LV. Le voyage
Escorté par deux gardes rouges, Atlan entra dans le bureau de Brun, situé juste derrière la salle du trône. Il fut surpris de n’y trouver personne, hormis une domestique.
— Désirez-vous boire quelque chose ? demanda celle-ci.
— Le roi m’a convoqué, répondit le jeune homme en regardant les gardes refermer la porte en partant. Je m’attendais à le trouver ici.
— Le seigneur lumineux ne va pas tarder à arriver. Une affaire importante l’a retardé.
— Je vais attendre.
— Désirez-vous un thé ?
Atlan avisa, sur la grande table, la théière qui fumait accompagnée de deux tasses. Depuis le début de cette vague de froid, l’habitude était de servir une boisson chaude plutôt que de l’alcool pour accueillir les visiteurs.
— Ce n’est pas de refus.
La domestique remplit une tasse du liquide ambré et la passa au jeune homme, posée sur une soucoupe. Il en but une gorgée. Le parfum qui évoquait la résine de pin éveilla ses papilles.
— Excellent, s’extasia-t-il.
— Le seigneur lumineux à bon goût, confirma la domestique.
Atlan prit sa tasse et commença à faire le tour de la pièce. Il regardait les tableaux fixés au mur, principalement des portraits. La jeune femme ne perdait pas le jeune homme de vue. Un instant, il se demanda si sa véritable fonction était de le servir ou d’éviter de le laisser seul dans le centre du pouvoir orvbelien.
— C’est vous là, s’exclama-t-il en montrant une toile.
— Sarin m’a estimée suffisamment jolie pour poser comme modèle.
— Je la comprends. Moi aussi je vous aurai choisi comme modèle.
Sous le compliment, elle rougit. Atlan trouva cela charmant, puisque le fait de la voir représentée nue sur la toile n’avait pas semblé la gêner. Bien au contraire.
Malgré ses recherches, il ne vit aucun portrait de Mericia. Pourtant, sa beauté aurait dû lui valoir de figurer en première place. Voilà qui corroborait l’idée que Brun connaissait parfaitement l’identité de la jeune femme et la cachait de peur que quelqu’un la reconnût. Des nus de Mericia, il devait y en avoir quelque part, mais ils étaient exposés dans des lieux inaccessibles au public. Peut-être dans l’appartement de Brun.
La porte s’ouvrit et Brun entra.
— Vous êtes Atlan fils de Mudgin ?
— En personne, confirma Atlan.
— Nous vous prions de nous excuser de notre retard, des affaires importantes requéraient notre attention.
— C’est bien naturel, répondit Atlan. Gouverner un royaume doit représenter une tâche très prenante. Surtout par les temps qui courent.
La domestique s’inclina devant le roi, puis elle s’éclipsa, les laissant seuls. Atlan la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle refermât la porte derrière elle. Brun se dirigea vers la table et se servit lui-même. Atlan avait eu raison, elle était là pour le surveiller.
Brun prit sa tasse et rejoignit le jeune homme juste devant le bureau. Il examina brièvement la façon dont ce dernier buvait son thé, utilisant la soucoupe afin d’éviter de faire tomber la moindre goutte sur le sol.
— Cela fait plaisir de voir une personne au fait des bonnes manières. Ce lieu en est singulièrement dépourvu.
— Nous avons beau être nomades, nous n’en sommes pas pour autant exempts d’instruction.
— Surtout le fils de Mudjin, un chef de guerre assez puissant pour que sa tribu puisse être considérée comme un petit État. Je suppose que son camp ressemble plus à un village qu’à un camp.
— Nous en avons plusieurs au sein de la tribu. Notre population s’élève à plus de cinquante mille individus.
Il constata que Brun ne semblait pas surpris par l’énormité du nombre. Il devait déjà disposer de cette information.
Brun s’installa à sa place et invita Atlan à faire de même.
— Avant d’aborder l’affaire qui nous intéresse, nous voudrions vous poser une question, entama Brun.
— Je suis prêt à vous répondre.
— Pourquoi vous êtes-vous porté au secours de Mericia ?
— Si vous connaissiez bien les Sangärens et notre culture, vous auriez l’explication.
— Apportez-nous cette connaissance.
Atlan hésita un instant, cherchant les mots qui convenaient.
— Dans le Sangär, nous manifestons un grand respect envers les femmes. Notre façon de vivre aurait pu faire de nous des barbares sanguinaires. Aussi, afin de nous en prémunir, nous leur avons remis le pouvoir. Elles sont propriétaires de tous nos biens, y compris de nos chevaux. Elles disposent de la fortune à volonté. Et chacun de nos camps est dirigé par une matriarche.
— On parle bien du clan de Mudjin, pourtant, objecta Brun, pas de celui de sa matriarche.
— Mudjin dirige le clan. Les camps qui le constituent sont dirigés par une matriarche. Et comme une matriarche peut reprendre les chevaux d’un chef de clan si elle le désire, tout au moins ceux qui dépendent de son village, c’est bien elle qui a le pouvoir. C’est grâce à cela qu’en moins de cinquante ans, notre société a évolué pour faire de nous des commerçants. Le chemin est encore long pour y parvenir, mais un jour, le pillage ne sera plus qu’un souvenir du passé de notre peuple.
— Et pourtant, vous réduisez vos femmes en esclavage et vous les vendez.
— Cela fait partie des restes de nos habitudes ancestrales que nous voulons faire disparaître. Même en tant qu’esclaves, nous ne les maltraitons pas.
— Si l’on considère que les arracher à leur famille et les priver de tout pouvoir décisionnel n’est pas une maltraitance.
Atlan ne sut que répondre. Une telle réflexion sortant de la bouche de Brun, un homme qui devait sa richesse au trafic d’esclaves, qui n’hésitait pas à envoyer des agents capturer celles qui l’intéressaient, lui semblait incongrue.
— Donc, reprit Brun, c’est en vertu de ce respect que vous accordez aux femmes que vous avez sauvé Mericia.
— En effet.
— N’auriez-vous pas une autre raison ?
— Si, avoua Atlan, j’ai déjà rencontré Mericia.
Brun s’enfonça dans son siège et attendit.
— L’année dernière, je poursuivais le monstre-araignée, nous l’avions repéré dans les plaines au nord de l’Orvbel. Nous avons découvert deux femmes qu’il avait capturées puis abandonnées. Nous leur avons porté secours. Comme elles provenaient de toute évidence de votre harem et en vertu des liens qui unissent l’Orvbel et Mudjin, nous avons installé le camp le temps que les gardes rouges nous rejoignent. Cela s’est produit le lendemain. L’une des deux femmes était Mericia. Cependant, j’ai peu porté attention à elle. Aussi magnifique qu’elle soit, sa compagne était plus extraordinaire encore. J’étais davantage intrigué par celle qui était couverte de bijoux. J’ai cru au début à une extrême générosité de votre part, elle porte sur elle plus de fortune que n’en possèdent certains rois. La façon dont les fils d’or et les pierres précieuses s’agençaient sur son corps en formant un motif de toute beauté m’ont finalement fait comprendre qu’en fait ces joyaux faisaient partie d’elle. De la magie gems se cacherait là derrière que je n’en serais pas surpris.
— Si vous avez pu apprécier le motif, vous en avez vu plus que beaucoup d’autres, fit remarquer Brun.
— Après plusieurs monsihons de traversées de la forêt transportée par un monstre dans des conditions que j’imagine rudes, ses vêtements étaient en piteux état. Et ce qui restait ne couvrait pas grand-chose. J’ai eu la chance de la voir presque en totalité et je suis conscient que nous ne sommes pas très nombreux dans ce cas. La belle était trop pudique pour s’exposer aux regards. C’est amusant si on y réfléchit. Je connais son corps, mais j’ignore toujours son nom.
— Elle s’appelle Serlen, et si nous parvenons à un accord, vous aurez l’occasion de faire plus ample connaissance.
— Comment cela ? s’étonna Atlan.
Brun ne répondit pas. À la place, il s’immobilisa et regarda par la fenêtre. Elle donnait sur son jardin privatif. D’habitude, il était vide sauf quand les domestiques l’entretenaient, ce qui était le cas. En temps normal, la chaleur poussait la jardinière attitrée, se croyant à l’abri des regards, à se mettre à l’aise. Ce jour là, avec les conditions froides qui régnaient depuis des mois, elle s’était engoncée dans de multiples couches de tissu molletonné.
— Nous devons nous rendre à une entrevue avec le roi d’Yrian et nous avons besoin d’une escorte autant que d’un guide.
Atlan se détendit. Il s’était fait de fausses idées sur l’origine de la convocation de Brun. Il n’était pas en danger.
— Je ne suis venu en ville qu’avec douze hommes. Vous avez plus de soldats dans vos casernes. En quoi mes services vous seraient-ils utiles ?
— Douze hommes, mais du clan de Mudgin ! Qui oserait défier une telle légende ?
— Je vois. Vous avez besoin de la caution de Mudjin pour traverser le pays Sangär.
— C’est cela.
— Je ne sais pas si j’ai le droit de vous l’accorder. Je ne peux parler au nom de mon père.
— Nous avons déjà son accord.
Brun sortit d’un tiroir de son bureau une bague en argent, une chevalière, qu’il posa devant le jeune homme. Ce dernier la prit. Il examina la gravure, une lettre de l’alphabet yriani, très utilisé dans les parties occidentales du Sangär. Puis il la rendit à Brun.
— Puisque mon père vous a accordé sa protection, je ne vois pas pourquoi je vous la refuserais.
Brun passa la bague à son majeur droit.
— Vous acceptez donc de m’escorter ?
— Je suis tenu par la parole de mon chef de clan, confirma Atlan.
— Il ne manque qu’une garantie.
— Laquelle ? s’étonna Atlan.
— Votre propre parole. Nous savons que pour un Sangären elle est sacrée. Que vous vous feriez découper vivants plutôt que de la trahir.
Atlan se gratta le menton.
— Où devez-vous vous rendre exactement ? demanda-t-il.
— Dans un petit village du Sangär, proche de la frontière avec les royaumes edorian.
— Très bien, je crois voir la région où cela se situe. Elle abrite plusieurs villages, et beaucoup dépendent de l’autorité de mon père. Je vous donne ma parole que pendant toute la durée de votre voyage au pays Sangär, j’assurerais votre protection, aux dépens de ma propre vie.
Il cracha dans sa main droite et la tendit à Brun. Le roi, très au fait des pratiques de ses voisins, l’imita. Ils signèrent leur accord d’une poignée de main.
— Quand devez-vous partir ?
— Nous avons rendez-vous dans un mois exactement.
Atlan se concentra un instant.
— Nous disposons donc six jours pour nous préparer, si tous les voyageurs disposent d’un cheval.
— Nos écuries sont bien garnies.
— Parfait. Qui vous accompagnera ?
— Nous avons prévu de me faire escorter d’une escouade de gardes rouges qui assureront ma protection rapprochée et d’une division de l’armée. Soit environ cent vingt hommes. Ce sont tous des cavaliers entraînés.
Le visage d’Atlan s’éclaira d’un sourire.
— Une force conséquente qui écartera les pillards de faible importance, mais qui pourrait attirer les plus avides.
— Que la caution de Mudjin tiendra à distance, ajouta Brun.
— C’est vrai.
— Il reste un dernier point à régler.
Atlan n’hésita pas. Après tout, Brun était un commerçant.
— Ma rémunération.
— C’est cela. Que désirez-vous en échange de vos services ?
— Pas grand-chose, en fait. Pour mes hommes, je demande le tarif habituel. Deux cels par jour ou son équivalent dans une autre monnaie.
— Pas pour vous ?
— Je suis le fils de Mudgin. Je peux avoir tout ce que je souhaite rien qu’en le requérant. Sa matriarche garde plus de trente mille cels. Et je peux m’y servir à volonté.
Brun retint une exclamation face à l’énormité de la somme. Lui-même était bien plus riche que cela. Mais il contrôlait un pays entier. De la part d’un Sangären, il ne s’attendait pas à cela.
— Que peut bien désirer un homme aussi fortuné ? s’enquit-il.
— Quand j’ai protégé vos deux concubines, dans la plaine, j’ai dû prêter ma tunique à la plus petite des deux. Celle que vous appelez Serlen. Je voudrais la récupérer.
— Juste une tunique ! Rien de plus !
Ce coup ci, Brun ne put masquer sa surprise.
— Ma tunique. Et je veux que ce soit Serlen qui me l’amène. Et surtout, quand elle l’apportera, elle ne devra porter que cela sur elle.
— Vous voulez que Serlen vous rapporte votre tunique en personne, une tunique qu’elle n’aura que comme seul vêtement et qu’elle vous restituera à la fin de votre visite.
— Si elle pouvait le faire au début, je préférerais.
Le premier réflexe de Brun fut de refuser. Il réussit à se contenir et à réfléchir. Deirane ne supportait pas qu’on la touchât. Si elle se soumettait à Brun, c’était parce qu’elle n’avait pas le choix. À sa connaissance, elle n’avait pas d’amants au sein du harem ni d’amantes d’ailleurs. Elle allait adorer être donnée en paiement d’une transaction. Au cas où sa démonstration d’il y a quelques jours n’avait pas suffi, elle allait enfin comprendre qui était le chef dans ce palais. C’est finalement avec un sourire engageant qu’il accueillit la demande d’Atlan.
— Puisque nous nous sommes mis d’accord, nous vous proposons de rentrer chez vous et nous nous reverrons dans quelques jours au moment du départ.
— Vous acceptez donc ?
— Bien sûr.
— Je vais m’occuper des préparatifs pour organiser un tel voyage. Vu la durée du déplacement, je vais devoir laisser tomber les marchandises que j’ai acquises, au nom de mon père.
Atlan se leva pour partir.
— Vous pouvez les stocker dans un de nos entrepôts du port. Le commerce marche au ralenti, beaucoup sont vides. Vous les retrouveriez en revenant.
— C’est une offre généreuse. Cependant, si je procédais ainsi, je rentrerais à la maison sans l’argent ni les marchandises. Les miens considéraient ça comme un échec.
— Nous comprenons votre dilemme.
— Toutes mes salutations, Seigneur lumineux d’Orvbel.
Il s’inclina. Brun lui rendit son salut.
— Le plaisir était pour nous, Atlan, fils de Mudjin.
Au moment où le jeune homme arriva devant la porte, celle-ci s’ouvrit. Un garde rouge attendait derrière. Comment avait-il su que l’entretien était terminé, Atlan ne le comprit pas ? C’était sans importance. Il avait un voyage à préparer. Et escorter un roi n’était pas une mission comme les autres.
Brun regarda la porte se refermer. Il se demanda un instant s’il ne faisait pas une bêtise. Sortir du royaume était risqué. Pouvait-il faire confiance à ce jeune homme, tout fils de Mudgin qu’il soit ? Peut-être devrait-il se le lier davantage. Comment ? Voilà un défi à son intelligence. Dans l’immédiat, il allait rendre visite à sa mère. Et peut-être aussi à Palaos, cette ancienne concubine de son père. Ce serait une bonne occasion de la revoir.
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