LIV. Mère et fils - (1/2)

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Brun décida de rendre visite à Orellide. Il avait revêtu une tenue, ni trop riche pour qu’on ne le reconnût pas ni trop pauvre pour ne pas être ennuyé, et, escorté de deux gardes rouges déguisés à l’identique, il était sorti du palais. La maison de sa mère se situait dans un quartier bourgeois, à peine à quelques centaines de perches. Parcourir une telle distance ne le tuerait pas. Il marchait davantage en se déplaçant au sein de ses domaines.

Se mêler à la population, sans que personne ne lui manifestât la moindre déférence, l’amusa. Il trouva revigorant de pouvoir se comporter sans avoir à surveiller ses gestes ou de ses paroles, qui auraient été analysées parce qu’il était le roi. Il découvrit tout un pan de la ville dont il ignorait l’existence : artistes au coin des rues, vendeurs, des journaliers qui proposaient leurs services, tout le menu peuple qui s’activait pour faire vivre la ville. Il découvrit aussi, hélas, les mendiants, plus ou moins handicapés ainsi que quelques prostituées qui bravaient le froid dans l’espoir de racoler quelques clients. Le quartier où il arriva était loti de petites maisons individuelles soigneusement entretenues entourées d’un jardin. Les lieux étaient propres et peu de gens circulaient dans les rues. D’ailleurs, pendant le court trajet, ils rencontrèrent deux patrouilles de guet. La misère en avait été chassée. Brun fut d’abord surpris du nombre de femmes mûres qu’il croisa avant de comprendre : c’est ici que les anciennes concubines de son père avaient été logées. En cet endroit, elles menaient une vie tranquille, à l’abri du besoin. Voilà qui expliquait aussi l’état des résidences, c’était le palais qui les entretenait. Et dire qu’il avait retardé le départ de sa mère vers une telle retraite. Il l’avait conservée dans cet océan de complot que constituait le harem. Il regardait autour de lui en progressant le long des rues. Il remarqua deux femmes aux cheveux gris qui bavardaient par-dessus une haie. Il connaissait la plus âgée.

— Palaos ! l’interpella-t-il en la saluant de la main.

La femme interrompit sa discussion, pour se tourner vers l’origine de la voix. En reconnaissant Brun, son expression changea. De souriante, elle devint sérieuse.

— Seigneur lumineux, dit-elle d’un ton très déférent pour ponctuer sa légère flexion du buste.

— Pas de ça entre nous. Tu m’as fait sauter sur tes genoux quand j’étais enfant. Appelle-moi simplement, Brun.

— Ce ne serait pas très respectueux, protesta-t-elle.

Brun jeta un coup d’œil rapide sur le jardin et la maison, petite selon les standards en vigueur au palais. Sa façade décorée de plantes grimpantes ne manquait pas de charme.

— Ça a l’air joli chez toi. C’est dommage, si j’avais su que tu habitais aussi près, je serais passé te voir.

— Le Seigneur lumineux a des tâches plus importantes que de visiter une vieille dame.

Vieille, elle ne le paraissait pas tant que ça avec sa stature bien droite et son visage peu ridé. Quoique, en y réfléchissant, elle avait bien une vingtaine d’années de plus que lui. On aurait presque dit que quitter le harem l’avait fait rajeunir.

— Là, je dois rendre visite à ma mère, mais je passerai bavarder un de ces jours.

— Si tel est le désir du seigneur lumineux.

Il reprit sa route, sous la vigilance de son escorte. Comme il ne le voyait plus, il ne remarqua pas le regard de haine qui le suivit jusqu’au coin de la rue. Il avait de toute évidence oublié comment il traitait les concubines de son père du vivant de ce dernier.

Il arriva enfin devant la maison de sa mère. Un instant, il se demanda qui était cet homme âgé, pauvrement vêtu dans le jardin en train d’examiner les plantes qui souffraient d’un froid qu’elles n’auraient jamais dû connaître. Soudain, il le reconnut. C’était Chenlow. Il paraissait si différent avec son épais manteau de lin.

Brun l’interpella. Chenlow se retourna vers lui. En apercevant son roi, un sourire éclaira son visage. Brun n’avait pas le souvenir de l’avoir vu exprimer ses émotions par le passé.

— Brun, quel bon vent t’amène ? l’accueillit-il.

— Je suis venu tenir compagnie à ma mère.

— Elle est au chaud à l’intérieur. Suis-moi.

Le vieil eunuque guida ses visiteurs à l’intérieur de la maison. Il ôta son manteau qu’il pendit à une patère, révélant la tunique de feutre que recouvraient un pull et un pantalon assorti. Il était loin du faste du harem, quand il était toujours élégant. De son passé, il n’avait gardé qu’une bague en or au chaton constitué d’une émeraude, un cadeau d’Orellide.

Tout comme son ancien esclave, Brun et son escorte se mirent à l’aise.

— Vous n’avez pas de domestiques ? s’enquit Brun.

— Le minimum, une cuisinière et une femme de ménage.

— La pension que je vous envoie est-elle insuffisante ? La mère du roi se doit de mener un train de vie en rapport avec son rang.

— Pas du tout. On a assez d’argent en réserve. C’est un choix personnel.

Chenlow poussa une porte. Elle donnait sur une bibliothèque. Bien qu’elle comportât beaucoup de livres, la plupart des rayonnages étaient encore vides. Son aménagement permit à Brun de déduire qu’il s’agissait d’un bureau. L’absence d’une touche féminine dans sa décoration l’incita à l’attribuer à Chenlow. L’eunuque s’adressa aux gardes.

— Messieurs, vous pourrez attendre ici. Vous trouverez toute la lecture que vous désirez. Je possède quelques manuels militaires si cela vous intéresse. À moins que vous ne préfériez des romans. Si vous voulez quelque chose, la cuisine est juste en face. N’hésitez pas à vous servir.

— Nous ne pouvons pas quitter le seigneur lumineux… commença l’un d’eux.

— Dans la maison de la mère, fit remarquer Brun, je ne risque rien.

— Pers sera avec nous, ajouta Chenlow.

La caution s’avéra suffisante puisque les gardes n’émirent aucune autre objection. La réputation du vieux domestique n’était plus à faire. Quelques gardes rouges avaient eu l’occasion de le combattre lors d’entraînement ou de compétition. Et ils avaient pris la raclée de leur vie. L’escorte entra dans la petite pièce. En voyant l’éclat qui brillait dans leurs yeux, Brun se dit qu’il avait trouvé les volontaires qui l’accompagneraient lors de chaque visite. Il pensa que cela pourrait constituer une bonne idée de créer une bibliothèque au sein de la caserne. Ses prédécesseurs et lui n’avaient pas lésiné sur les moyens en fondant l’école du harem et en la fournissant en livres diversifiés. Et l’usage qu’en avait fait cette Dursun montrait que cela était une très bonne idée. Mais ils avaient négligé les gardes rouges et l’armée, qui auraient pu également être intéressé. Et pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas créer une grande bibliothèque au sein de la ville, accessible gratuitement à tous, où même les plus pauvres pourraient faire connaissance avec la littérature ?

En suivant Chenlow au cœur de la maison, il se souvint que quelqu’un lui avait déjà suggéré une telle démarche pendant une soirée sur l’oreiller. Il lui semblait que c’était Deirane elle-même. Il savait bien que son bavardage lors de leurs réunions n’avait comme seul but de retarder le moment où il la posséderait physiquement. Elle racontait alors un peu n’importe quoi pour gagner du temps. Néanmoins, il pouvait peut-être trouver des choses bonnes à prendre dans cette logorrhée verbale.

La pièce où attendait Orellide était une sorte de terrasse fermée par une verrière. L’endroit était très clair tout en étant protégé du froid. Brun trouva les lieux agréables. Il regretta que rien de tel n’existât dans le palais. Il ne comptait en fait qu’une seule terrasse, celle de l’ancien appartement d’Orellide, où elle n’avait pas éprouvé l’envie d’aménager ce genre d’extension. Brun, logé à l’étage, ne disposait de rien de tel. Il devrait vérifier s’il était possible d’en faire construire une dans sa suite.

Orellide, installée dans un confortable fauteuil, lisait. Sur un guéridon à portée de main reposaient une tasse de thé et une théière. En entendant quelqu’un entrer, elle leva la tête de son ouvrage. Un sourire éclaira son visage dès qu’elle reconnut son fils.

— Brun, s’écria-t-elle, que me vaut ta visite.

— Bonjour mère. Je voulais voir comment tu étais installée.

Elle se leva pour l’embrasser.

— Juste la curiosité ?

— J’ai besoin de tes conseils aussi.

— Je me disais bien.

D’un geste de la main, elle l’invita à prendre place sur une des chaises disposées autour d’une table ronde au centre de la véranda. Elle s’assit en face de lui.

— C’est charmant chez toi, quoiqu’un peu petit. Tu me feras visiter ?

— Après. Si tu m’expliquais pourquoi tu es venu.

Brun hésita un instant, cherchant la meilleure façon de présenter les choses. Il n’y vit pas. Il se lança.

— J’ai des problèmes avec le harem, déclara-t-il.

— Par Matak. Comme cela est singulier.

Le ton ironique d’Orellide n’échappa pas à Brun.

— Aurais-tu connaissance de faits que j’ignore ?

— Je n’ai gardé aucun contact avec les harem. Mericia n’est pas encore passée me rendre visite. Cependant, j’avoue que ton annonce ne me surprend pas. Laisse-moi deviner. Les concubines ont peur de toi.

Brun hocha la tête.

— En effet.

— Tu m’étonnes. Tu as tué Salomé et tu as torturé Mericia. Ta favorite. Je ne vois pas comment elles pourraient être sereines après cela.

— J’ai reconnu m’être trompé et qu’elles ne m’avaient pas trahi.

— Et alors ! Quelles que soient les excuses que tu leur feras, Salomé restera morte et Mericia restera mutilée. Toutes se demandent à laquelle d’entre elles ce sera le tour lors de ta prochaine erreur d’appréciation.

— Je n’ai plus l’intention de commettre d’erreurs d’appréciation.

— Matak soit loué ! Que vas-tu faire alors ?

— Je vais trouver qui m’a trahi. Et ce coup ci, le couperet tombera au bon endroit.

Orellide pinça les lèvres.

— Continue, l’incita-t-elle.

— C’est Serlen qui a tout manigancé. C’est à cause d’elle que Mericia est maintenant handicapée. Je me montrerai impitoyable avec elle.

— As-tu des preuves de l’implication de Serlen dans un éventuel complot ?

— J’ai de bons indices. Panation Tonastar est responsable de toute cette histoire. Elle travaille pour l’Helaria. Et tout le monde sait que Serlen est alliée à l’Helaria. De plus, c’est elle qui a le plus à gagner de la disparition de Mericia.

— Bref, tu n’as aucune preuve. Et tu t’apprêtes à refaire avec elle la même idiotie qu’avec Mericia.

— Non ! Je suis sûr de moi, s’écria-t-il. Elle m’a trahi. Nëjya a réussi à s’enfuir. Elle le savait et elle ne m’a rien dit. Et avant-hier, elle a ouvertement refusé de m’obéir.

De surprise, Orellide recula.

— Ne fais pas de bêtise avec elle. Elle est cheffe du harem et la mère de ton héritier.

— Ne t’inquiète pas. Elle a compris. Elle ne recommencera plus. Je te garantis qu’elle montrera bien docile maintenant.

Orellide jeta un coup d’œil soupçonneux sur son fils.

— Justement, tu m’inquiètes. Que lui as-tu fait ?

— Je l’ai punie comme elle le méritait.

— Comment ? s’enquit-elle.

— Comme n’importe quelle personne qui me trahit.

— Comment ? répéta-t-elle plus sèchement.

— Je l’ai torturée.

— Tu l’as fait torturer ! s’écria-t-elle.

— Je m’en suis chargé moi-même.

— Tu es devenu malade ! Mericia ne t’a pas suffi ! Il faut maintenant que tu mutiles Deirane.

Elle lui assena une gifle. Mais il intercepta son poignet avant qu’elle ne pût lui en donner une seconde.

— Elle n’a rien ! As-tu oublié qu’on ne peut pas la blesser ?

Orellide se calma. Elle prit une longue respiration avant de dégager sa main.

— Alors que lui as-tu infligé ? demanda-t-elle. L’électricité. Elle en a peur depuis son voyage avec Biluan. Ça devrait être efficace contre elle.

— Sur le moment, je n’y ai pas pensé. Je me suis montré plus traditionnel. Le fouet.

— Combien ? Vingt ? Cinquante ?

— Mille.

— Mille !

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