LV. Mère et fils - (2/2)
Orellide prit le verre d’eau posé sur le buffet et le but d’un trait. Puis elle se laissa tomber dans le fauteuil.
— Son corps a résisté. Mais à mon avis, si tu n’as pas détruit son esprit, elle doit maintenant te haïr au-delà de toute imagination.
— Ce qu’elle pense de moi, je m’en fous tant qu’elle obéit.
— Dorénavant, je crois qu’elle se montrera bien obéissante. Cependant, surveille tes arrières. À la première occasion, elle te poignardera dans le dos.
— Elle était en train de me trahir. Je devais l’arrêter au plus vite.
— As-tu une preuve de cela ?
— Mericia.
Elle reposa son verre.
— T’en prendre à Mericia était une erreur. Tu as conclu trop vite qu’elle t’avait trahi. La suite a établi son innocence.
— Toutes les preuves convergeaient vers elle.
— Quelles preuves ? Sa présence sur le lieu de l’assassinat de Sarin ? J’ai dû mal à croire qu’une personne de son intelligence commette une telle erreur. C’était de toute évidence un piège. Et la présence d’une femme lui ressemblant en ville ! Comme si Mericia était unique.
— Justement. Tout s’emboîte de façon trop parfaite pour que ce soit le fait du hasard. C’est un coup monté. Et qui aurait intérêt à la voir disparaître si ce n’est Serlen ?
— D’accord. Panation Tonastar a imité son visage. Quand bien même elle n’avait pas été impliquée dans cette histoire, de toute façon, tu n’avais aucune preuve d’une trahison. Tu as croisé une femme que tu as prise pour sa sœur en ville ? La belle affaire. Il y a quatorze ans, cette sœur nous a échappé. Si elle a survécu, elle se trouve quelque part. Elle ne vit pas d’amour et d’eau fraîche. Elle peut être amenée à voyager. La retrouver dans l’une des principales places marchande du monde n’aurait rien de surprenant. Son passage en Orvbel ne signifie pas qu’elle y soupçonne la présence de sa sœur.
— Qu’est-ce que j’aurais dû faire alors ?
— Enquêter. La faire surveiller. Peut-être n’aurais-tu découvert qu’une commerçante qui fait des affaires.
— Ta remarque est rhétorique. Tonastar était bien présente en ville. Et à ton avis, comment a-t-elle pu connaître le visage de Mericia pour le copier ? J’ai toujours pris soin de la cacher aux visiteurs. Quelqu’un lui en a forcément parlé. Et ce quelqu’un ne peut être que Serlen.
— Tu te trompes mon fils. Lors de son ambassade il y a quatre ans, tu as paniqué et tu n’as pas sélectionné les concubines avec autant de soin que d’habitude. Tu as intégré Mericia à ton trône. En fait, elle était même au premier plan, presque nue. Une femme aussi belle qu’elle a forcément attiré l’attention de nos visiteurs.
À son air surpris, Orellide comprit que Brun avait oublié ce détail. Il faut avouer qu’un navire de guerre helarieal entrant dans le port d’Orvbel n’était pas ce qu’il y avait de plus rassurant.
— Panation Tonastar m’a dit la même chose. Sur le moment, j’ai cru qu’elle mentait pour dissimuler un complot. Comment ai-je pu me montrer si négligent ?
Orellide se contenta d’un sourire, certainement pour éviter de dire ce qu’elle pensait de cette erreur commise sous le coup de l’émotion. Même les rois pouvaient paniquer parfois.
— Que vais-je faire alors concernant Serlen ? reprit-il.
— Tu enquêtes. Fais-la surveiller. Tu verras bien si son attitude est suspecte.
Le conseil d’Orellide était plein de bon sens. Il avait eu raison de passer voir sa mère. Il se redressa sur sa chaise et put déguster son thé.
— Tu as raison, reconnut-il. Je vais faire comme tu dis.
— Te voilà redevenu rationnel. Est-ce la seule raison de ta venue où tu as autre chose à me dire ?
Brun reposa sa tasse vide.
— Non, avoua-t-il. J’ai un autre problème. Il concerne la pénurie d’aliments.
— As-tu as trouvé un fournisseur ?
— Oui. C’est le roi Menjir II d’Yrian. Mais il exige que nous nous rencontrions.
— Vous rencontrer ? Où ?
— Dans un endroit neutre, entre nos deux royaumes.
— Au Sangär ?
— Non, dans l’un des royaumes edorian, au sud de la province de Karghezo.
Orellide relâcha sa respiration. Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait retenu son souffle.
— En terrain neutre, effectivement. Comment envisages-tu de t’y rendre ?
— Je voulais y aller en bateau. Malheureusement, la route qui rejoint ce royaume part de Ruvyin. Il n’y a pas de port à Ruvyin, je devrais débarquer à Imoteiv ou Kushan.
Orellide tiqua.
— Autant se jeter dans la gueule du loup. Il n’existe aucun autre accès vers cet endroit ?
— À travers le Sangär.
— Le Sangär ! s’écria-t-elle. C’est de la folie. À moins de trouver une escorte sangären sur laquelle on peut compter.
— Le fils de Mudjin est en ville, fit remarquer Brun.
Orellide réfléchit un long moment avant de répondre.
— C’est risqué. Je sais ce que tu vas dire. Nous avons de bons rapports avec Mudjin. Sa parole est réputée. De plus, il nous a donné un sauf-conduit pour traverser ses terres, ça reste quand même dangereux. Tu ne peux pas te permettre d’exposer ainsi ta vie.
— Mudjin est le Sangären le plus puissant. Sa cavalerie est plus forte que celle de n’importe quel caïd sangären. Aucun d’entre eux ne se risquerait à le braver. Même l’Helaria évite toute confrontation avec lui.
— Tu es le roi d’Orvbel. Beaucoup de gens seraient prêts à payer pour mettre la main sur toi. Qui te dit que le roi d’Yrian lui-même ne te tend pas un piège.
— Pourquoi ferait-il cela ? Je n’ai aucun litige avec l’Yrian.
— Sauf les citoyens de son pays que tu fais enlever afin d’alimenter ton marché aux esclaves.
— La rencontre doit avoir lieu en dehors de l’Yrian. Et de toute façon, je dois quitter le harem un moment, le temps que les concubines se calment.
— T’éloigne du harem ne résoudra pas le problème, objecta Orellide. Ce n’est pas en t’enfuyant que les concubines retrouveront leur sérénité. C’est en restant et en les traitant comme tu n’aurais jamais dû cesser de le faire.
Orellide s’appuya contre le dossier de sa chaise.
— En premier lieu, tu vas faire disparaître ce système de punition mis en place par ton père. Ton grand-père n’en a jamais eu besoin. D’ailleurs tu devrais davantage t’inspirer de lui. Il savait maîtriser le harem sans jamais exercer de violence. Les concubines de ton père étaient joyeuses à sa mort. Beaucoup sont restées traumatisées de son règne au point qu’elles n’ont connu aucun homme depuis que tu les as libérées – la meilleure chose que tu aies faite les concernant d’ailleurs. Celles de ton grand-père l’ont pleuré quand il est mort, la plupart ont porté le deuil. Alors, arrête de prendre modèle sur ton père qui n’était qu’un monstre.
— Sans système de punition, comment les maîtriser ?
— Fais le contraire. Récompense les méritantes.
— Comment ?
— Les possibilités ne manquent pas. Tu les as autorisées à sortir en ville quand elles le désirent. C’est un bon début. Va plus loin. Propose-leur des sorties dans l’un de tes bateaux. Fais-les voyager. Certaines ont de la famille hors du harem. Autorise les à la rencontrer en ville, voire accueille la quelque temps au sein du harem.
Brun croisa les bras sur sa poitrine.
— Je vois que tu as réfléchi à la question. Cela fait longtemps que tu y penses ?
— Depuis des années. C’était Mericia à l’époque qui m’en avait parlé. Elle dansait très bien et elle jouait très bien du piano aussi. Elle regrettait que seules les membres de sa faction bénéficient de ses talents.
— Tu as vu ce que Serlen a fait de la liberté que je leur ai accordée. Dès sa première sortie, elle m’a humiliée en public.
— Ne t’occupe pas de Serlen. Concentre-toi sur les autres concubines. Elles te sont fidèles elles. Ne les punis pas toutes à cause d’une seule.
— Que fais-je alors avec Serlen ?
— Rien du tout. Laisse-la tranquille. Après mille coups de fouet, elle va se tenir très calme. Tant que tu y es, renonce à Dursun aussi. Tu héberges assez de concubines dans ce harem. Tu peux en oublier quelques-unes.
— Alors comme ça, je pardonne tout ! Je ferme les yeux sur ses actions !
— Tu n’as aucune preuve qu’elle t’ait trahi. Elle t’a humilié en public, mais souviens toi que tu lui avais retiré sa fille.
— Elle est responsable de la mort de Dayan ! s’écria Brun.
— Jusqu’à quand vas-tu lui reprocher cette mort ? Tu l’accuses. Pourtant ce n’est pas elle qui a mis le poison entre les mains de Cali. Ce n’est pas elle qui passait ses nerfs sur Dayan.
— C’était la seule personne devant qui je n’avais pas besoin de surveiller mes actes.
La tristesse avec laquelle il avait prononcé ces derniers mots attendrit Orellide. Elle n’aimait pas Dayan pourtant, mais elle connaissait la profondeur des sentiments de son fils envers son ancien ministre. Elle posa la main sur son épaule en un geste qu’elle espérait affectueux. Ses années de vie au sein du harem avaient laissé leur empreinte. Elle ne savait plus comment exprimer ses émotions.
— Je sais comment retrouver la fidélité de Serlen, dit-elle soudain.
— Vraiment ? ironisa Brun.
— Rends-lui sa fille, et laisse-la l’élever elle-même. Je te garantis que la peur de la reperdre la transformera en la plus obéissante de tes sujettes.
Brun étudia un long moment la proposition de sa mère.
— Je vais y réfléchir, se contenta-t-il de dire.
Cette semi-promesse clôturait la discussion. Et comme d’habitude, Pers entra avec un plateau de thé. Personne n’avait pu comprendre comment il faisait pour savoir quand son rôle était venu. Et pourtant, en presque vingt ans, il s’était rarement trompé.
Chenlow suivait le vieux domestique. Sans faire de cérémonie, il s’installa sur le canapé, à côté d’Orellide, laissant le fauteuil à Brun. Le roi prit l’assiette que lui tendait Pers qui après avoir servi tout le monde s’assit sur le dernier siège. En mangeant sa part, Brun se demandait où Orellide avait pu trouver assez de farine pour préparer une brioche. Il se doutait bien que certains avaient dû faire des réserves quand il était encore temps. Cependant, vu la pénurie et le risque de famine, il imaginait mal ces prévoyants individus les vendre. Quoique, l’appât du gain pouvait donner des résultats étonnants, avec des visions à court terme.
La sérénité des lieux lui fit rapidement oublier toutes ses pensées, ne s’occupant que de l’instant présent.
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