LI. Le Concert - (2/2)

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Lentement, le rideau s’écarta. Dursun se dépêcha de quitter la scène, saisissant sa canne à la main au risque de tomber. Le silence s’installa aussitôt. La foule cessa de discuter, impatiente et attentive à la prestation de l’artiste. Situé juste en face d’elle, Brun affichait son habituel visage indéchiffrable. Orellide lui adressa un sourire de connivence qui la rassura. Dans d’autres loges, elle reconnut Lætitia et même Bilti. Seule Mericia ne s’affichait pas parmi le public. Et pour cause, elle officiait dans les coulisses à préparer sa troupe… leur troupe. Brun la leur avait confiée à toutes les deux, même si Mericia y jouait un plus grand rôle.

Deirane devait maintenant jouer. Elle se sentait incapable de commencer, comme si briser le silence allait provoquer une catastrophe. Heureusement, Dursun avait prévu la situation. Elle s’était chargée de la programmation musicale. Le premier morceau qu’elle avait programmé débutait par une descente chromatique à la flûte qui se termina par une note tenue. Elle donna à Deirane le temps de se resaisir avant d’entamer son interprétation.

Comme première chanson, elle avait choisi un titre développé par un artiste local quelques décennies plus tôt, qui évoquait la beauté des forêts après la pluie. Cette mélodie, très populaire depuis que les chutes de neige s’étaient imposées sur le pays, fut bien reçu par le public. Le bas peuple, installé sur le balcon, reprit les paroles avec la chanteuse, alors que les fauteuils d’orchestre restèrent silencieux. Mais ils mirent autant d’enthousiasme que les autres à applaudir quand elle joua la dernière note.
Encouragée par cet accueil, elle entama la chanson suivante le cœur plus léger. Le début de sa représentation parcourait la vallée de l’Unster, descendant depuis l’Yrian, puis l’Ocarian et enfin le Salirian. Brun semblait apprécier ce voyage mélodique. Apparemment, il n’avait pas pris conscience de ce qui se trouvait à l’embouchure du fleuve, sinon il n’aurait pas affiché un air aussi satisfait.

Sur toutes les chansons que Deirane avait composées, deux lui paraissaient acceptables. Elle les mêla au spectacle. Le public les accueillit avec le même enthousiasme.

Enfin, elle aborda le répertoire de Saalyn. Elle commença par la mercenaire. Son amie la lui avait offerte, elle était la seule à l’interpréter et le public n’avait pu l’apprécier qu’une seule fois, lors d’une fête à l’ambassade de l’Helaria. Brun ne la connaissait pas. Il ne réagit donc pas quand elle la chanta. Les suivantes, c’était une autre affaire. À son récital, elle aurait voulu ajouter « Au plus profond de l’océan », qui évoquait la mort du jeune frère de la guerrière libre. Elle savait que Brun était assez au fait des mœurs helarieal pour la comprendre. Saalyn avait cependant bien spécifié autrefois que seule elle pourrait la chanter et, en mémoire à Dercros, tous les aèdes des deux continents avaient respecté ce souhait. Deirane fit de même. Concernant le reste du répertoire, c’était une autre histoire. Elle n’avait pas joué plus de quelques accords de la première qu’il la reconnût. Il se leva, s’appuyant sur la rambarde qui fermait la loge et la dévisagea, l’air furieux. La surprise qu’il évoqua quand le public reprit en chœur les paroles bloqua toute réaction de sa part. Il se rassit tranquillement, sans intervenir. Ses yeux, toutefois, lançaient des éclairs. Deirane savait qu'après le spectacle, elle allait passer un sale moment. Elle n’en avait cure, elle interpréta l’une après l’autre toutes les chansons composées par Saalyn qu’elle connaissait. Et comme cela faisait quatre ans maintenant qu’elle les apprenait, elle put tenir presque un monsihon. Devant l’enthousiasme de la salle, Brun retrouva un semblant de calme.

Enfin, le tour de chant se termina. Prise dans l’ambiance, Deirane fut presque surprise quand il arriva, il avait duré si peu de temps. Pourtant, plus d’un monsihon s’était écoulé. Face à la foule, elle salua sous un tonnerre d’applaudissements. En levant les yeux vers les loges, elle découvrit que Brun ne s’y trouvait plus. Soudain, elle le vit ses côtés, un gigantesque bouquet de fleurs à la main qu’il offrit à la chanteuse. Puis avec elle, il salua le public. Les ovations les ciblaient aussi bien elle que lui. D’un geste de la main, elle invita les musiciens à les rejoindre. Le rideau retomba. Comme les applaudissements ne faiblissaient pas, il se releva.

Brun leva un bras, le silence s’installa.

— Afin de vous remercier de votre accueil, Serlen va vous interpréter une dernière chanson : « le temps de notre vie ».

— C’est un duo, objecta-t-elle à voix basse. Un homme doit accompagner la chanteuse.

— N’en suis-je pas un, répliqua Brun sur le même ton ?

Surprise, Deirane ne répondit pas.

Brun prit Deirane par la taille. Au passage, il la pinça, certainement une vengeance envers son insubordination. Si c’était tout ce qu’elle allait subir, elle s’en tirait à bon compte. Les musiciens considérèrent ce geste tel un signal. Ils rejoignirent leurs instruments. Deirane laissa son usfilevi sur son support. Après tout, elle était encore encombrée par son bouquet. Son orchestre allait devoir se débrouiller seul.

Elle connaissait les paroles de la chanson, elle les avait apprises avec une autre concubine dans le rôle masculin. Cette dernière faisait d’ailleurs partie du public, dans une des loges. Quand les premiers accords retentirent, elle commença à chanter. À sa grande surprise, Brun, enchaîna à la perfection. Lui aussi s’était entraîné. Il possédait une belle voix de baryton qui s’harmonisait avec celle de Deirane.

Les applaudissements furent encore plus nourris que précédemment. Deirane et Brun, se tenant par la main, saluèrent la foule à l’unisson. Puis le rideau retomba, définitivement.

— Ne me joue plus jamais un coup tel que celui-là, gronda Brun.

— Le spectacle est une réussite, le public a aimé, se défendit-elle.

Pendant un long moment, Brun se délecta des applaudissements.

— C’est pourquoi je vais faire preuve de mansuétude aujourd’hui. Recommence-moi ce coup là encore une seule fois et tu ne verras plus jamais ton enfant.

Deirane s’attendait à des violences de la part de Brun, pas à des menaces non suivies d’effets. Néanmoins, celle-là était sérieuse. Elle déglutit afin de chasser la boule d’angoisse qui lui avait un bref instant serré la gorge.

Orellide arriva alors sur scène, accompagnée de Chenlow et de Pers.

— C’est un spectacle extraordinaire que tu nous as donné là ! s’écria-t-elle.

— Merci Mère, répondit solennellement Brun.

Orellide montra moins de formes, elle se jeta au cou de son fils et l’enlaça.

Chenlow entraîna Deirane à l’écart.

— Tu as fait une excellente prestation, la félicita-t-il. Mais ta petite rébellion m’a semblé risquée. Interpréter tout le répertoire de Saalyn devant lui ne pouvait qu’attiser sa colère. Qu’a-t-il envisagé comme punition ?

— Rien, répondit Deirane.

— Rien ?

Chenlow haussa un sourcil d’étonnement.

— Vraiment aucune sanction ?

— Il m’a menacé si je recommençais.

— Voilà qui est surprenant. À mon avis, il est en train de décider ce qu’il va bien pouvoir t’infliger. Ou bien, peut-être que je me trompe et que notre roi se civilise en prenant de l’âge. En tout cas, ne refais plus une telle bêtise. Je sais que tu aimes cette chanteuse, et pas qu’à cause de ses chansons. Cependant, réserve son répertoire à un petit comité. N’oublie pas que tu as plus à perdre que lui.

Un claquement régulier sur le bois attira son attention. Il leva la tête, à temps pour rattraper Dursun qui avait perdu l’équilibre.

— Chenlow ! s’écria-t-elle.

Elle enserra son cou de ses bras, autant pour l’enlacer que pour ne pas tomber.

— Dites, je n’étais pas si apprécié quand j’étais chef du harem, releva-t-il. On me regrette donc un peu ?

Deirane, tout comme Dursun, hésita. La question était piégée. Elles aimaient leur ancien maître. Mais elles appréciaient aussi Daniel. En plus, ce dernier étant en couple avec Loumäi, elles étaient très proches de lui. Chenlow comprit la nature de leur silence.

— Vous pouvez dire oui sans trahir Daniel. Si nécessaire, je suis prêt à nier devant lui que vous me préfériez.

Dursun éclata de rire.

— Quant à vous, jeune demoiselle, je ne me souvenais pas que vous étiez si grande.

Dursun pouffa. Grande, elle l’était à peine plus que Deirane. Toutefois, ces derniers mois, sa silhouette s’était transformée, devenant plus svelte, son visage s’était affiné. L’adolescente avait quasiment laissé la place à une femme adulte. Et plus que jamais, elle ressemblait à sa sœur. Elle était tout aussi belle, avec presque les mêmes traits. Tout au plus, un observateur attentif qui aurait connu Gyven aurait pu remarquer que Dursun avait les yeux marrons alors que ceux de son aînée étaient noirs.

— Cela ne fait que deux douzains que j’ai quitté le harem. Où est passée la fillette qui chahutait dans la piscine des chanceuses ?

— J’y vais toujours, le contredit-elle. Tous les soirs avant le repas et parfois au début du mitan.

Il la pressa une dernière fois contre lui avant de rejoindre Deirane.

— C’était une prestation magnifique, la félicita-t-il, même si certains de tes choix étaient discutables.

— Tu n’apprécies pas les chansons de Saalyn ?

— Si. Brun, lui, risque de ne pas te pardonner.

Elle jeta un bref coup d’œil en direction du roi qui discutait avec sa mère.

— Il est allé trop loin dernièrement. S’il prenait des sanctions, le harem exploserait.

— N’oublie pas qu’il a toujours la possibilité d’envoyer les gardes rouges vous mater.

— Et devenir la risée du monde entier ! Le Seigneur lumineux doit maîtriser ses femmes en faisant appel à ses gardes du corps !

Chenlow sourit à cette évocation.

— Méfie-toi quand même. Il n’a pas besoin des gardes rouges. Un ou deux exemples de sa propre main pourraient suffire. S’il ne le fait pas, c’est parce qu’il aime bien sa tranquillité le soir. Il n’a pas envie de vivre en état de siège. Cependant, j’ai pu constater que son comportement avait changé lors des derniers douzains de mon office. Depuis peu, il est enclin à des colères violentes. Méfie-toi. Il pourrait s’en prendre à toi physiquement comme il l’a fait avec Mericia.

— Il y a une différence entre elle et moi, fit-elle remarquer, il ne peut pas me blesser.

— Cela signifie juste qu’il n’aura pas besoin de retenir ses coups. Tu ressens la douleur comme tout le monde. S’il perd patience, tu risques de passer un moment très pénible.

— Tu as raison. Je tiendrais compte de ton avertissement.

Chenlow embrassa la jeune femme sur les deux joues avant de rejoindre Orellide. L’ancienne concubine parlait avec son fils. Deirane préféra ne pas s’en mêler, elle ramassa son usfilevi puis de retourner les loges en compagnie de Dursun.

Elle rangeait son instrument dans son étui quand une idée lui traversa la tête.

— Tu crois que des Helariaseny assistaient au concert ?

— Je serais surprise que la Pentarchie n’ait pas envoyé d’espions. Tout comme l’Orvbel en a en Helaria.

— Je me doute que des espions se cachent dans le public. Mais parmi les spectateurs ne trouverait-on pas quelques Helariaseny venus juste par curiosité ?

— Tu veux savoir si ce récital arrivera aux oreilles de Saalyn. À mon avis, elle ne va pas tarder à l’apprendre. J’ai remarqué que les informations circulaient vite en Helaria.

Deirane hocha la tête. Elle n’était qu’à moitié satisfaite de cette réponse.

Quelqu’un frappa. Elle l’invita à entrer. Un eunuque passa la porte.

— Êtes-vous prêtes à rejoindre le palais ? s’enquit-il.

— Presque, répondit Deirane.

Elle rangea son usfilevi dans sa boîte.

— Nous vous suivons, déclara-t-elle enfin.

— Avant je dois transmettre les consignes du Seigneur lumineux.

— Allez-y, qu’exige-t-il de moi ?

— De vous rien. C’est à la concubine Dursun qu’elles sont destinées.

— À moi ? s’étonna Dursun.

Concubine ! Il avait désigné Dursun en utilisant le terme de concubine ! La peur noua soudain les entrailles de Deirane.

— Vous avez commis une erreur, signala-t-elle, Dursun n’est pas encore concubine. Elle n’est toujours que chanceuse.

Elle espérait que sa voix ne laissait pas filtrer sa panique naissante.

— Maintenant si, la corrigea l’eunuque, depuis un calsihon. Dans huit jours, elle prendra son tour au sein de la couche royale où le seigneur Brun se chargera d’achever sa formation et d’en faire une femme.

Deirane se mit à trembler. Ainsi Chenlow avait eu raison. Malgré ses dénégations, Brun la punissait. Et de la pire façon qui soit. En s’attaquant à Dursun. Elle se tourna vers la jeune fille. Celle-ci ne réagissait pas, elle était en état de choc, incapable de réfléchir.

— Je dois parler à Brun tout de suite, réclama Deirane.

— Le Seigneur lumineux avait prévu cette demande et il m’a aussi confié un message qui vous est destiné. Il a dit qu’il ne vous forçait à rien ; néanmoins si vous le désiriez, vous pourriez l’accompagner ce jour-là.

Deirane savait ce que cela signifiait, Brun l’avait suffisamment prévenue par le passé.

Deirane prit la main de Dursun et emboîta le pas à l’eunuque. Dursun suivit son amie d’un pas mécanique jusqu’à la voiture qui les attendait dans la cour derrière le théâtre.

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