LII. Le Concert - (1/2)

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Deirane était excitée comme une puce. Cela durait depuis le matin. Dursun, épuisée par son agitation, avait fini par s’enfuir dans la bibliothèque pour lire tranquillement. Quant à Loumäi, la jeune femme avait réussi à atteindre les limites de la flegmatique domestique qui pour la première fois de son séjour au harem s’était énervée contre sa patronne. Se faire rabrouer par Loumäi était si inattendu que Deirane s’était aussitôt calmée. Pour peu de temps malheureusement, et Loumäi avait lâchement cédé sa tâche à une consœur avant de se réfugier dans la laverie à s’occuper du linge à nettoyer. Et sous l’attention paniquée de la pauvre Tea, Deirane avait essayé plus d’une dizaine de tenues, de la plus provocante à la plus sage. Elle avait fini par se décider sur une position médiane, une robe longue, fendue sur les côtés, au décolleté large et profond, juste fermé par une gaze transparente, qui laissait entrevoir la courbure de ses seins. Jamais elle n’aurait osé s’habiller ainsi quelques années plus tôt. Même les couleurs avaient fait l’objet d’un conseil de guerre, Deirane trouvait le blanc trop lumineux et le noir trop austère. C’est cependant sur cette dernière couleur que suivant les suggestions de Dursun, elle avait choisi. La jeune femme estimait qu’il contrastait joliment avec la pâleur de sa peau. Sur les conseils de Mericia, elle compléta sa toilette par des chaussures à talons plats, moins esthétiques que des escarpins, mais préférables si elle devait bouger sur scène.

L’état de Deirane était dû à sa représentation en public. Brun avait tenu la promesse faite un douzain plus tôt et ce soir là, elle allait se produire au théâtre de la ville devant plus d’une centaine de personnes, sans compter les balcons qui accueillaient gratuitement les pauvres citoyens. Cette gratuité aussi constituait une nouveauté, et dans le climat ambiant de morosité, la population l’avait joyeusement reçue.

Deirane écarta légèrement le rideau qui fermait la scène et jeta un coup d’œil. En découvrant que la salle était comble, elle paniqua. Dursun, clopinant sur sa canne, approcha d’elle. Elle lui posa la main sur l’épaule.

— Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer, tenta-t-elle.

— Si je me ratais. Si je n’arrivais pas à jouer correctement. Si je chantais faux.

— Pendant les répétitions, tu n’as jamais chanté faux. Pourquoi commencerais-tu aujourd’hui ?

Dursun avait raison. Depuis le temps qu’elle s’entraînait, Deirane avait appris à poser sa voix. Saalyn lui avait enseigné comment utiliser un usfilevi, elle n’avait pas eu le temps de lui apprendre à chanter. Heureusement, les cours qu’à la demande d’Orellide Chenlow lui avait imposés s’étaient révélés efficaces. Deirane s’était montré une bonne élève.

Deirane se tourna vers son amie. Elle fut surprise en découvrant qu’elle devait légèrement lever la tête pour la regarder dans les yeux. Depuis quand était-elle devenue plus grande qu’elle ? Deirane était officiellement la plus petite femme du harem, voire de tout l’Orvbel.

— Tu ne seras pas la seule sur scène, ajouta Dursun.

Dursun avait raison. Outre la chanteuse, deux concubines et un eunuque enrichissaient l’orchestration et Mericia avait détaché quatre danseuses et autant de danseurs de la troupe afin de compléter l’ensemble. Ce n’était pas Deirane qui offrait un spectacle à la ville, c’était la totalité du palais.


Deirane se souvenait encore quand Brun leur avait présenté cette proposition. Il avait convoqué dans son bureau les quatre cheffes de factions : les trois qui participaient au gouvernement et Terel. Le choix de l’endroit avait pour but de donner une tournure officielle à leur rencontre. Brun patientait, assis à sa place. Devant lui, quatre fauteuils attendaient que leurs occupantes s’installassent. Après les salutations d’usage, il entra dans le vif du sujet.

— Mesdames, commença-t-il. Depuis quelques douzains, nous sommes partis sur un mauvais pied. Aussi, nous estimons qu’il est temps de changer diverses choses dans le harem. Ou plutôt de restaurer le harem puisque nous ne comptons que rétablir son fonctionnement tel qu’il était à l’époque de notre grand-père, Brun troisième du nom.

Les quatre femmes se regardèrent, à la fois intriguées et inquiètes. Elles se demandaient ce que le roi leur réservait comme coup tordu.

— En premier lieu, nous avons décidé d’assouplir la discipline dans ce harem. Jusqu’à présent, quand vous désiriez acquérir un objet, vous deviez envoyer un eunuque procéder à l’achat. À partir de maintenant, c’est fini. Vous pourrez y aller vous-même, à condition qu’un eunuque et un garde rouge vous accompagnent. Vous pourrez aussi vous rendre dans les lieux culturels, voire gérer vos affaires en ville selon les mêmes conditions. Avez-vous des questions à poser sur ce point ?

Aucune concubine ne prononça le moindre mot. La surprise de cette annonce était telle, qu’elles étaient incapables d’aligner deux idées cohérentes. Un sourire satisfait sur le visage, Brun reprit.

— Nous pouvons en venir au second sujet que nous souhaitons aborder. Ce harem abrite un certain nombre de talents que la population mérite de connaître. Les tableaux de Sarin et de Kassas, les poèmes de Soben où les sculptures de Manari sont déjà célèbres dans le monde entier. Et la troupe de Cali, que vous avez reprise haut la main, continue de faire salle comble. Mais toi Mericia, n’as-tu pas envie de te produire à leur tête lors de leur prochain spectacle. Et toi Serlen, tu maîtrises ton usfilevi. Que penserais-tu de jouer en public ? Naturellement, un usfilevi sur scène c’est un peu juste, mais je suis sûr que le harem possède d’autres instrumentistes compétents aptes à t’accompagner.

Comme aucune ne réagissait, il continua.

— Dans douze jours, les jeux d’Orvbel auraient dû avoir lieu. En raison de la conjoncture, ils sont bien entendu annulés. La neige ne facilite pas les déplacements et la maladie entraîne la mise en quarantaine de nombreux voyageurs dans certaines villes. Sans compter que nos réserves de nourriture sont proches de l’épuisement et je n’aurai pas les moyens de nourrir les combattants. Or le peuple a besoin de distraction, surtout ces temps-ci. Aussi nous avons décidé de remplacer les jeux par une série de spectacles donnés par le harem au grand théâtre. Mericia, tu ouvres le bal, sans mauvais jeu de mots, par le dernier spectacle que tu mets au point avec la troupe de Cali. Serlen, tu prendras la suite avec un récital de chanson. Et si vous avez dans vos factions n’importe quel talent capable d’être présenté au public, n’hésitez pas. Vous disposez de beaucoup de temps libre au harem et nombre d’entre vous ont développé des compétences, ne serait-ce que pour s’occuper.

Son regard se porta sur Lætitia.

— Nous pensons en particulier à ta lieutenante Deter qui manie les couteaux comme personne. Un dernier point. Orkan, notre champion ronge son frein dans sa villa. Il commence à être âgé et cette année aurait dû représenter la dernière de sa carrière. La maladie qui ravage le continent lui a volé son baroud d’honneur. Se produire sur scène pourrait en partie compenser sa déception. Il est prêt à vous assister. Nous pensons que vous seriez surprise de ce quoi il est capable. N’hésitez pas à faire appel à lui.

Brun croisa les bras sur sa poitrine et s’enfonça dans son fauteuil.

— Quand commence le spectacle  ? demanda Deirane.

— Dans onze jours, répondit Brun.

— Onze ! C’est peu.

— Cela fait des années que vous vous entraînez toutes. Vous êtes au point. Mericia prépare la dernière chorégraphie depuis des mois. Je sais qu’elle s’est exercée en vue de tenir le rôle vedette, même si elle avait peu d’espoir de le présenter elle-même au public. Quand la troupe partira en tournée, la danseuse ayant répété le rôle te remplacera. Cependant, ici en Orvbel, c’est toi, Mericia, qui t’en chargera.

— Donc, dans onze jours, je vais me produire en public devant toute la ville, intervint Mericia

— Toute la ville ! Non. Le théâtre ne comporte que deux cents places. Cinq cents si on compte le balcon et les loges.

— Dans onze jours, je présenterai un spectacle de danse. Un art où la beauté et la grâce tiennent le rôle majeur.

— C’est cela, confirma Brun.

— La beauté et la grâce.

Elle ôta la prothèse de son bras droit et brandit son moignon, là où aurait dû se trouver sa main.

— La beauté, avec ça ! s’écria-t-elle.

Brun ne se laissa pas démonter.

— Nous avons commandé une prothèse réaliste à un gems. Elle est animée, même si elle ne remplacera pas une vraie main. Elle sera prête dans six jours. Tu en auras cinq pour t’entraîner avec.

Sous le coup de la surprise, Mericia se rassit. Les services des gems étaient très chers, Brun avait dû dépenser une fortune pour un tel objet. Sans compter qu’ils vivaient loin de l’Orvbel, dans les montagnes dont la plus proche était à plus de mille longes. Deirane apprit par la suite que le roi s’était adressé à une gems de passage dans la ville. Le prix restait cependant élevé.


Depuis, Deirane avait vu la prothèse. À la base, elle était taillée dans une matière noire qui ressemblait à de la corne, luisante comme si elle avait été vernie. Dans la paume, elle contenait une gemme de pouvoir qui lui conférait sa magie. Des sorts imprégnés dans des petites billes permettaient de la charger. Et là, tout changeait. Sa couleur s’accordait avec la peau de la porteuse et les doigts s’animaient. Brun avait dit la vérité, cette prothèse ne remplacerait jamais la main disparue, elle ne pouvait pas saisir les objets et n’était pas assez précise pour ses activités manuelles. Elle permit cependant à Mericia de réaliser les gestes gracieux que sa prestation nécessitait.


Toutefois, ce que Mericia n’avait pas relevé, au contraire de Deirane, s’était qu’il avait cessé de cacher la concubine. Il prenait le risque de l’exposer en public et qu’elle fût reconnu. Si un Naytain de passage faisait le lien avec Meghare de Pers, le royaume allait au devant de graves ennuis. Quelle folie poussait Brun à abandonner ces règles élémentaires de prudence qui avaient prévalu jusqu’alors ? En tout cas, les jours suivants ne poussèrent pas Brun à revenir sur ses décisions.


Finalement, ils ne firent pas appel aux services d’Orkan. Ils préparèrent avec lui un spectacle qui mettait en vedette sa force extraordinaire. Malheureusement, ils ne disposèrent pas d’assez de temps pour s’entraîner. Aussi quand la série de concerts débuta, avec les Héritiers de Cali, il n’était pas prêt. Le ballet interprété par la troupe, dirigée par Mericia, provoqua une ovation dans la salle. Tout le monde connaissait la danseuse décédée qui se produisait souvent en ville. Les choses étaient différentes avec la concubine qui n’avait été aperçue qu’en de rares occasions, lors des cérémonies en l’honneur de Matak. Et les gens se pressèrent nombreux dans le but de l’admirer. Le théâtre avait même dû refuser des entrées, au point qu’une autre représentation avait été programmée le douzain suivant. Naturellement, un tel résultat avait satisfait Brun. Sa popularité, écornée par la maladie, la famine et le froid, était remontée. Du côté de Deirane, la qualité de sa prestation l’avait surprise. Elle signifiait qu’en dépit de la quasi-impossibilité de se produire un jour en public, Mericia s’était entraînée comme si cela avait une chance d’arriver. Et elle avait eu raison.


Et trois jours après Mericia, ce fut le tour de Deirane. Elle devait présenter un récital. Elle avait encore en tête la prestation de Saalyn à l’ambassade de l’Helaria, quatre ans plus tôt. Elle serait incapable de l’imiter. Son amie bénéficiait d’années de pratique. Sans compter qu’elle ne savait pas bouger comme la stoltzin. Parfois, on avait presque l’impression qu’à l’instar d’une actrice, Saalyn interprétait un rôle. Elle se montrait tour à tout pudique, sensuelle, ou coléreuse en fonction du thème de sa chanson. Cependant, cela donnait à Deirane une piste à suivre pour sa représentation. Elle n’allait pas danser comme Saalyn, elle allait favoriser des poses plus statiques, de même que ses autres musiciens. Et c’était les ballerines prêtées par Mericia qui allaient assurer la partie visuelle du spectacle.

Un brouhaha s’éleva. La plupart des regards dans la salle étaient tournés vers les loges. Elle suivit la direction. Brun venait d’arriver, accompagné d’Orellide. Depuis qu’elle n’était plus concubine, la mère du roi avait adopté des tenues élégantes qui ne mettaient plus autant sa beauté en valeur, la faisant malgré tout paraître plus jeune qu’elle n’était en réalité. Ce soir-là, elle portait un chapeau agrémenté d’une petite voilette qui couvrait son visage sans vraiment le cacher. Voilà qui était nouveau, elle n’en avait jamais mis quand elle vivait dans le harem. Brun lui-même avait troqué son habituelle robe longue par une chemise verte – une couleur si rare et chère que seuls les gens les plus riches pouvaient se l’offrir – brodée de fils d’or et un pantalon brun foncé, très éloigné de la mise simple qu’il adoptait lorsqu’il travaillait. Un déluge d’ovations accueillit son entrée quand il salua la foule, quelques huées aussi auxquels il ne prêta garde.

Tout le monde était arrivé, cela allait être le tour de Deirane. Une boule immense lui écrasait le ventre et lui oppressait la poitrine. Jamais elle ne parviendrait à chanter devant toute cette foule. Elle allait se montrer incompétente et les spectateurs allaient la lyncher. Elle laissa retomber le rideau et regagna la proximité rassurante de ses musiciens. Le claquement de la canne de Dursun sur le bois de la scène l’incita à se retourner. Dursun passa son bras libre autour de la taille gracile et l’attira vers elle.

— Courage, la rassura-t-elle, cela fait des années que tu chantes devant nous. Tu vas y arriver.

— Ce n’est pas pareil, protesta Deirane.

— C’est exactement pareil. Le changement n’est présent que dans ta tête. Ce qui change, c’est la perception que tu as des spectateurs.

— C’est facile à dire. Ce n’est pas toi qui entres dans la fosse aux hofecy.

— Tu sais, ils ne vont pas te manger.

— Tu en es sûre ?

Deirane laissa retomber le rideau. Elle se rendit à sa place. Elle avait prévu une chaise au cas où ses jambes la trahiraient. Elle s’assit, prit son usfilevi posé sur un support juste à côté. Elle jeta un dernier coup d’œil d’encouragement auprès de ses musiciens, puis se mit en position.

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