LIII. Le Roi fou - (1/2)

12 minutes de lecture

TW : Ce chapitre évoque des scène de violence.

Le jour était arrivé. La boule au ventre, Dursun attendait le moment fatidique dans la suite de Deirane. Elle avait eu comme projet de s’habiller de la façon la plus enfantine qui fût, avec des vêtements de fillette qui donnaient l’impression d’être bien plus jeune qu’elle ne l’était en réalité. Brun avait anticipé cette tentative en lui envoyant la robe qu’elle devait porter, une robe courte et très décolletée. Deirane avait décidé de l’accompagner. Tout le temps qu’elle passerait avec le roi serait autant de moins infligés à Dursun. Afin d’attirer au maximum l’attention du roi, elle avait choisi une tenue qui l’exhibait : un petit haut qui cachait à peine sa poitrine et un pagne emprunté à Mericia.

La porte s’ouvrit soudain. Un instant, Deirane craignit que Brun, impatient, ait envoyé un eunuque afin de lui amener les deux femmes. À la place, ce furent Mericia, Laetitia et Terel qui entrèrent. Une concubine inconnue les accompagnait. Elle avait la peau noire des naytaines, mais elle était petite et menue. Et elle était à peine habillée, elle ne portait qu’un simple pagne. Elle venait certainement d’un pays plus à l’est sur la grande route.

— Que faites-vous là ? demanda Deirane.

— Je suis venue chercher Dursun, répondit Terel.

— Pourquoi ? s’écria Dursun.

Elle semblait paniquée par cette éventualité. L’agression qu’avait menée la concubine contre elle hantait toujours ses souvenirs.

— Parce que toi et moi nous nous détestons. Brun n’aura pas l’idée de venir la chercher dans mes quartiers.

— Et après ? s’étonna Deirane.

— Et après, on compte quatre-vingts suites dans ce harem. Sans compter tous les souterrains et le bâtiment des domestiques. Brun ne la trouvera jamais, expliqua Mericia.

— Quand Brun comprendra, il fera fouiller tout le harem.

— Comment ? Les eunuques sont sous les ordres de Daniel. Ils ne mettront pas beaucoup de zèle à accomplir cet ordre. Et les gardes rouges ne sont pas assez nombreux.

— D’accord, mais comment allons-nous sortir Dursun d’ici ?

— Par la porte, répondit Mericia.

— Mais encore. Les yeux feythas des couloirs la verront et saurons où elle est passée.

— Ils verront une concubine, mais ce ne sera pas Dursun.

Lætitia ouvrit son sac et en tira des pots en verre remplis d’un liquide noir.

— Ils verront Satella, déclara-t-elle.

— De la teinture ! s’écria Dursun.

Deirane remarqua alors à quel point la jeune fille inconnue ressemblait à Dursun. Même taille, même silhouette. Les traits étaient différents, mais elles pourraient facilement se faire passer l’une pour l’autre. À l’exception d’une différence notable, elle était aussi sombre que Dursun était claire. Et avec sa quasi-nudité, c’était la première chose que l’on remarquait chez elle. Et quand Dursun sortirait aussi peu vêtue, le garde qui surveillait les images fournies par l’œil mécanique n’y verrait que du feu.

— Déshabille-toi, lui ordonna Mericia, on va te transformer.

— Et Satella ? s’enquit Deirane. Quand Brun va la trouver dans cette pièce, il va comprendre le rôle qu’elle a joué et se mettre en colère. Il risque de s’en prendre à elle.

— Il ne la trouvera pas parce qu’elle n’y sera plus, la rassura Mericia.

— On a prévu le coup, ajouta Laetitia.

En disant cela, Mericia s’était dirigée vers la chambre de Loumäi. Un rapide regard vers le plafond lui confirma qu’elle n’était pas plus surveillée que le reste de l’appartement. Elle fouilla l’armoire et en tira une tenue complète de domestique. Elle retourna dans le petit salon.

Pendant son absence, Dursun s’était entièrement déshabillée. Laetitia et Satella avaient entrepris de lui enduire le corps avec la teinture noire. Ni Deirane ni Terel, pâles de peau, n’y participaient. Il n’aurait pas fallu que des tâches sur les mains révélassent la méthode employée pour faire escamoter Dursun. Les gardes rouges comprendraient aussitôt que ce n’était pas Satella qui était ressortie, ce qui la mettrait en danger.

En quelques minutes, Dursun se retrouva aussi sombre que la petite concubine. Elle resta un moment les bras écartés du corps, le temps de sécher. Puis elle enfila le pagne que lui tendit Mericia. La dernière fois qu’elle s’était promenée aussi peu vêtue, Terel avait tenté de la noyer ; aujourd’hui, cette même concubine l’aidait. Brun, par sa violence, avait réussi à unir les pires ennemies.

— Comptes-tu aller retrouver Brun ? demanda Mericia.

— Ai-je le choix ? Si je ne vais pas le voir, il va venir me chercher lui-même.

— Comment expliqueras-tu l’absence de Dursun ?

— Je ne l’expliquerais pas. Je lui dirais qu’elle n’est pas venue au rendez-vous.

— Il risque de se montrer violent.

— Je peux le supporter. Il ne peut pas me blesser ni me tuer.

— Justement, il pourra davantage se défouler.

— Au moins, il ne s’occupera pas de Dursun.

Laetitia entraîna Dursun vers la sortie accompagnée de son petit groupe. Seul Satella resta sur place.

— Dursun, je suis désolée, lui envoya Deirane avant qu’elle sorte.

— Ce n’est pas ta faute. C’est Brun qui devient fou, comme son père l’était.

— Ça n’aurait pas dû arriver. Pas comme ça.

— Ça le devait pourtant. Brun n’aurait pas tardé à se rendre compte que je n’étais plus une petite fille.

En effet, son corps quasiment dénudé, Deirane put constater que Dursun n’était plus une enfant. Mericia entraîna Dursun hors de la suite. Elle ferma la porte derrière elle.


À l’heure dite, Deirane monta à l’appartement de Brun. À son arrivée, le garde rouge de faction lui ouvrit le passage. Elle ne connaissait pas personnellement celui-là, mais elle l’avait déjà vu plaisanter avec Anders.

— Le Seigneur lumineux n’est pas de bonne humeur ce soir. Soyez prudentes.

— Merci.

Brun l’attendait, installé sur un fauteuil du salon qui précédait sa chambre.

— Tu es en retard, lui reprocha-t-il.

— J’ai mis du soin à me préparer. Je voulais être parfaite pour mon roi.

— Pourtant, la façon du tu es vêtue n’a pas dû te prendre beaucoup de temps. Tu t’es contentée de piocher dans la garde-robe de Mericia.

Il se mit debout et se dirigea vers la jeune femme. Elle leva la tête afin de le regarder dans les yeux.

— Pourquoi Dursun ne t’accompagne-t-elle pas ? demanda-t-il.

— Je l’ignore. Elle n’est pas venue au…

La gifle prit Deirane de court. Elle ne s’y attendait pas. Elle retint le geste de porter la main à sa joue. Malgré la sensation de chaleur qu’elle éprouvait, elle ne saignait pas.

— Je te laisse encore deux chances de me donner une réponse exacte.

— Je ne peux pas donner une information que je ne connais pas. Elle a peur. L’idée de coucher avec un homme la panique. Elle a dû se cacher quelque part. Elle ressortira dans quelques jours.

Brun s’écarta. Il marcha quelques pas de long en large.

— Est-ce ta réponse ?

Deirane hocha la tête.

— Bien.

Il rompit l’espace qui le séparait de la concubine et lui balança une seconde gifle assez puissante pour la projeter au sol. Deirane ne bougea pas tout de suite. Elle venait de comprendre que Brun allait lui faire payer d’une façon ou d’une autre sa rébellion dans le théâtre. Elle pensait le provoquer. Elle n’avait pas tenu compte de sa folie. Une erreur qui allait lui coûter cher. À moins de trahir Dursun, Mericia et les autres qui l’avaient aidée. Une solution qu’elle excluait.

— Il te reste une seule réponse possible, menaça Brun.

— Et après ? Le défia-t-elle ? Tu vas me défenestrer ?

Furieux, Brun lui balança un violent coup de pied dans le ventre. Elle se recroquevilla afin de se protéger d’un second coup. Il parvint à se retenir et à retrouver une apparence de calme. Il lui tendit même la main pour l’aider à se relever. Comme elle ne réagissait pas, il se pencha, l’attrapa par le bras et la remit de force sur ses pieds. L’éclair de peur qui passa dans le regard de la jeune femme le satisfit.

— Je te repose une dernière fois la question. Où est Dursun ?

— Je n’ai pas d’autre réponse que la précédente.

Deirane espérait que sa voix ne manquait pas d’assurance. Brun n’allait pas en rester là. Et elle allait avoir très mal.

— Cherches-en une. Sinon, tu découvriras ce qu’est la vraie souffrance.

— Veux-tu que j’en invente une ? C’est tout ce que je peux te dire. Dursun est paniquée. Elle se cache.

— C’est irrationnel. Elle sera obligée de sortir un jour de sa cachette.

— La peur n’est jamais rationnelle. C’est une sensation qui naît au fond de toi qu’il est impossible de refréner. Quand tu as peur, tu ne réfléchis plus.

Brun dévisagea Deirane, un sourire triste sur les lèvres.

— C’était ta dernière chance, déplora-t-il.

Il sonna une cloche posée sur le buffet derrière lui. Un instant plus tard, le garde rouge de faction entrait dans la pièce.

— Seigneur lumineux.

— Vous allez fouiller le harem, à la recherche de la concubine Dursun, ordonna-t-il.

— Et quand je l’aurai trouvée ?

— Vous la conduirez ici. Si quelqu’un la cache, enfermez cette personne dans la prison. Et demain, au lever du soleil, vous m’amènerez Mericia et Laetitia. Terel aussi tant que vous y êtes.

— Bien seigneur lumineux.

Le garde repartit accomplir la tâche que son roi lui avait donnée. Deirane espérait qu’il ne mettrait pas trop de zèle.

— Apparemment, tu ne supportes pas ma présence, déclara-t-elle, je vais donc rentrer.

— Rentrer ? Non. Je n’en ai pas fini avec toi.

Le visage dur et la brutalité de Brun effrayèrent Deirane quand il l’empoigna par le bras et l’entraîna à sa suite. Il la conduisit jusqu’à sa salle d’exercice, un grand espace dégagé ou deux escrimeurs avaient la place de combattre. Les râteliers bien fournis le long des murs et des vestes de protection fixés à une barre annonçaient clairement le rôle de l’endroit. Au centre, accroché au plafond par corde épaisse, un mannequin permettait au roi de perfectionner certaines bottes.

Brun poussa Deirane si fort qu’elle tomba. Prudemment, elle resta au sol. Brun sortit quelque chose d’une armoire remplie de petits équipements. En découvrant ce qu’il avait pris, Deirane paniqua. Elle essaya de s’enfuir. Brun la rattrapa et la projeta de nouveau par terre. Puis il s’assit à califourchon sur elle. Elle eut beau se débattre, ruer, le frapper, rien n’y fit. Inexorablement, il lui releva les bras au-dessus de la tête et lui attacha les poignets entre eux. Elle se mit à hurler. Quelqu’un allait bien venir. Le garde rouge de faction l’entendrait, il ne pouvait pas laisser qui que ce soit maltraiter une concubine, même le roi.

Personne ne vint.

Il la remit debout. Elle se laissa faire sans résister. Deirane n’avait plus peur, elle était au-delà de la peur : elle était terrorisée. Brun était devenu fou. Elle revoyait en lui le regard qu’il avait quand il avait battu Salomé à mort. Maintenant, c’était son tour.

De sa main libre, Brun décrocha le mannequin, puis fixa la corde qui maintenait les poignets de Deirane au crochet. Il la souleva du sol. Deirane se retrouva pendue par les bras, incapable de se défendre. Au prix d’une douleur intense au niveau des épaules, elle pouvait donner des coups de pied. Brun prenait soin de rester hors de portée.

Le roi tournait autour de sa victime, l’observant attentivement. Il semblait calmé. Pourtant, en cet instant, il ressemblait exactement au drow qui lui avait infligé sa malédiction, quand il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir exprimer sur elle. Il avait le même regard, les mêmes gestes.

— Il manque quelque chose, dit-il enfin. Je reviens tout de suite.

Il quitta la pièce un instant. Très vite, trop vite, il fut de retour.

— Je suis allé ouvrir la porte, expliqua-t-il, que les concubines profitent toutes de ta douce voix.

Deirane comprit ce qu’il avait en tête. Il espérait que ses cris allaient faire sortir Dursun de sa cachette. Parce qu’elle ne se faisait pas d’illusion, elle allait crier. Elle faisait confiance à Brun pour cela. On avait entendu les hurlements de souffrance de Mericia à travers tout le harem alors qu’elle était dans une annexe hors du palais. Elle s’agita au bout de sa corde, ignorant la douleur qui lui vrillait le dos et les épaules. Cela fit rire Brun.

— Quand on grandit au milieu des marins, on apprend à faire de bons nœuds, ironisa-t-il.

Il retourna au placard et en sortit qu’elle que chose qu’elle ne vit pas jusqu’à ce qu’il passât devant elle. Entre les mains, il tenait un fouet : une longue lanière en cuir terminée par une boule de plomb fixée sur un manche en bois. La panique revint en force. Elle se mit à crier alors qu’il ne l’avait pas encore touché. Brun attendit qu’elle se calmât.

Malgré le froid ambiant, Deirane était en sueur. Brun essuya une goutte qui perlait entre les seins. Il en profita pour lui caresser la poitrine. La douceur du geste lui redonna un instant espoir. Ses paroles le réduisirent à néant.

— Quand je punis en personne une concubine, je dois me retenir si je ne veux pas marquer sa peau de façon indélébile. Bien moins forts que les bourreaux sur les condamnés. Ces mêmes bourreaux sont cependant limités. Au-delà de cinquante, leurs coups peuvent tuer les individus faibles. À cent, personne ne résiste. Mais toi tu es spéciale. Ton tatouage te protège. Il t’empêche d’être blessée. Je n’ai aucune raison de me refréner, ni dans la force de mes coups ni dans leur nombre.

Il recula de quelques pas.

— Je te propose un pari. Combien devrais-je t’en donner avant que Dursun craque et ne vienne à ton secours ? Cent, mille, dix mille. Et je suis curieux de voir jusqu’où ce tatouage peut te protéger. Saura-t-il soutenir ton cœur ou celui-ci va-t-il lâcher sous la souffrance ?


Autrefois, Saalyn lui avait raconté qu’elle avait tenu dix coups avant de craquer et de hurler. Deirane ne tint même pas deux.


Après un long détour dans le harem, Dursun avait finalement atterri dans la suite de Gadel, une concubine de la faction de Mericia. Là, en compagnie de sa Dënea, elle avait entrepris de rincer la teinture qui la couvrait. Elle ne partait pas à l’eau et au savon. Cependant Daniel lui avait fourni une huile capable de la dissoudre. L’ambiance était si morose que les deux amantes ne profitèrent pas de l’occasion pour s’adonner à leurs ébats.

Quand elles retournèrent dans le salon, Mericia les attendait. Étrangement, la présence de cette concubine la rassura. Et pourtant, elle n’affichait plus cet air altier qui lui était habituel autrefois. Brun avait réussi à la briser. À moins qu’elle n’éprouvât pas le besoin de prouver quoi que ce soit face à Dursun.

— À ton avis, comment va réagir Brun quand il verra que je me suis défilée ? demanda-t-elle.

— Il sera furieux, c’est clair, répondit Mericia. Mais que peut-il y faire ? Il se contentera de Deirane. Bien que je doute que ce qu’il lui infligera lui procure du plaisir.

— Se faire prendre par Brun n’a jamais donné de plaisir à Deirane. Son plaisir, elle le trouve dans les eunuques que lui trouve Loumäi.

— Donc ça ne changera pas d’habitude. Elle saura y faire face.

— Je suis quand même inquiète. Au cours de ces derniers douzains, il a battu deux concubines et il en a tué une.

— Je sais, cracha Mericia, la morte était comme ma mère.

L’inquiétude de Dursun à l’égard de son amie lui avait fait oublier ce fait. Elle voulut s’excuser, les mots ne vinrent pas.

— Pourquoi Deirane s’est-elle excusée ? demanda soudain Mericia.

— Ce sont ses provocations continuelles qui ont amené Brun à ces actes.

— Non. Ne mets pas cette faute sur elle. C’est la folie de Brun la seule responsable. Il se comporte exactement comme son père. Sauf que…

— Sauf ?

— Orellide m’en a parlé. Le père de Brun a toujours été fou. Même jeune il l’était. La folie de Brun est apparue avec l’âge. Il était normal jusqu’à il y a quelques mois. Et elle a empiré ces derniers douzains.

— Qu’insinues-tu ?

— Sa folie n’est pas naturelle. Quelqu’un lui a fait quelque chose qui l’a rendu comme ça. Et les excuses de Deirane me laissent penser que c’est elle.

— À ton avis, qu’aurait-elle fait ? Et comment ?

— Je l’ignore. En fait, je n’ai aucune confirmation qu’elle a fait quelque chose. Ce n’est qu’une supposition.

— Donc, tu n’en sais rien, riposta Dursun. Tu accuses Deirane sans preuve.

— C’est toi le génie, pas moi. Cherche si Deirane avait un moyen de rendre Brun fou.

— Le simple fait qu’elle existe le rend fou, fit remarquer Gadel. Depuis quelque temps, il ne supporte plus sa présence.

— Ce n’est pas faux, confirma Mericia. Les réunions de travail, quand ils sont tous les deux dans la pièce, sont devenues pénibles.

— Ne m’en parle pas, ajouta Dursun. Deirane les appréhende. Quand elle y va, elle a…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0