elle ne s’était pas habillée. Elle s’était contentée de s’entortiller dans un drap et de passer dans son salon. La veille, Loumäi était rentrée très tard et très fatiguée. Elle pensait avoir une idée de la façon dont sa domestique avait occupé sa soirée, bien qu’elle n’afficha pas son petit sourire habituel qui suivait ses visites à son amant. Deirane avait préféré la laisser dormir. Elle ne pouvait donc pas fouiller dans les placards à la recherche de vêtements. Cela aurait réveillé Loumäi qui se serait sentie obligée de remplir son office. Le drap faisait parfaitement l’affaire, même s’il était malcommode.
Daniel frappa à la porte avant d’entrer. Il n’était pas seul, un collègue l’accompagnait.
— Bonjour Deirane. Tu es déjà debout, constata-t-il.
— Bonjour Daniel.
Elle jeta un coup d’œil discret sur l’eunuque. Quelque chose avait changé en lui, bien qu’elle ne sut quoi. Elle se montra plus attentive, en vain.
— J’aurai besoin que tu me suives.
Elle souleva un bras, entravée par le drap.
— Je ne suis pas habillée. Et je ne veux pas réveiller Loumäi. Tu l’as un peu fatiguée hier soir.
L’eunuque sourit à l’idée qu’évoquait Deirane.
— Je n’y suis pour rien, elle n’a pas passé la nuit avec moi.
— Pas avec toi ? Mais avec qui alors ?
— Avec la dame lumineuse.
— Orellide ! Pourquoi ?
— Je t’expliquerai dans un moment. Je m’occupe de Loumäi.
Daniel disparut dans la chambre. Deirane esquissa un geste pour le retenir. Après tout, ils étaient amants. C’est lui qui subirait la mauvaise humeur de la domestique s’il la réveillait. Dans la mesure où Loumäi pouvait se mettre de mauvaise humeur.
Daniel les rejoignit quelques instants plus tard. Elle vit que la lumière était allumée. Loumäi était donc réveillée, ainsi que les enfants.
— Tu aurais dû la laisser dormir, lui reprocha-t-elle.
— Elle est concernée autant que toi.
Elle prit les vêtements pendus à un cintre que lui tendit Daniel et les étala sur la table. Puis elle hésita. La présence des deux hommes la gênait, elle ne pouvait pas s’habiller devant eux. Elle se réfugia dans la salle de bain, en empruntant le couloir afin de ne pas déranger Loumäi qui, elle aussi, devait être en train de se préparer.
En les mettant, Deirane constata que c’était bien sa domestique qui avait choisi sa tenue. Elle reconnut sa patte dans la sélection. Elle réintégra le salon au moment où le premier enfant, une des nièces de Dovaren, sortait de la chambre et lui sauta dans les bras. Elle était habillée, signe que Loumäi avait déjà commencé à remplir son office. Sa jumelle ne tarda pas à la suivre. Deirane rigola en s’accroupissant pour les enlacer. Finalement, ce fut au tour d’Elya de les rejoindre. Elle avait grandi depuis son arrivée au harem. Elle se tenait maintenant aux portes de l’adolescence, là où se trouvait Dursun quand elles s’étaient connues. Toutefois, elle était bien plus grande, Deirane était obligée de lever les yeux pour la regarder. Elle semblait partie sur les traces de sa sœur aînée, grande et musclée. Elle avait perdu l’exubérance de l’enfance. Le baiser qu’elle offrit à Deirane était plus posé, sans aucun rapport avec le bisou baveux des jumelles.
Loumäi disposait donc la chambre pour s’habiller. Elle préféra rejoindre la foule, le corps enveloppé dans une longue serviette blanche. En voyant Daniel, son visage s’illumina. La jeune femme rejoignit son amant et elle lui passa les bras autour du cou. Loumäi était à peine plus grande que Deirane et Daniel n’était pas petit. Cela ne sembla pourtant pas les gêner lorsqu’ils s’embrassèrent.
Deirane prit la main du deuxième homme et l’entraîna vers le couloir. Elle jeta un dernier coup d’œil au couple avant de disparaître derrière la porte. Daniel avait enlevé la serviette qui couvrait Loumäi, il explorait avec douceur le corps offert à ses caresses.
— Vous êtes nouveau ici ? demanda-t-elle à l’eunuque.
— Je suis arrivé, il y a un peu plus d’un an.
— Comment se fait-il que je ne vous aie jamais vu avant ?
— Je ne quitte pas souvent les communs. Si Daniel ne m’y avait pas persuadé, je ne serais pas venu.
— Comment vous voulez attirer l’attention d’une domestique ou d’une concubine ? Ce doit être triste d’être tout le temps seul.
— De qui voulez-vous que j’attire l’attention avec ma tête ?
Le ton désabusé qu’il avait employé en prononçant ces paroles alerta Deirane. Elle le regarda enfin vraiment pour la première fois qu’il était entré dans la pièce. Il avait raison, il n’était pas très beau avec sa bouille toute ronde et ses cheveux ternes. Cet aspect de sa personne était compensé par un corps musclé et bien proportionné. Dans ce harem où tout le monde était choisi pour sa beauté, il aurait été étonnant qu’il n’eût pas quelques qualités esthétiques. Seulement, il était confronté à tant de beaux hommes, il n’avait que peu de chance de se faire remarquer par le sexe opposé.
Elle s’approcha de lui et lui posa la main sur la joue.
— De plus de personnes que vous ne le croyez, lui assura-t-elle. Vous avez attiré au moins mon attention.
L’eunuque surprit par le geste, sursauta et se recula. Elle n’insista pas. Pas aujourd’hui en tout cas, mais sa détresse l’avait touchée. Elle avait bien l’intention de le revoir.
— Ils ont dû finir maintenant. On devrait pouvoir les rejoindre, suggéra-t-elle.
En effet, quand elle repassa la porte, les amants s’étaient séparés et Loumäi s’était habillée. Pendant qu’elle maintenait ses cheveux relevés, Daniel l’aidait à boutonner son uniforme dans le dos. Deirane ne s’était jamais rendu compte que la jeune femme avait une chevelure aussi opulente. Habituellement, elle les rassemblait dans l’épais chignon réglementaire. Et pourtant, elle la fréquentait depuis quatre ans et elle l’avait déjà vue non coiffée. Elle ne se souvenait pas que quand elles s’étaient connues, ils étaient si longs. Elle avait dû les laisser pousser. Il y avait peut-être quelque chose à faire. Autrefois, elle lui avait fait bénéficier des services de son tailleur afin d’ajuster une robe à ses mensurations. Peut-être pourrait-elle la confier au coiffeur. Avec des cheveux aussi magnifiques, il allait être ravi. Et bon nombre de concubines allaient se montrer jalouses.
La domestique mit la touche finale à sa présentation en reformant son habituel chignon. Daniel en profita pour déposer un baiser dans la nuque exposée.
— Je suis prête, annonça-t-elle.
— Alors on y va. Loumäi, Deirane, vous me suivez, Alys, tu surveilles les enfants.
— Je m’en charge, répondit l’eunuque.
Ainsi il s’appelait Alys. Deirane le nota dans un coin de son esprit. Elle se demanda si le bref moment de tendresse allait déboucher sur quelque chose. Elle en doutait, avec lui qui était sur la défensive et elle qui n’était pas prête à laisser un homme la toucher. Puis elle se rendit compte qu’en réalité que ce dernier point ne représentait plus la réalité actuelle. Elle pourrait laisser un homme la toucher, tant que ce n’était pas Brun.
Le petit groupe se mit en route. Ils descendirent jusqu’au rez-de-chaussée dans le hall. Là, un autre eunuque les attendait en compagnie de Mericia.
— Pile à l’heure, fit remarquer Daniel.
L’eunuque salua, puis se retira.
— Que se passe-t-il ? demanda Mericia. On m’a à peine laissé le temps de m’habiller.
— Orellide veut vous parler, expliqua Daniel. Toutes les trois.
Le terme habillé avec Mericia fit naître un sourire sur les lèvres de Deirane. Sitôt remise de ses épreuves, elle avait repris son habitude de ne porter qu’un pagne. Si on voyait encore quelques hématomes et cicatrices sur son corps, les uns comme les autres ne tarderaient pas à disparaître. Elle n’allait pas tarder à retrouver le corps intact qui faisait d’elle la plus belle concubine du harem. Presque. Sa main gauche gardait encore les traces des tortures qu’on lui avait infligées et celles-ci étaient trop profondes, elles les conserveraient définitivement. Quant à la droite, jamais elle n’en récupérerait l’usage. Pour en avoir discuté avec elle, Deirane savait que Mericia appréhendait le jour où on lui retirerait les bandages et qu’elle découvrirait ce qu’elle était devenue. À en juger par la douleur, elle s’attendait à une bouillie informe. Elle n’avait pas tort, hélas. Deirane avait entendu dire qu’elle avait peu de chance d’être sauvée et qu’il faudrait certainement l’amputer.
Les paroles de Daniel tirèrent Deirane de ses réflexions.
— Puisque tout le monde est là, on y va.
À la grande surprise des deux concubines, la porte de l’appartement d’Orellide n’était pas verrouillée. Elle était même grande ouverte. Ce fut Mericia qui, la première, releva ce qui clochait.
— Où sont passés les bibelots qui se trouvaient sur cette étagère ? demanda-t-elle.
— Orellide vous dira tout.
Daniel guida les trois femmes jusqu’au salon où elle les recevait habituellement. Elles remarquèrent d’autres objets disparus, peintures, sculpture, coussins, tentures, comme si la suite avait été pillée. Même le grand fauteuil dans lequel elle recevait ses visites avait été retiré. Elle attendait debout, en compagnie de Chenlow et de sa jeune liseuse.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Deirane. On dirait que les Sangärens ont visité l’appartement.
— Je vous ai fait venir pour vous annoncer que je partais.
La surprise coupa la parole aux deux concubines. Mericia fut la première à réagir.
— Partir ? Comment ça ? Où ?
— Aujourd’hui. C’est mon dernier jour parmi vous. La plupart du temps, je vais habiter dans ma résidence en ville. Mais je n’ai pas l’intention d’y demeurer tout le temps. J’ai tout un monde à visiter et il me reste peu d’années pour en profiter.
— Donc c’est la dernière fois que nous nous verrons, en déduisit Deirane.
— Bien sûr que non. Je suis toujours la reine mère. Je pourrai venir aussi souvent que je le voudrai.
— Lætitia ne devrait-elle pas être présente pour une annonce aussi officielle ? fit remarquer Mericia.
— Ce n’est pas l’annonce officielle. Elle aura lieu plus tard, et naturellement Lætitia y assistera. Je désire vous rencontrer afin d’aborder des sujets privés. Tout d’abord toi, Mericia. En raison des liens particuliers qui nous unissent, j’ai pu négocier un accord avec Brun.
— Quel accord ?
— Tu pourras me rendre visite aussi souvent que tu le souhaiteras. Tu pourras même passer quelques nuits chez moi, à la seule condition qu’un eunuque t’accompagne.
Mericia ne répondit rien. Cependant, au sourire qui se dessinait sur ses lèvres et à un mouvement convulsif du pied, on pouvait voir qu’elle contenait son excitation. Elle allait être autorisée à sortir du palais. Deirane n’en revenait pas. Même Orellide ne s’était jamais vu offrir une telle liberté.
— Ce sont donc des adieux, sans vraiment en être que vous nous faites là, dit Mericia.
— Pas uniquement. La hiérarchie du harem évolue. Je suis venue vous l’annoncer. Cet appartement ne peut pas rester vide. Quelqu’un doit l’occuper et jouer le rôle que j’y tenais.
Son regard se posa sur Deirane.
— Ce sera toi qui me succéderas.
Elle laissa à la jeune femme le temps de digérer sa surprise.
— Je suppose que tu sais ce que cela signifie.
Deirane secoua la tête.
— Cet appartement n’est pas celui de la reine, qui se trouve au deuxième étage, mais de la personne qui dirige le harem, quelle qu’elle soit. Si tu l’occupes, alors que l’héritier est encore un enfant, cela signifie que Brun ne veut pas faire de toi sa reine et que tu ne le deviendras jamais.
Devenir reine. Cela faisait des mois que Deirane n’y pensait plus. Elle n’envisageait pas de le devenir un jour, cela ressemblait trop à un rêve illusoire de fillette. Savoir que cela lui était désormais refusé lui provoqua tout de même un choc. Cela indiquait qu’elle avait perdu la confiance de Brun.
— Qui sera reine ? demanda alors Mericia. Brun doit en avoir une. À moins qu’il compte s’en passer.
— Il n’a pas encore arrêté sa décision, mais je crois bien que ce sera toi, répondit Orellide. Tout au moins tu en auras les fonctions à défaut d’en avoir le titre.
Pendant un moment, Mericia ne dit rien.
— Donc, si je résume : Brun m’a arrêtée, fait violer par la moitié de sa garde, m’a torturée, m’a infligé des souffrances au-delà de ce que je pouvais imaginer, m’a humiliée devant tout le harem, m’a mutilée et fait de moi une handicapée et finalement m’a retiré celle que je considérais comme ma mère et maintenant il me donne plus de liberté qu’aucune autre concubine n’en a jamais eue et veut faire de moi sa reine.
— Tu as des objections ?
Un instant, Orellide avait retrouvé la voix impérative qu’elle prenait quand Deirane se montrait insolente.
— Aucune, répondit Mericia, j’escomptais juste clarifier les choses, que tout le monde comprenne.
— Bien !
La vieille reine croisa les bras sur sa poitrine. Elle avait repris l’air altier que Deirane lui connaissait lorsqu’elles s’étaient rencontrées. Plus tard, elle avait découvert qu’il s’agissait d’un rôle qu’elle jouait quand elle voulait asseoir son autorité. Elle employait d’ailleurs cette tactique sur Brun lui-même, avec succès. En réalité, Orellide se montrait plus conviviale.
— Orellide ne vous a pas tout dit, intervint Chenlow.
— Il y a encore d’autres surprises ? s’étonna Deirane.
— Bien évidemment, je ne pars pas seule.
— Pers vous suit, suggéra Deirane.
— Bien sûr. Mais pas uniquement, ajouta Chenlow. Je vais avec elle.
La nouvelle était si inattendue que ni Deirane ni Mericia ne purent prononcer le moindre mot. Mericia fut la première à se reprendre.
— Sans vous, qui va s’occuper du harem ?
— Ce sera à Brun de choisir. Mon rôle se borne à lui fournir une liste de personnes aptes à me remplacer.
— Et combien de noms comporte cette liste ? s’enquit Deirane.
— Un seul.
Les deux concubines ne purent retenir un sourire. Quoi qu’il en ait dit, Chenlow avait désigné son successeur.
— Lequel ? demanda Loumäi d’une voix timide.
Qu’elle s’intéresse à cette question était naturel. En tant que domestique, elle allait être soumise aux ordres de ce nouveau chef.
— Je pense que ce choix va te plaire. C’est un jeune homme, bien fait de sa personne, qui a fréquemment montré son efficacité. Il est arrivé depuis moins de cinq ans dans le harem, pourtant il a réussi à en comprendre tous les rouages. Il me remplacera à la perfection.
— Qui est-ce ? s’impatienta Deirane.
— Il s’appelle Daniel.
Tous les regards se tournèrent vers l’eunuque. Loumäi esquissait un sourire discret en rejoignant son compagnon, qui la prit dans ses bras.
— Te voilà promis à un bel avenir, le félicita Deirane dès qu’elle eut repris ses esprits. C’est une sacrée surprise.
— Personne ne s’y attendait, n’entérina Mericia.
— Ça ne devrait pourtant pas vous étonner, intervint Chenlow. Si vous aviez un peu réfléchi à ma succession, vous auriez compris qu’il n’y avait pas d’autres choix possibles.
— Ça fait si longtemps que tu étais là que tu semblais immuable. Tu occupais déjà le poste quand je suis arrivée, à six ans.
— Justement, il est temps que je prenne ma retraite, vous ne trouvez pas. Les jeunes ont le droit d’avoir leur chance aussi. Surtout en cet endroit où il n’existe aucune possibilité de partir chercher fortune ailleurs
Deirane regardait le couple enlacé, toujours silencieux. Elle connaissait assez bien Loumäi pour deviner qu’elle était inquiète. Maintenant que Daniel était devenu le chef, il allait se faire courtiser par toutes les femmes du harem. Pourrait-elle rivaliser face à quelqu’un comme Tea. Chenlow dut comprendre ses craintes puisqu’il s’avança vers elle et lui posa la main sur l’épaule.
— Il n’y a pas que Serlen dont le statut change. Le tien aussi. Je devrais te montrer ta nouvelle chambre. Après tout, je pense que ce jeune homme va y passer beaucoup de temps. Il serait malséant qu’il s’attarde dans les douches maintenant.
Ainsi Chenlow savait ce qu’elle y faisait. Cette idée la fit rougir. Pressée d’échapper aux regards, elle suivit le vieil eunuque. Un instant plus tard, on entendit ses exclamations de surprise à la découverte de son domaine.
— Que se passe-t-il ? s’écria Deirane.
— Je loge bien mon personnel, répondit Orellide.
La jeune femme ne tarda pas à revenir. Elle se dirigea droit sur Daniel.
— Alors tu aimes ? lui demanda-t-il.
— J’ai une chambre et un salon à moi seule ! s’enthousiasma-t-elle.
— Et une salle de bain ?
— Une petite salle de douche.
— C’est suffisant.
Le regard faussement égrillard qu’il lui envoya la fit rire tout en rougissant.
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