Interlude : Miles, quatorze ans plus tôt - (1/2)

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Jevin avait raison. Sortir de la ville quand on portait un uniforme yriani était relativement facile. À la porte sud, où ils se présentèrent, on ne leur posa aucune question. C’était tout juste si le garde de faction jeta un coup d’œil intrigué aux enfants. Après tout, nombre de soldats en emportaient avec eux. Soit qu’ils aient eu pitié et n’aient pas pu obéir aux ordres et les exécuter, soit pour des motifs personnels – en particulier pour ceux qui n’arrivaient pas à en avoir ou qui en avaient perdu un récemment – soit en vue d’objectifs plus sordides. Les gardes fermaient les yeux parce qu’ils étaient humains et qu’ils avaient vu trop d’horreurs en cette journée. Sitôt passées les lignes ennemies, les mercenaires abandonnèrent leur uniforme pour adopter la tunique et le pantalon de lin que beaucoup de voyageurs affectionnaient le long de l’Unster. Leur couleur vive les classait comme des marchands ocarians. La variété de langue de cette contrée et leur méconnaissance par les étrangers leur permettaient d’utiliser la leur sans intriguer personne. De toute façon, la frontière n’était qu’à quelques longes au sud. Et après deux jours de chevauchées, ils atteignirent le point de rendez-vous.

Le commanditaire était déjà présent. Le mercenaire avait déjà travaillé pour lui. C’était un marchand, étoile montante de l’Orvbel, il était partie prenante dans un grand nombre d’affaires par toujours très honnêtes. Le roi Brun, qui avait succédé à son père l’année précédente, faisait appel à lui quand il avait besoin d’un agent efficace et sans trop de scrupules. Jevin ne l’aimait pas, tout en reconnaissant qu’il ne manquait pas de courage. Il participait en personne à l’action alors qu’il aurait pu se cacher dans ses bureaux et envoyer des commis à sa place.

— Vous avez la commande ? demanda Biluan.

— Venez voir.

Il l’entraîna vers le chariot qu’il s’était procuré aussitôt sorti de l’Yrian. Dedans, les fillettes dormaient. Elles avaient installé leur petit frère entre elles comme pour le protéger.

— Vous avez capturé les trois, s’écria Biluan. Encore mieux que ce que je croyais.

— Bas les pattes. Vous n’avez payé que pour un.

— Qu’allez-vous faire des deux autres ? Je vous vois mal les élever vous-même.

— J’ai une commande les concernant.

— Combien pour les avoir aussi ?

— C’est trop tard, vous auriez dû y penser avant. Un contrat est un contrat. Mon commanditaire a déjà payé.

Biluan examina les trois enfants. Il était déçu de cette réponse. Un couple de jumelles aurait eu une grande valeur. Son roi aurait été prêt à débourser une somme astronomique pour les avoir. Mais s’il avait engagé ce mercenaire-là, c’était en raison de son sérieux. En particulier, il ne revenait jamais sur un contrat. Quant à s’emparer des enfants par la force ? Il n’était qu’un marchand sans aucune formation au combat.

— Laquelle est la mienne ? demanda-t-il.

— Choisissez celle qui vous plaît.

Biluan n’eut aucune hésitation. Elles étaient identiques, n’importe laquelle ferait l’affaire. Il attrapa le pied de la plus proche qui se mit à hurler en pliant les jambes pour lui échapper. Ainsi elle ne dormait pas.

— Vous savez vous y prendre avec les enfants, ironisa le mercenaire.

Biluan lui envoya un regard noir avant de s’écarter.

— Lena ! appela-t-il, ici !

Une jeune femme se détacha de son groupe et le rejoignit. De la main, il désigna la fillette terrorisée.

— Calme-la et ramène-la.

La jeune femme monta dans le chariot pour la rassurer. Biluan entraîna le militaire à sa suite pour la laisser travailler tranquille.

— Est-ce prudent de confier vos secrets à une femme ?

— C’est une esclave attachée à ma maison, elle n’aura jamais l’occasion de parler à quiconque. Et si les choses devaient changer, je pourrais facilement la remplacer.

Elle se montra efficace, quelques stersihons plus tard, elle les rejoignait en compagnie de la fillette. Cette dernière la tenait par la main. Elle était effrayée, elle se retenait pour ne pas pleurer, mais elle ne se planquait pas derrière l’esclave comme l’auraient fait tant de filles de son âge. Biluan sourit.

— Si jeune et déjà fière, constata Biluan.

— Le portrait de sa mère, ajouta le mercenaire.

Biluan se pencha sur elle.

— Petite, comment t’appelles-tu ?

Jevin le tira en arrière.

— Pas de nom tant que nous ne serons pas à l’abri d’oreilles indiscrètes. Même ici des partisans pourraient nous surprendre.

Biluan hocha la tête.

— Vous avez raison, dit-il.

Il recula. Puis il se retourna et fit un signe du bras. Un esclave s’avança. Il portait un petit coffre. Biluan l’ouvrit et en tira une bourse qu’il donna au mercenaire.

— Voilà le prix convenu, annonça ce dernier.

— Je ne vous ferais pas l’injure de vérifier.

En réalité, le mercenaire ne savait pas compter, mais il refusait de l’avouer, par fierté. Plus tard, un de ses hommes contrôlerait. Et il vaudrait mieux que la somme fût correcte.

— C’est un plaisir de faire affaire avec vous, le salua Biluan.

Jevin se contenta de hocher la tête.

Le marchand fit passer la jeune femme et la fillette devant lui pour rejoindre ses gardes du corps. Il remonta en selle et après un dernier salut au mercenaire prit la route en direction de l’est. Un bateau devait certainement l’attendre sur un débarcadère quelconque.

Le lieutenant se plaça à ses côtés et le regarda partir.

— Où va-t-on maintenant ?

— À Boulden, nous devons traverser l’Unster.

— Je vais donner les ordres.

Le capitaine des mercenaires lui emboîta le pas. En suivant son subordonné vers le lieu où ses hommes patientaient, il ne put s’empêcher de caresser le pansement qui couvrait l’endroit où se trouvait encore un doigt, à peine quelques jours plus tôt.


L’ambassadeur se porta à la rencontre du capitaine yriani qui se tenait face à l’entrée du jardin avec un drapeau blanc. L’explosion du canon feytha avait provoqué des dégâts chez les Helariaseny. Chez les Yrianis qui se trouvaient juste à côté et sans la protection de murs de pierre, le résultat avait été tout bonnement catastrophique. Le capitaine n’était que sergent au début de la journée. Tous les officiers plus gradés que lui avaient été tués et seuls les fantassins qui tentaient un assaut par-derrière avaient survécu.

— Vous renoncez à nous attaquer ? demanda l’ambassadeur.

— Vous avez assassiné la plupart de mes hommes, reprocha l’Yriani.

— C’est vous qui avez déclenché les hostilités, nous n’avons fait que nous défendre.

L’ancien sergent ne répondit pas.

— Je veux bien négocier une trêve. Une continuation des combats ne pourra aboutir qu’à une annihilation des deux parties.

— À terme, nous finirions par vaincre.

— Êtes-vous prêts à payer le prix d’une telle victoire.

— J’accepte votre proposition, mais si vous êtes encore là à la tombée de la nuit, nous vous anéantirons.

— Vous essaierez de nous anéantir.

L’ambassadeur agrémenta sa réplique d’un sourire sinistre.

— Nous aurons besoin de chariots, continua-t-il. Les nôtres ont été détruits.

— Vous les aurez.

— Nous emmenons toutes les personnes présentes dans l’ambassade.

— Sauf les Milesites.

— Y compris les Milesites.

Le sergent réfléchit.

— Pas les nobles.

L’Helariaseny accepta la restriction d’un hochement de tête. Il ne lui semblait pas que certains s’étaient réfugiés chez eux. Et le cas échéant, après une telle explosion et avoir aidé à dégager les abords en transportant des pierres, ils ne se distingueraient plus des gens du peuple. Ils pourraient facilement les camoufler au sein de la population.

— Nous emportons nos morts, ajouta l’ambassadeur. Y compris ceux qui sont tombés en ville.

— D’accord.

L’ambassadeur trouva que ce capitaine était bien accommodant. Pourtant l’Yriani était loin d’être vaincu. Sa garnison avait été décimée, mais elle ne représentait qu’une faible fraction de l’armée. Des milliers de soldats avaient investi Miles et on en comptait plus encore l’extérieur des murs. Le gems avait été neutralisé, mais ce n’était que temporaire. Le canon était irremplaçable, personne ne savait rien fabriquer de tel, toutefois sa destruction n’aurait rien changé à long terme. En diplomate expérimenté, sentait un coup fourré derrière.

— Vous n’emportez rien, ajouta l’Yriani, uniquement ce que vous pouvez mettre dans vos poches.

Nous y voilà, pensa l’ambassadeur. Ils veulent récupérer l’ambassade le plus intacte possible pour la piller.

— Les documents officiels occupent un gros coffre, c’est le seul bagage que je prendrai.

— Que ce qui tient dans vos poches.

En fait, c’était les secrets d’État qui l’intéressaient. Il risquait d’être déçu. En prévision d’un départ précipité, il les avait déjà brûlés.

— Je retourne à l’intérieur annoncer notre accord.

— Et vous laisser détruire tout ce qui pourrait être utile ?

Avant que l’ambassadeur pût esquisser le moindre mouvement, le soldat tira son poignard de son fourreau et l’enfonça dans son ventre. Le stoltz pressa les mains sur sa blessure et leva un regard intrigué vers le capitaine.

— Pour mes hommes que vous avez tués et pour mon capitaine.

En voyant l’ambassadeur tomber à genoux, Festor s’élança en bordure du jardin. En quelques mots, le capitaine yriani lui expliqua les termes du traité. Festor hésita, son épée à la main. Cet homme avait assassiné le représentant des pentarques devant tout le monde. Mais il avait une cinquantaine de personnes à sauver. Se faire justice reviendrait à les condamner.

— Soyez sûr que de retour en Helaria, je raconterais ce crime aux guerriers libres, lança-t-il enfin. En attendant, j’accepte les conditions.

Comme l’Yriani ne répondait pas, il ajouta :

— Je suis Festor, fils de Jetro, Sastril et Guiltor.

Visiblement, le capitaine était bien informé. Il réagit au nom. Le frère de Calen de Jetro, la pupille de Wotan. Cet homme avait été élevé par les pentarques. S’il venait à disparaître, les guerriers libres pulluleraient en Yrian, telles des mouches sur un étron.

— Tu as tué mon capitaine, j’ai tué ton ambassadeur, nous sommes quittes.

S’il croyait s’en tirer avec un aussi piètre argument, il se trompait. Pourtant, Festor n’ajouta rien. L’heure de se faire justice n’était pas venue, trop de vies étaient en jeu. Il réintégra l’ambassade sans autre discussion.

Moins de deux calsihons plus tard, les chariots promis arrivaient. Les Helariaseny y attelèrent leurs propres montures. L’écurie avait été épargnée par les combats et protégée par le corps de bâtiment. Les chevaux étaient sains et saufs. Les Helariaseny embarquèrent ensuite leurs blessés et les personnes qui ne pouvaient plus marcher : les enfants, quelques femmes ou des individus choqués par ce qu’ils venaient de vivre. Et Panation Tonastar qui n’avait toujours pas repris connaissance. Malheureusement, les plus nombreux à y prendre place furent les morts. Toutes la garnison de Joras avait périe, néanmoins son acte avait réussi à sauver vingt-sept des siens. Et il n’avait pas été vaincu. Il avait repoussé les ennemis et vaillamment résisté jusqu’au bout. C’était l’effondrement de l’aile centrale qui avait mis fin à sa vie. Festor s’assurerait que ses mérites fussent reconnus.

Peu avant le coucher du soleil, les Helariaseny, mêlés aux derniers survivants naytains, quittèrent définitivement l’ambassade de l’Helaria à Miles.

Peu avant d’arriver à la porte sud, ils découvrirent au milieu d’une grande place le corps de Meghare et plus loin, celui de Dercros. Malheureusement, ils ne virent aucune trace des enfants. Et Ksaten n’était toujours pas rentrée. Ils ramassèrent les deux cadavres et sortirent de la ville.

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