Solitudes...
Ambivalence de la solitude, qui peut donner du sens à l’existence – ou au contraire, y distiller du non-sens. Cette ambivalence essentielle est attachée à son caractère relationnel. Car la solitude prend sens – ou est non-sens – par rapport à la présence ou l’absence d’un autre. Ce n’est pas d’être seul qui peut suffire à la caractériser puisqu’on peut être seul, et exister pour d’autres, avec d’autres. Et que l’on peut être en société, y avoir place et reconnaissance, et, tragiquement, n’exister pour personne.
La solitude est constitutive de notre vie, de notre condition. Elle ne surgit pas seulement au moment de l’épreuve ou de la mort, mais en toutes circonstances, en toute vie, que l’on vive en couple, avec des enfants, seul ou en communauté. Elle est hospitalité, pour soi, pour devenir soi, pour accueillir autrui en soi. Pour pouvoir se retrouver comme sujet. Je suis sujet, à la fois lecteur et rédacteur de ma vie, c’est moi qui tourne les pages du livre de ma vie, d’une histoire que je configure au fil des histoires que je vis et qui me raconte. Pour tout un chacun, les évènements ne sont jamais bruts, mais toujours interprétés, réinterprétés au fil du temps et de ses sédimentations. Notre existence devient telle une trame, un tissu d’histoires racontées ; c’est notre identité intime, mélangée et pétrie d’identité sociale. Ce n’est pas une identité stable et sans faille. Elle se fait, se refait, parfois se défait. C’est ici que se situe la solitude intérieure : elle est l’espace qui permet cette recomposition. Dès lors, il devient pensable d’interpréter l’ennui que nos sociétés se proposent de chasser à tout prix. S’il peut être vécu comme un mal, une exclusion de la société, il vient aussi nous instruire du temps qui passe, du corps qui pèse, du vide, des heures où se murmurent les questions du sens de l’existence.
Un nécessaire recentrement en soi qui rend l’écoute de Dieu possible, le dialogue avec lui – qui n’a rien d’une promenade sans aspérité.
Solitudes et vies sociales peuvent s’aborder et se vivre différemment : la personne qui ignore la solitude, qui est absorbée par la vie sociale, ce qui la fait vivre dans la distraction de soi. Mais pour peu que cet affairement cesse, elle peut vite éprouver le sentiment de ne plus exister.
Quand le vécu de la solitude peut être paisible, serein, désiré même, il ne cesse, pour autant, de pouvoir devenir douloureux. La solitude est cet espace où le sujet se recueille pour exister ; mais aussi un appel meurtri, souvent silencieux, quand quelqu’un s’aperçoit qu’il n’existe plus pour lui-même mais uniquement à travers ce qu’il fait, ce qu’il donne, pour ses enfants, son conjoint, son travail, etc. Alors qu’il aspire à se tenir debout, vivant par l’acte de sa vie désirante et désirée, il prend douloureusement conscience qu’il ne compte que comme un objet utile à un autre. De nos jours, il semble que nous n’existions que par l’utile. D’où la difficulté au moment d’accompagner le grand âge, envisager comme un temps inutile humainement, signe de déchéance et perçu essentiellement en termes de coûts. Il est révélateur que le temps de l’éducation soit moins pensé que la vieillesse en termes de dépenses, précisément parce que l’enfance représente un « investissement » pour l’avenir, un potentiel de créativité, de projets et de revenus ! Avec les personnes du « quatrième âge » il n’y a plus de retour sur investissement, plus d’utilité sociale, croit-on.
Et nos sociétés commencent à penser de même avec les chômeurs : n’ayant plus d’utilité sociale, nombre d’entre eux culpabilisent et sont renvoyés à d’autres solitudes… Cette mise à l’écart de l’être seul peut devenir une finalité ; la solitude devient une posture. C’est une mise à distance des autres pour la protection la plus immédiate contre la souffrance des relations humaines. La solitude est promue comme un antidote prémédité à la douleur – mais aussi parfois contre le bonheur. C’est une solitude de grande exclusion. Tant d’hommes se tiennent là, non seulement abandonnés des leurs, mais livrés par eux, d’une façon ou d’une autre. Tant d’histoires échouent en cette mauvaise solitude, celle de la trahison de la communauté, du rejet.
Il en va de même pour la personne familière de la solitude, mais sans préoccupation sociale. Je ne me leurre pas, on se satisfait de s’isoler du milieu social, appréciant ainsi de cultiver son nombril, protéger sa création, sa vie spirituelle !, dans le souci et le soin de son univers propre, dans la recherche de son repos, de son silence, loin de toute prise en compte de l’histoire de notre société d’humain, de ses soubresauts et de ses drames. On court le risque d’une vie contemplative déconnectée des réalités, où aucun visage de chair n’est vraiment pris en compte. Illusion, alors, d’une vie spirituelle descellée du sort du genre humain.
Et puis vient « la bonne solitude », celle qui loin de m’éloigner des autres m’en rend solidaire et responsable. Cette solitude obligeant à habiter le fond de soi-même, celle qui permet de rencontrer l’autre comme un unique : un sujet. C’est là que l’amour vient trouver sa véritable source. Elle est le chemin d’une connaissance qui assume le mystère de l’autre, sans prétendre le comprendre ni le réduire. C’est un recueillement… Pour se rendre disponible, il faut avoir conquis – suffisamment – sa vie personnelle. Et je me sens encore trop encombré en moi-même et par moi-même, opaque. Il n’est donc pas question de prôner une intériorité pour elle-même puisque si je suis centré sur moi, je suis indisponible. Je ne peux dès lors répondre aux appels du large, tellement recroquevillé sur ma « chétive expérience ». Dieu, que de travail encore ! Pour vivre pleinement et vraiment, pour trouver le courage d’exister, je pense qu’il est indispensable que la démarche de recueillement soit permanente… Et si j’ai du mal à prier comme il faut, n’est-ce pas par peur ? Parce que le doute m’assaille plus qu’à n’importe quel moment ? Pourquoi dès lors ai-je besoin de cette force pour y parvenir ? Et dans le même temps, j’ai conscience qu’en me faisant le bourreau de moi-même – où ai-je relevé cette expression ? – c’est encore de moi que je me préoccupe dans le mouvement de ma prière. C’est encore de l’orgueil.
Alors je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager les mots si doux du patriarche Athënagoras :
Il faut mener la guerre la plus dure, la guerre contre soi-même.
Il faut arriver à se désarmer.
J’ai mené cette guerre pendant des années, elle a été difficile.
Mais maintenant, je suis désarmé… et heureux.
Je suis désarmé de la volonté d’avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres.
Je ne cherche plus à imposer mes idées, mes projets.
J’accueille et je partage.
Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets.
J’écoute et je témoigne humblement de ce qui m’habite.
C’est pourquoi je n’ai plus peur.
Quand on se désarme comme cela, on n’a plus peur.
On a confiance.
Quand on se désarme comme cela, on découvre à quel point on est aimé
Et à quel point cet amour nous rend forts
Pour ce temps, toujours renouvelé qu’est la vie.
Et puis, de grandes solitudes…
Dans la proximité aux autres, dans l’amour ou l’amitié, chacun demeure une voix unique, un être irremplaçable. Mais il arrive qu’au cœur d’une relation proche, se fasse l’expérience d’un effondrement intérieur, d’une désolation, d’un désert d’avec la compagnie des hommes. La survenue d’une catastrophe dans la vie d’un proche, la disparition d’un parent, d’un conjoint, d’un enfant, arrache soudain du monde commun celui qui la subit, et le plonge dans l’abîme intérieur.
Parce qu’on ne peut jamais habiter la douleur de l’autre.
Avec la perte de l’autre aimé, tout devient vide et désolation. C’est le monde qui est perdu. L’épreuve n’est pas d’être seul, mais d’être seul « sans ». Sans le visage, la voix, la présence, l’odeur de l’aimé(e). Plus rien n’a la même couleur, le même sens. Au point de ne plus s’autoriser à vivre, de ne plus trouver sa place dans le monde. La mort de l’aimé(e) n’est pas simple privation, elle engendre un non-être, une mort subie en soi-même. Ne plus exister pour l’être aimé, est-ce encore exister ? Ne plus vivre, ne plus être et demeurer pour lui, c’est ne plus exister pour personne. « On est seul au monde ». La vie peut bien continuer, le travail, les relations, les courses à faire et le train-train ordinaire, ce ne sont avant tout que des façades, des habillages, des occupations. Il faut se garder de les dénigrer, car ils sont bien souvent des protections contre plus de souffrance et de non-sens encore.
Cette solitude-là est désolation.
Questionner, questionner encore et toujours la mort, non la sienne propre, mais celle qui bouleverse et met l’âme à l’envers : la mort de l’être aimé.
Nous lisons mal et bien trop vite. Dans cette parole de Thérèse d’Avila, le mot important, que négligent la plus part des lecteurs, est le mot comme : « L’amour est fort comme la mort ».
Passer par la mort, c’est passer par l’absolue solitude, rompre avec le monde entier. C’est la mystérieuse et incontournable solitude de celle ou de celui qui part. Et tout autant de celle ou de celui qui reste. Montaigne eu beau valoriser la solitude créatrice du sage, il gémit à la perte de son ami La Boétie : Nous étions à moitié de tout, il me semble que je lui vole sa part […] J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi. (Essais I, XXXIX, « de la solitude »)
Revenir de nos douleurs et de leur écoute active, c’est croire qu’il est possible de « revenir de loin », vers de la vie vivante, inscrite dans notre mémoire immémoriale. Cette attention bienfaisante d’un autre rend envisageable de survivre au chagrin tapi en nos cœurs. Dire et être écouté peut permettre de revenir du bout de la nuit sans oublier cette nuit, ni même croire qu’il n’y aura pas d’autres heures d’obscurité. La communauté des humains que nous sommes se tient par l’écoute et dans l’écoute, cet espace commun où viennent se glisser ceux qui ne sont plus, ceux qui furent oubliés et que continuent de porter des cœurs qui pleurent. Ecouter rend la vie aux morts. Ils ne reviennent pas mais habitent nos récits, s’y faufilent, non pour nous tirer vers le schéol des Hébreux, l'endroit où vivent d'une vie vague ou presque éteinte les morts immobiles, mais au contraire, pour nous retenir du côté de la vie, nous envoyer vers les vivants. L’écoute exauce la lamentation de solitude, non en comblant quoi que ce soit, mais parce qu’une Parole la devance. Elle ne remplit pas le vide. Anéantie sur la Croix, elle vient creuser davantage encore le silence. Elle ne va rien combler, mais elle va lentement parvenir à soutenir le labeur de vérité.
Le sentiment de solitude est fondateur de qui raconte, de qui se rend responsable, se décide, promet, se souvient. Car c’est moi, et non l’autre, qui assumerai les conséquences de mes options. Personne ne peut partager ce souci et cette responsabilité de notre existence, parce que personne ne peut en partager ni l’énigme ni l’angoisse, souligne Nicolas Grimaldi dans son Traité des solitudes.
La solitude, pour être humaine, doit pouvoir porter un engendrement, une réincarnation, d’une manière ou d’une autre. Sinon, l’habiter relève de l’inhumanité, de l’absurde. Que serait une parole de foi si, sans cesse, elle ne s’affrontait au mal susceptible de la briser ? Le mal désoriente, au sens propre du terme, et le rapport à la solitude s’en trouve lui-même très troublé. Trop d’histoires singulières mises à mal, trop de drames collectifs rappellent combien la désolation fait son œuvre de mort. C’est l’œuvre de séparation d’avec soi, d’avec les autres et d’avec Dieu que réalisent le mal et le malheur. Il n’empêche : nous souffrons seul. Tel est bien le sentiment de qui vient à déposer une plainte. Il n’est pas question de raconter autre chose. Solitude accompagnée, reliée, ouverte, certes. Mais solitude elle demeure.
La consolation de solitude n’est pas la suppression de solitude dans « quelque chose » qui serait autre, mais dans la sureté du don d’une vie qui vaut la peine d’être vécue, à travers l’expérience de solitude. Au cours de la vie, nous traversons des égarements, des déchirures, et si nous les avons oubliés c’est parce que nous avons été consolé. C’est le fait que l’on nous ait dit : « Je t’aime » ; et si nous n’avons pas eu cette consolation, la blessure, l’écorchure reste ouverte. La réponse à la souffrance, la réponse à la vulnérabilité, à la fragilité, ce n’est pas la mort, ce ne sera jamais la mort. La mort, ce sera juste la fin de notre vie, mais ce n’est pas la réponse à cette souffrance. La seule réponse qui existe à cette souffrance, c’est l’amour.
Rien de grandiose pour habiter notre peau, notre chair, notre histoire. Juste croire, dans la nuit, qu’une nouvelle inouïe est offerte à chacun.
La joie est fragile par essence. Elle est une visitation. Il nous faut nous tenir sur le seuil ; là où rien n’est certain, mais où pourtant le souffle peut faire revivre, où les rencontres retrouvent chair, où la voix peut reprendre parole.
Tout ce que ta main trouve à faire, avec la force que tu as, fais le. (L’ecclésiaste 9 ; 10).
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