L.  Le Départ - (2/2)

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Deirane était contente que Daniel rassurât sa compagne. Elle en avait besoin. Elle espérait cependant qu’il serait assez fort pour résister aux attraits des sirènes qui n’allaient pas tarder à l’assaillir.


Le silence s’installa. La joie que manifestait la domestique était devenue quelque chose de rare au harem dernièrement et personne ne voulait interrompre ce moment. Ce fut Orellide qui y mit fin.

— Le temps est venu d’y aller. L’appartement n’est pas aménagé, c’est le tien maintenant, c’est à toi de le personnaliser. J’y ai fait installer un lit et quelques meubles de base de la réserve du palais pour que tu puisses y dormir dès ce soir. Moi-même, j’ai du travail pour rendre ma propre maison habitable.

Elle s’approcha de Deirane. Elle hésita un moment, ne sachant que faire. Elle n’avait pas l’habitude des marques d’affection. Finalement, elle enlaça la petite femme.

— Bonne chance. Et prends bien soin de mon harem, lui souhaita-t-elle. Je suis désolée que Brun ne veuille pas que tu deviennes reine. Tu te serais montrée efficiente dans ce rôle.

— Ce n’était pas mon but dans la vie, la rassura Deirane.

Les deux femmes restèrent enlacées un long moment. Chenlow prit à son tour Deirane dans les bras.

— Tu as fait beaucoup de bien dans ce harem, dit-il. Ta faction est la seule dans laquelle les concubines ne cherchent pas à tout prix à dominer leurs adversaires. Une faction où on entend souvent rire.

— Je ne sais pas comment j’ai fait pour y arriver. Mais je suis heureuse du résultat.

— En étant toi tout simplement. N’essaie plus d’imiter les autres concubines, les conséquences sont catastrophiques. Quand tu te comportes de façon naturelle, on t’aime. Tu es une personne qu’il est facile d’aimer. Considère ton bilan. C’est vrai qu’on t’en a voulu quand Cali et Dayan sont morts. Surtout Cali d’ailleurs. Regarde Ard, tu lui as offert une fin de vie heureuse, les nièces de ton amie Dovaren pour lesquelles tu t’es opposée à Brun afin de les conserver, Elya qui reste ici sous ta supervision alors que sa sœur nous a de toute évidence trahies et qu’elle ne deviendra jamais une belle femme. Dursun, malgré les épreuves qu’elle a subies, explose de joie. Même Brun, tu l’as changé (il désigna Mericia de la tête). Autrefois, garder la face aurait été le plus important. Il n’aurait jamais admis qu’il s’était trompé et aurait laissé le supplice se dérouler jusqu’à sa mort. Tu répands l’amour et la gaieté autour de toi, n’arrêtes jamais de faire ça.

Il s’écarta de la petite concubine.

— Tu vas me manquer, conclut-il son discours.

— Vous aussi, lui renvoya Deirane.

Il rejoignit Daniel et Loumäi pendant qu’Orellide terminait ses effusions avec Mericia.

— Tu me la laisses un instant ?

Daniel libéra Loumäi de son étreinte. L’ancien chef des eunuques s’empara de la domestique et la serra brièvement contre lui.

— Tu es la première personne que j’ai vue heureuse de travailler ici. Quand tu as passé vingt ans dans ce palais, ça met du baume au cœur. Daniel, ne laisse pas cette étincelle de bonheur s’éteindre.

— Je n’en ai pas l’intention, rétorqua le jeune homme, bien au contraire.

— Bien. Quant à toi, n’hésite pas avec Daniel. Il est parfois un peu tête dure. Remets-le dans le droit chemin si nécessaire.

La jeune femme rougit au lieu de répondre. Deirane n’avait aucun doute sur le futur de leur couple. Si Loumäi était timide et timorée, dans quelques domaines elle manifestait de l’assurance. Et sa relation avec Daniel était dans ce cas.


Orellide et Mericia s’étaient séparées.

— Pardonne à Brun, requit Orellide, il est parfois un peu impulsif, mais il a un bon fond.

— Tu veux que je pardonne ça à Brun.

Elle leva le bras droit et montra le bandage qui couvrait sa main mutilée.

— Et Salomé, tu crois que je pourrais oublier ? Ma main, je pourrais apprendre à me servir de la gauche. Mais Salomé, on ne me la rendra pas !

— Il a eu la malchance de naître roi d’Orvbel. Imagine, s’il était né en Yrian, quel bon souverain il aurait fait !

— En Yrian ! Le pays qui a fait de moi une orpheline !

Orellide n’insista pas. Ces derniers douzains, Mericia avait accumulé trop de haine contre Brun. Elle avait payé cher les égarements de son fils.

— N’aie pas peur, la rassura Mericia. Je ne tenterai rien contre lui. Néanmoins, s’il espère me voir rejoindre sa couche, il se fourre le doigt dans l’œil. Et s’il me convoque de force, il ferait mieux de s’attendre à recevoir une partenaire peu coopérative.

Orellide esquissa un sourire.

— Tu aimes ça pourtant, fit-elle remarquer, tu penses arriver à t’en passer.

— Cent vingt eunuques vivent dans ce palais. J’ai largement de quoi me satisfaire. Pendant quelques années encore, je serais la plus belle concubine du harem. Dans les rêves de beaucoup d’hommes, je représentais un but inaccessible. Eh bien crois moi, ce rêve va devenir très accessible, et au plus grand nombre. Et si cela s’avérait insuffisant, je pourrais m’entraîner auprès de Dursun – depuis le temps qu’elle souhaiter m’initier – puis expérimenter les domestiques. Elles sont plus nombreuses que les eunuques et je suis certaine que quelques-unes sont amatrices de plaisirs saphiques. Et il ne faut pas oublier les concubines. Je me donne un an pour tester le harem au complet.

Orellide tiqua. Elle ne pouvait en vouloir à Mericia, pourtant elle ne pouvait s’empêcher de ressentir de l’inquiétude. Elle allait infliger un violent camouflet au roi. Le supporterait-il ? Ou ignorerait-il les frasques de sa favorite ?


Orellide et Chenlow se rejoignirent au centre de la pièce.

— Il est temps d’y aller, annonça-t-elle.

Elle jeta un ultime coup d’œil dans ce salon où elle avait passé la majeure partie de ces dernières années. C’était ici qu’elle jouait son rôle de reine mère. Un rôle qu’elle venait de céder à Deirane, bien que sa fille ne fut pas encore montée sur le trône. La pièce donnait l’impression d’avoir été cambriolée, tout ce qui en faisait le charme avait disparu. Même les tapis avaient été retirés. Ils allaient certainement décorer le nouveau domicile d’Orellide.

Chenlow la prit par la taille.

— On y va, lui murmura-t-il à l’oreille.

Elle hocha la tête. Le vieil eunuque l’entraîna vers la sortie, en direction du hall du harem. Daniel et Loumäi leur emboîtèrent le pas.


Alors que Mericia allait les suivre, Deirane l’interpella.

— Est-ce vrai ce que tu as dit tout à l’heure ?

— J’ai dit beaucoup de choses, de quoi parles-tu ?

— De ce qui s’est passé avec les gardes rouges.

— Ah ça !

Le regard de Mericia se perdit dans le vide.

— Pourquoi mentirais-je ? Cette journée avait été horrible sans ça, je n’avais nul besoin d’en rajouter.

— C’est peut-être une chance pour toi, suggéra Deirane.

— Une chance ! Se faire prendre de force par sept hommes, sans pouvoir s’y opposer, une chance ! Sept hommes. Tu sais ce que ça fait ?

Deirane ne répondit pas tout de suite.

— Ils étaient douze, et je n’avais que dix ans, avoua-t-elle enfin.

La colère de Mericia retomba. Elle posa un regard triste sur la jeune femme.

— Je suis désolée, je l’ignorai.

Elle hésitait à prendre Deirane dans ses bras. Cette dernière s’éloigna de quelques pas, ce qui mit fin à cette possibilité.

— Alors ? En quoi m’être fait violer représente-t-il une chance ? reprit Mericia.

— Tu vas pouvoir y attribuer ton bébé. Brun ne te pardonnera jamais de l’avoir trahi. Cependant il ne peut pas te reprocher ce dont il est responsable.

— Où est passée la jeune fille innocente qui est arrivée il y a quatre ans ? Tu es devenue bien cynique en grandissant.

Mericia planta Deirane sur place. Elle se lança à la poursuite d’Orellide et Chenlow, sans courir, mais d’une démarche rapide. Deirane la suivit à son tour.


Elles rattrapèrent les deux anciens chefs du harem dans le hall privé. Orellide aurait préféré s’esquiver discrètement en passant par les bâtiments d’habitation des ministres et des invités. Au contraire, la politicienne en elle l’incitait à rendre son départ le plus officiel possible. En quittant les lieux par la grande porte à la vue de tous, elle pourrait introniser Deirane et Daniel dans leurs nouvelles fonctions.

La présence d’Orellide et Chenlow ne passa pas inaperçue. Ils ne manifestaient jamais leur affection en public. Qu’il lui tînt la main sans se cacher et confirme ce que tout le monde savait sans en avoir de preuve était quelque chose d’inédit. La nouvelle ne tarda pas à faire le tour du harem et les concubines commencèrent à affluer. Quand une vingtaine d’entre elles, un quart des pensionnaires, accompagnés d’autant de domestiques et d’eunuques, furent présents, ils se mirent en route. Lætitia se trouvait parmi elles. Au passage, Chenlow la prit par le bras, s’assurant qu’elle se retrouve au premier rang avec Deirane et Mericia. Deux gardes leur ouvrirent la porte qui menait au harem public. Suivis de toute une procession, ils le traversèrent. Ils se retrouvèrent devant deux grands battants en bois incrusté de nacre, qui s’écartèrent à leur tour. De l’autre côté, c’était la cour des dauphins, un petit espace à ciel ouvert occupé en son centre par une fontaine et bordée par une galerie couverte.

Brun se tenait juste devant la sculpture qui lui donnait son nom. Les deux anciens maîtres du harem se mirent face à lui. Le roi les regarda un instant. Son visage dépourvu d’expression ne permettait pas de savoir ce qu’il pensait.

— Au revoir mère, dit-il enfin.

Il l’attrapa par les épaules et lui donna un baiser sur chaque joue. Puis il l’enlaça et la serra contre lui.

— Je ne vivrais pas loin, fit-elle remarquer. À peine plus d’une longe.

— Si proche, et si loin à la fois.

Il s’écarta d’elle pour prendre Chenlow à son tour dans les bras.

— Et toi, rends-la heureuse, lui chuchota-t-il à l’oreille. Sinon, je pourrais bien m’énerver.

— C’est justement mon intention.

Puis il recula d’un pas, retrouvant son attitude de roi.


Chenlow enleva son pendentif au soleil stylisé, symbole de sa fonction, et le tendit à Brun qui le prit et le déposa sur un coussin à sa gauche. Puis ce fut au tour d’Orellide de retirer une chaînette qui portait le même symbole en beaucoup plus petit. Brun le posa à sa droite. Brun embrassa sa mère et son ancien chef du harem une dernière fois. Puis les deux amants le contournèrent et se placèrent derrière lui.

Daniel s’avança alors et se mit face à lui. Brun le salua d’un hochement de tête. Puis il attendit.

— Vas-y, murmura Mericia à Deirane.

— Où ça ?

— Quelle cruche tu es !

La belle concubine poussa sa nouvelle cheffe qui se retrouva au centre de la cour, exposée à tous les regards. Le visage en feu, Deirane rejoignit sa place à côté de Daniel.

— C’est bon ? s’enquit Brun. On peut procéder ? Le moment est à votre convenance ?

— J’ignorais que je devais participer à une cérémonie, se défendit Deirane.

— Pourtant ma mère vous a annoncé qu’elle partait et que vous repreniez ses fonctions.

Deirane resta silencieuse. Brun l’avait prise en grippe, toute réponse qu’elle donnerait serait forcément mauvaise.

— La tradition veut que le chef du harem et la première concubine soient amants, attaqua Brun. Est-ce votre cas ?

— Non ! s’écria Deirane.

Brun lâcha un petit sourire devant la réaction outrée de Deirane. Puis il désigna Loumäi du doigt.

— Rejoins-nous, ordonna-t-il.

Ainsi, même cela, Brun le savait. Il était vrai que les deux amoureux ne se cachaient pas. Timidement, le visage en feu, Loumäi s’avança. De la main, il lui intima de prendre place à sa gauche. Elle se retourna, face à l’assistance, les mains dans le dos.

— Daniel, en tant que Seigneur Lumineux d’Orvbel, je fais de toi le chef de mon palais.

Il tendit la main orientée vers le haut à Loumäi, sans même accorder un regard sur la jeune femme. Heureusement, elle comprit aussitôt ce qu’il désirait. Elle se précipita pour prendre le pendentif au soleil stylisé et le déposer dans la paume ouverte. Il le leva, et passa la chaîne autour du cou de l’eunuque qui se pencha légèrement pour lui faciliter la tâche. Puis Brun l’empoigna par les épaules et l’embrassa sur chaque joue.

— Je sais que cela va être dur. Chenlow a placé la barre très haut. Tâche de faire aussi bien que lui. Nous vivons des temps difficiles, mais ils prendront fin un jour. Ton devoir est de barrer le navire jusqu’à atteindre le port.

Brun recula à l’emplacement qu’il occupait juste avant. Il s’inclina pour saluer le nouveau chef du harem. Daniel l’imita, se penchant beaucoup plus pour marquer la différence de rang.

Le tour de Deirane était arrivé.

— En tant que mère de la future reine, ce poste te revient. Les hasards de la naissance ont voulu que tu l’obtiennes avant que notre fille ne monte sur le trône. Cela ne signifie pas que tu es ma reine. Tu ne deviendras jamais reine.

Deirane baissa la tête face à cette humiliation.

— Tu n’es pas reine, cependant tu t’es montrée efficace dans cette crise que nous traversons. Aussi j’accepte ta nomination au poste de première concubine.

Première concubine. Ce titre n’existait pas, Brun venait de l’inventer. C’était la première fois en fait qu’une concubine accédait à ce poste alors que l’ancien roi régnait toujours.

Brun tendit à nouveau la main. Loumäi y déposa le second collier. La chaînette était trop courte pour le passer par-dessus la tête. Le roi ouvrit le fermoir et le présenta à Deirane. Elle releva ses cheveux afin de se dégager la nuque et se retourna. Brun fixa le collier. Elle lui fit de nouveau face. Comme pour Daniel, il la prit par les épaules et l’embrassa sur les deux joues.

— Ne me trahis pas, lui glissa-t-il discrètement à l’oreille. Et tout se passera bien entre nous.

Deirane se raidit. Elle avait compris le message. Aussi longtemps qu’elle se montrerait sage, il n’entreprendrait rien contre elle. Eh bien, il allait être déçu. Elle ne comptait pas jouer le rôle de la petite fille modèle, humble et obéissante.


Personne n’avait prévu de passer du temps à l’extérieur ce jour-là, et beaucoup commençaient à manifester leur inconfort face au froid, même si la cour, déblayée tous les jours, était exempte de neige. Mericia, dont le supplice demeurait trop présent dans son esprit, avait carrément renoncé et rejoint la chaleur du palais.

— Le moment est venu de terminer la cérémonie, déclara-t-il, sinon je n’aurai plus aucune concubine en état de réchauffer mon lit ce soir.

Sa plaisanterie tomba à plat, sans éveiller plus que quelques rires. Il n’y fit pas attention.

— Serlen, Daniel, je remets le harem entre vos mains. Prenez-en soin.

D’un geste de la main, il les congédia comme des domestiques, ce qu’ils étaient pour lui d’ailleurs. Deirane était un peu plus. En tant que concubine, il pouvait disposer de son corps à volonté. Toutefois Daniel était un eunuque, totalement interchangeable, qu’il n’hésiterait pas à remplacer s’il ne convenait pas.

Il se tourna vers Orellide et Chenlow. Il enlaça longuement sa mère une dernière fois.

— Soyez heureux tous les deux, profitez bien de vos années. Ce palais vous est ouvert aussi bien à l’un qu’à l’autre.

— Quand on sera installés, tu viendras nous rendre visite ? s’enquit Orellide.

— Bien sûr. Je verrais auprès d’Andrew comme sortir rejoindre discrètement en ville. Il en a l’habitude.

Deirane chercha Anders des yeux. Il ne se trouvait pas dans l’assistance, pas plus qu’un autre garde rouge. Pourtant, elle était persuadée qu’ils ne perdaient pas une miette de la cérémonie.


Orellide embrassa son fils une dernière fois, puis elle se retourna et prit la main de Chenlow. Ensemble, ils passèrent la porte qui menait hors du harem.

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