LIII. Le Roi fou - (2/2)
TW : Ce chapitre évoque des scènes de violence physique et verbale.
Le premier hurlement de souffrance interrompit Dursun.
— Qu’est-ce que c’est ?
Mericia s’était à moitié relevée. Malgré son teint mat, elle était d’une pâleur effrayante.
— Brun est vraiment devenu fou, murmura-t-elle.
— Que veux-tu dire ? s’écria Dursun.
— Que Brun est en train de torturer Deirane ! répondit Gadel.
En voyant la frayeur soudaine de Dursun, la voix de Mericia claqua comme un fouet.
— Gadel ! La ferme !
Contrite, la concubine se tut.
— Excuse-moi, je ne pensais pas…
— Exactement, l’interrompit Mericia. Tu ne pensais pas.
— Il ne peut pas faire ça, dit Dursun d’une voix blanche.
— Il peut tout faire, il est le roi. Il n’a aucune limite.
— Il faut que j’y aille, il va la tuer.
Mericia retint Dursun par le bras avant qu’elle ne s’élançât.
— Il ne va pas la tuer. Il ne peut pas. Tu as oublié ? Elle va traverser un sale moment, mais elle s’en remettra. Et quand il aura passé ses nerfs, il arrêtera. Toi par contre, si tu y vas, tu ne bénéficieras pas de cette protection.
— Il ne peut pas la tuer, mais elle ressent la souffrance comme nous. Serais-tu prête à revivre ce que tu as déjà enduré même en sachant que tu ne risques rien ?
Mericia ne répondit pas. Elle ne lâcha pas Dursun pour autant. Dënea amena son amante sur le lit où elle la poussa à s’asseoir. Gadel s’installa à côté d’elle et l’enlaça à son tour la jeune femme. Malgré la douceur des gestes, elles cherchaient bien à la retenir. Si elle avait tenté de se lever, elles l’auraient contrainte.
En dépit des affirmations de Mericia, les hurlements ne se calmèrent pas. Ils duraient depuis, elles ne savaient combien de temps. Mais trop longtemps. Une personne normale aurait déjà perdu connaissance. Dursun n’en pouvait plus. Elle tremblait violemment.
— Je ne peux plus entendre ça, cria-t-elle soudain. Je dois y aller.
Ni Dënea ni Gadel ne la lâchèrent. Alors elle se mit à hurler au point de couvrir les cris de Deirane.
Mericia fit un geste à destination de Gadel qui libéra Dursun. Avec un peu de retard, Dënea se leva. Aussitôt, Dursun se jeta sur ses pieds et se précipita hors de la chambre. La Shaabiano la regarda partir.
— Elle a oublié sa béquille, fit-elle remarquer.
Elle la prit puis elle se lança à sa poursuite. Gadel hésitait sur la marche à suivre.
— Reste ici, si Dursun ne parvient pas à calmer Brun, tu serais en danger.
La concubine obéit, cependant elle jetait de fréquents coups d’œil vers la sortie. Elle était inquiète. Mericia la comprenait. Elle éprouvait la même chose. Comment cette journée allait-elle se terminer ?
Dursun traversa le harem comme une fusée. Elle n’alla pas plus loin que la porte du couloir. Son genou, maltraité par sa course, la trahit. Elle s’effondra. Dënea arriva juste derrière.
— Aide-moi ! ordonna Dursun, et amène-moi là-bas.
Sa compagne l’aida à se relever. Puis elle lui tendit sa béquille.
— Merci, dit simplement Dursun.
Elles se remirent en route, aussi vite que le lui permettait son handicap. C’était bien trop lent à son goût. Malheureusement, quand elle essayait d’accélérer, elle perdait l’équilibre.
Enfin, elles arrivèrent au dernier étage. La porte au bout du couloir, qui menait à la suite de Brun, était ouverte. Elles y entrèrent sans que personne ne les arrêtât. Même le garde de faction était absent.
Les hurlements de Deirane guidèrent Dursun jusqu’à la salle ou Brun la torturait. Avec horreur, elle découvrit le roi qui maniait son instrument en tournant autour du corps suspendu de Deirane. Au sol, plusieurs fouets à la lanière calcinée avaient été abandonnés. Le sort faisait ce qu’il pouvait pour protéger la jeune femme. Pour Dursun, cela n’était que l’indice de la force que Brun mettait dans ses coups.
— Arrêtez ! hurla Dursun. Je suis là.
Le roi interrompit son geste et se tourna vers elle.
— Enfin, dit-il, tu en as mis du temps. Je pensais que tu viendrais plus vite.
Deirane leva la tête que masquaient partiellement ses longs cheveux.
— Ne lui fais rien, murmura-t-elle. Sinon je te tuerai.
Brun lui tapota la joue.
— Tu es mignonne, dit-il. Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal. Bien au contraire.
Puis, il examina Dënea des pieds à la tête. Une de ses dernières acquisitions. Elle paraissait à peu près l’âge de Dursun, trop jeune encore pour devenir concubine. Mais ça, c’était avant. Toutes ces femmes l’avaient trahi. Pourquoi s’en tiendrait-il à ces règles obsolètes ? C’était sa mère qui les lui avait imposées. Et Orellide n’était plus là.
— Je vois que tu n’es pas venue seule, lâcha-t-il enfin. C’est une excellente idée. À trois, c’est plus amusant.
Il attrapa les deux jeunes femmes, chacune par un bras. Puis il se tourna vers Deirane avant de sortir.
— Tu restes là, je reviendrais m’occuper de toi.
Il entraîna ses futures victimes vers sa chambre. Il les laissa à côté du lit avant de s’asseoir confortablement dans un fauteuil.
— C’est ta première fois ? demanda-t-il à Dursun.
La jeune femme faisait des efforts pour ne pas s’effondrer en sanglot. C’est tout juste si elle hocha la tête.
— Bien. Et à toi aussi, je suppose, ajouta-t-il en s’adressant à Dënea.
Il n’attendit pas la réponse.
— Comment savez-vous que vous n’aimez pas les hommes si vous n’avez jamais essayé ?
Dursun ne répondit pas. Elle ignorait d’ailleurs s’il existait une réponse. Dans le harem, les seuls hommes étaient les eunuques. Ils étaient toujours charmants et ne posaient jamais de questions déplacées. Nëjya lui avait raconté qu’à l’extérieur c’était le principal argument des hommes frustrés de ne pas pouvoir les mettre dans leur lit.
— À la fin de cette nuit, vous saurez. Vous pourrez choisir en toute connaissance de cause, continua Brun. Et après, vous ne voudrez plus jamais faire cela entre femmes. En attendant, montrez-moi.
Et il s’installa dans son fauteuil comme pour assister au spectacle.
Au bord des larmes, Dursun hésita à toucher sa compagne. C’est tout juste si elle lui frôla le sein, à peine couvert d’une fine soie. Dënea fut plus entreprenante, elle attrapa le visage de Dursun entre ses mains et l’embrassa. Mais ce n’était pas comme d’habitude. Elle n’y mit pas la passion qu’elle éprouvait. Ce n’était qu’un contact entre deux bouches, sans plus.
Au bout d’un moment, Brun se lassa. Il se leva. Il hésita un moment, comme s’il cherchait ses idées.
— Je manque à tous mes devoirs ! s’écria-t-il soudain. Quand j’invite une concubine dans ma chambre, en premier lieu je profite de la soirée avec elle, devant un bon repas, un apéritif et une discussion intéressante. Et toi Dursun, tu serais la personne la plus intelligente du harem, tu dois en avoir des choses à dire.
Avec soulagement, les deux jeunes femmes s’écartèrent. Brun sortit trois verres d’un buffet qu’il remplit d’un alcool ambré.
— Je suppose que vous n’avez pas mangé. Avez-vous faim ?
L’estomac de Dursun était trop noué pour qu’elle pût avaler quoi que ce soit. Elle hocha la tête malgré tout, voyant là un moyen de repousser ce moment pénible. Brun tira un cordon. Si une cloche sonna quelque part, elle était trop loin pour que les deux jeunes femmes l’entendissent.
Brun revint avec deux verres et en tendit un à chacune de ses invitées forcées.
— Cela vous détendra, dit-il.
Dursun prit le sien. Elle hésitait à le boire. Elle n’avait pas l’habitude des alcools forts. Deirane s’était toujours montrée intransigeante là-dessus. Elle s’en rendait compte maintenant, Deirane ne s’était pas comportée comme une cheffe de faction avec elle. Elle avait joué le rôle de mère, s’occupant de son éducation, la protégeant autant qu’elle le pouvait tout en la préparant à sa vie future. Elle ne l’avait cependant pas préparée à l’épreuve qu’elle affrontait en cet instant. Comment aurait-elle pu ? Elle se rendit compte soudain qu’elle avait essayé. Deirane avait prévu que cela arriverait un jour, qu’il n’y aurait aucun moyen de l’éviter. Elle l’avait alors mise en présence d’eunuques qui auraient pu l’aider à passer cette épreuve difficile. C’était elle Dursun qui les avait ignorés. Elle n’avait même pas écouté leurs conseils ni ceux des autres concubines qui comme elles préféraient les femmes. Elle le déplorait maintenant. Deirane n’avait pas réussi à lui éviter ce moment. Cependant, elle pourrait certainement le faire amèrement regretter à ce monstre. À condition qu’elle fût toujours vivante pour le faire. Et en premier lieu, qu’il la libère de sa salle de torture et qu’elle réintègre sa suite. Et elle seule pouvait arriver à ce résultat.
Face à cette prise de conscience, elle avala le verre d’un trait. Peut-être que de boire au point de se saouler pourrait adoucir le choc. L’alcool lui brûla la gorge sur son passage. Elle toussa. Brun lui lança un regard ironique.
— Une paysanne qui ne sait pas boire, lâcha-t-il d’un ton méprisant.
— Elle n’a que onze ans, protesta Dënea.
Sous le regard que Brun lui envoya, elle se recroquevilla. Puis, elle but le verre. Elle avait anticipé la force du breuvage et put se retenir de tousser.
— Voilà qui est mieux, la félicita-t-il.
Une domestique que Dursun ne connaissait pas entra avec un plateau. En silence, elle le déposa sur la table. Pour la première fois de sa vie, Dursun adressa un vœu à la représentante de sa déesse Odulka, elle fit le souhait que cette femme s’attardât. Elle espérait que Brun ne lui ferait rien aussi longtemps qu’elle serait présente. Hélas, à aucun moment, elle ne put croiser son regard. Elle était concentrée sur sa tâche. Quand elle souleva le couvercle qui protégeait la marmite, Brun ne put retenir un soupir de déception.
— Encore des légumes rôtis, pas de viande, maugréa-t-il.
— Il n’y en a plus, marmonna la domestique.
Dursun ne remarqua pas la frayeur dans sa voix ni la tension qui l’habitait, au point que ses gestes étaient empruntés. Par maladresse, elle fit tomber un morceau de légume à côté de l’assiette. La gifle cingla aussitôt.
— Imbécile ! s’écria Brun.
La domestique poussa un cri de panique et s’écarta. Elle chercha du secours du côté des deux jeunes femmes. Malheureusement, elle ne pouvait recevoir aucune aide de leur part. L’éclat de Brun les avait terrorisées tout autant que leur victime. Cela lui ressemblait tellement peu.
— Reviens ici, ordonna Brun. Et termine ton service correctement.
Domptée, la domestique reprit sa tâche. Elle ramassa le légume tombé sur la table et remplis les assiettes, parvenant même à présenter convenablement ce plat austère.
— Bien, dit Brun comme seule remarque sur le travail. Maintenant, tu peux te retirer.
À reculons, gardant un air soumis, la domestique se dirigea vers la porte. Quand elle fut sortie, on put entendre son pas rapide, sur le carrelage de l’antichambre. Elle s’enfuyait vers le refuge de ses quartiers. Il y avait peu de chance que Brun la revit les jours prochains.
— Bien, répéta Brun. Mangez.
Obéissant à son propre ordre, Brun se coupa une portion de légume, un oignon certainement. Il la porta à sa bouche. Avec dégoût, il la recracha.
— C’est une honte de me servir une telle horreur, hurla-t-il. Je suis le roi.
De colère, il balança le plat à terre. Puis il remarqua les deux jeunes femmes paniquées, blotties l’une contre l’autre. Autrefois, Brun s’énervait rarement et jamais à ce point-là. Depuis quelques douzains, il exprimait une violence qui avait coûté cher à Mericia, causé la mort de Salomé et presque tué Deirane. Était-ce leur tour ? Leur présence, au lieu de le réjouir, l’énerva davantage.
— Partez ! Je ne veux plus vous voir ! ordonna-t-il.
Pour cela, elles devaient passer près de lui. Elles hésitèrent.
— Je vous ai dit de dégager ! hurla-t-il.
Il joignit le geste à la parole en désignant la porte de la main. Dursun et sa compagne s’enfuirent sans demander leur reste. Elles l’entendirent projeter un objet au sol. Une telle crise de colère à cause d’un repas. Invraisemblable.
Une fois dans le couloir, Dursun s’arrêta. Elle retint Dënea par le bras.
— Attends, dit-elle.
— Ta jambe ?
— Non Deirane. On doit l’emmener.
Dënea hocha la tête. Elles se dirigèrent vers la pièce ou un instant plus tôt Brun la suppliciait. Avec soulagement, elles découvrirent qu’elle n’y était plus. Elle n’avait pas pu partir par ses propres moyens, pas après le traitement que lui avait infligé Brun. Quelqu’un était donc venu la chercher. Sans que le garde rouge de l’entrée intervînt ? Ce dernier n’était pas Calas. Ainsi, elles avaient un autre allié au sein la troupe d’élite. Malheureusement, en venant elle n’avait pas regardé son visage. Elle ignorait donc de qui il s’agissait.
Avant que Brun ne changeât d’avis et ne les rappelât, elles quittèrent les lieux. Elles choisirent l’escalier plutôt que le couloir du harem. La porte n’était pas verrouillée. En revanche, trois étages plus bas, celle de la suite de Deirane l’était. Elles durent frapper longtemps avant que quelqu’un vînt leur ouvrir. C’était Loumäi.
— Deirane ? demanda Dursun dès qu’elle eut passé l’encadrement.
— En sécurité, répondit laconiquement la domestique.
Elle jeta un coup d’œil dans la cage d’escalier. Rassurée par l’absence de Brun, elle referma, sans oublier de pousser le verrou, une serrure solide et difficile à crocheter, souvenir de l’époque où Orellide devait se protéger des agressions de son mari, le père du roi actuel.
Une fois à l’abri, Dursun se mit à trembler. La tension qui la faisait jusqu’alors bouger, en retombant, avait cessé de la soutenir. Dënea semblait avoir mieux supporté l’épreuve. Elle enlaça sa compagne qui s’effondra en larme contre sa poitrine.
Loumäi sembla ne s’apercevoir de rien. Elle se montra très volubile.
— Un garde-rouge l’a ramenée. Elle était complètement inerte, c’est tout juste si elle avait conscience de nous. Ce type est un monstre. Je le hais. Je veux qu’il disparaisse.
Personne n’avait jamais vu Loumäi exprimer un sentiment négatif aussi fort.
— Le garde-rouge a donné ses raisons de nous aider ? s’enquit Dënea.
— Il a dit qu’il ne s’était pas engagé pour cela. Il avait fait vœu de protéger le roi, pas de couvrir ses frasques.
— Ses frasques ! s’écria Dursun. Il appelle ça des frasques !
Sa compagne se montra plus posée.
— Bien, dit-elle simplement.
Loumäi prit soudain conscience que les deux jeunes femmes sortaient de la suite de Brun. Contrairement à Dënea qui semblait avoir retrouvé son calme, Dursun tremblait encore de la frayeur qu’elle avait éprouvée.
— Et à vous, qu’a-t-il fait ?
— Rien. Il était si en colère qu’il n’en a pas été capable.
Loumäi expira de soulagement.
— Si vous avez vu dans quel état il l’a ramenée. Elle était si… si…
Soudain Loumäi éclata en sanglots. Sans lâcher Dursun, Dënea posa une main compatissante sur l’épaule de la domestique. Les trois femmes restèrent enlacées, soulagées d’avoir échappé au pire, tout en étant effrayées de l’avenir. Comment allaient-elles s’en sortir avec un roi fou ?
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