L'amour du code
de Nahorul
L'homme retira son casque de réalité virtuelle et passa la main dans ses cheveux collés par la transpiration.
- C'est incroyable ! J'ai jamais vu ça... une chance que ça coûte aussi cher, votre truc, parce qu'autrement j'y resterais bien toute la journée.
- Je sais. Les seuls qui peuvent se payer une journée entière ont d'autres priorités. Du coup ça évite les accidents...
- Bon, inutile de vous dire que je suis partant. J'ai vraiment hâte de créer mon propre monde, et j'ai déjà un paquet d'idées.
Il avait les yeux dans le vague, parcourant mentalement un univers encore à naître.
- Impec. On va passer au bureau de monsieur Tarius pour organiser ça.
- Vous me confirmez que tout est bien compatible avec le dernier SDK UE5 ?
- Ouais. Tout ce que vous venez de voir a été créé avec. Pas mal, hein ?
Ils prirent place dans le bureau, qui était encore plus climatisé que la salle de test. Monsieur Tarius affichait le titre de « directeur de clientèle ». Un terme ronflant pour un type qui devait essentiellement être un pote ou un cousin de ces bidouilleurs, le talent technique en moins. Il fit glisser une tablette vers l'homme, qui lut le contrat et y apposa sa signature avec son pouce.
- Monsieur Lyd, vous voilà partie prenante de notre belle aventure ! Nous attendons vos premiers résultats avec impatience.
Le directeur lui serra la main avec un franc sourire de commercial et le raccompagna jusqu'à la sortie du hangar. Sur le ton de la confidence, il ajouta :
- N'ayez pas peur d'aller aussi loin que nécessaire. Notre framework permet une profondeur quasiment infinie. Nous avons remarqué que les meilleurs résultats provenaient des expériences les plus audacieuses. Bonne chance !
- Euh... merci.
Lyd se retrouva seul dans la chaleur étouffante de cette rue anonyme, regardant passer les scooters surchargés au milieu des nuages de poussière, avec l'envie brûlante d'être déjà chez lui, à l'abri de toutes ces gueules sinistres vaquant à leurs occupations sans queue ni tête.
Mais une fois à l'appartement, impossible de se concentrer. Il se servit un verre de Cactil bien frais et sortit prendre l'air sur le balcon, laissant planer son regard sur la ville. Ou du moins la portion de la ville qui était visible à travers tous les câbles entremêlés qui tissaient entre les immeubles leur réseau quasi-organique de distribution d'électricité et de données. Le ciel jaune était toujours le même. L'odeur de friture était toujours la même. Et surtout, les gens étaient toujours les mêmes. Il les voyait s'affairer, gigoter et marchander, sans se demander si tout cela avait un sens. Bon, certes, il y avait parmi eux de véritables robots ; on ne pouvait pas exiger qu'ils se posent ce genre de questions. Mais les autres, qui se croyaient encore si supérieurs ? Tout juste bons à se multiplier, à polluer, à s'entre-tuer pour des futilités.
Et pourtant, si on en était là, à proliférer à la surface de Mars comme des bactéries, c'était aussi grâce au génie et aux efforts de gens brillants, qui voyaient plus loin que le bout de leur nez et avaient eu la force d'imaginer un avenir plus ambitieux pour l'humanité que la course à l'ostentation qui était le quotidien de la plupart des gens, les laissant perpétuellement vides et insatisfaits. Bordel, si on avait réussi à s'extraire de tout ça, pourquoi est-ce qu'on n'était pas capable de voir qu'on était en train d'y replonger ?
Lyd termina son verre et se connecta à son jeu, espérant y trouver comme souvent une source de tranquillité et d'optimisme. Mais cette fois-ci, les défauts graphiques et les lourdeurs lui sautèrent aux yeux ; la comparaison avec le monde virtuel visité dans l'après-midi était trop douloureuse. Ces foutus russes ou je ne sais quoi étaient vraiment bons. Enfin, en réalité ils étaient martiens depuis deux générations, comme lui finalement. C'était ça le problème : tout le monde restait prisonnier de ces anciennes structures de pensée, et lui le premier. Il le reconnut avec amertume. Pourtant, il avait connu de rares moments où ces préjugés, cet individualisme, avaient été comme suspendus. Se disant qu'il tenait peut-être une piste, Lyd résolut de ne plus se torturer avec tout ça et d'attaquer son projet le lendemain à tête reposée.
Une heure plus tard, il était en train de descendre son quatrième shot de Pibu enflammé, les yeux vissés dans ceux de Xanti. Elle était aussi mignonne qu'il se croyait ordinaire, et ce soir sa robe blanche faisait particulièrement ressortir sa peau dorée et l'éclat vert de ses yeux. Elle reposa son verre et lui lança une pique qu'il n'entendit qu'à moitié à cause de la musique abrutissante qui résonnait dans le bar. Pourquoi insistait-elle toujours pour venir ici ? Avec cet enfoiré de barman qui faisait comme si il était transparent. Et pourtant c'est bien lui qui allait ramener la petite Xanti dans son pieu.
- A la tienne, minable ! s'exclama Lyd en levant son dernier shooter en direction du barman.
- Laisse-le tranquille, il t'a rien fait ce mec.
Mais son ton de reproche était trahi par un regard amusé. Lyd se leva pour aller pisser et sentit cette douce impression de jambes anesthésiées qui annonce toujours une soirée mémorable. Enfin, le terme était peut-être mal choisi.
Après avoir battu leurs voisins de table au cours d'un combat de mini-robots dans l'arrière-salle, ils prirent l'escalier en spirale menant au sous-sol et à un déluge de décibels. Les murs étaient recouverts d'une matière qui reflétait les silhouettes des danseurs pendant quelques instants, formant une fresque mouvante et toujours décalée par rapport à la réalité. La bière des vainqueurs en main, Lyd et Xanti se fondirent dans la masse, respirant la vapeur soi-disant légèrement psychotrope qui sortait du sol. Plutôt une bonne vieille odeur de transpiration et d'hormones en furie, pensèrent-ils tout deux sans le dire. Bientôt tout cynisme s'effilocha dans le mouvement perpétuel et dans la dissolution des sens, la foule pulsant au rythme des basses hypnotiques.
Mais toute bonne chose ayant une fin, ils se retrouvèrent (quelques minutes plus tard ?) en train de déguster la traditionnelle pizza dégoulinante devant un lever de soleil éclipsant la Terre.
- J'aimerais tellement pouvoir rester dans cet état d'esprit en permanence... fit Xanti d'un air rêveur.
- Hein ?
- La tête vide, le corps vivant, en mouvement, cette impression que d'aimer tout le monde et que tout le monde s'aime...
- Le problème finalement c'est le réveil, la fin du voyage quoi.
- Exactement. Mais c'est sans doute un contraste nécessaire non ? Il faut bien savoir ce qui est chiant pour apprécier les bons moments. Mais c'est tellement...
- Chiant.
Ils éclatèrent d'un rire fatigué, l'huile coulant sur leur menton.
- C'est bien la peine de faire des études pour sortir des banalités pareilles ! déclara Xanti.
Lyd ne répondit rien, soudain sérieux. Se méprenant sur ses pensées, elle le prit par l'épaule, pressant son sein contre son bras.
- Allez viens, on va prolonger la magie.
- Je...
- T'en fais pas, j'ai arrêté de me faire des idées. Ce sera juste pour le plaisir, je te le promets.
Il la prit soudain dans ses bras, et la tête dans le creux de son épaule, lui dit à l'oreille :
- J'ai seulement envie qu'on dorme ensemble, à l'abri de toute cette...
Elle ne l'avait jamais vu si vulnérable ; le masque de virilité bravache et alcoolisée avait disparu d'un coup.
- Comme tu veux... viens, on rentre.
Les rayons ocre du jour naissant jetaient une lumière crue sur les traces de mascara qui lui donnaient un air de tragédienne des anciens temps.
Après une bonne semaine passée à tatonner, Lyd commenca à comprendre le framework de développement et l'exaltation du processus créatif prit enfin le dessus sur la frustration. Son projet prenait vie et il revait déjà à son potentiel commercial, se perdant dans des fantasmes de richesse avant de se reconcentrer sur le code. Ce cycle fut interrompu par une notification d'appel : c'était Guln, son vieux copain.
- Alors, il parait que t'as mis la main sur le dernier kit de dev de Blashyk ? Tu dois te faire plaisir !
- C'est Xanti qui a vendu la mèche ? Je voulais sortir mon truc en douce... Ca va faire du bruit, tu vas voir.
- J'en doute pas. Tu me fileras un accès beta hein ?
- Pas de souci. Dis-moi, ça t'es déjà arrivé de... voir des sortes de... fantomes à l'écran ?
- Hein ? Comment ça ?
- Je crois que je devrais faire une pause. Tout à l'heure en testant mon appli j'ai cru voir une forme humaine du coin de l'oeil, alors que j'ai rien créé d'autre que les décors pour l'instant.
- Ouais, je crois bien que t'as besoin de débrancher, mec ! On va au Mars Blue Sky ce soir, viens dépenser un peu tes cryptos !
- Qu'est-ce que vous avez tous avec cette boite ? Désolé... je vais plutot pioncer ce soir. A la prochaine, Guln.
- Ca marche.
Il reva de jardins aux embranchements infinis, à la végétation sans cesse changeante, à l'horizon fuyant. Il reva de fantomes à peine perceptibles, se découpant en négatif sur le décor verdoyant. Il se sentit paralysé pendant qu'ils approchaient. Il se réveilla brusquement, en sueur et le coeur battant.
Le marché était noir de monde, et l'intensité des odeurs presque difficile à supporter. Pourtant, Lyd aimait se perdre dans ses allées labyrinthiques, laissant le hasard le mener vers une bonne affaire ou lui faire croiser un joli visage. Par-dessus tout, le marché lui apportait la sérénité qui nait de l'oubli des affaires courantes, des projets et des angoisses. Alors qu'il sortait d'une longue enfilade d'étals proposant des pièces de moteur et des chaines mais baignant dans une puissante odeur de poisson, il se figea. Il avait cru voir passer dans l'allée perpendiculaire une forme noire. La curiosité lui fit presser le pas pour tenter de rattraper cette vision mais la foule était trop dense, et il déboucha sur la sortie du marché, décontenancé et se sentant légèrement ridicule.
De retour chez lui, il passa en revue tout le code qu'il avait écrit pour son projet, essayant de comprendre ce qui aurait pu générer une telle vision, mais en vain. Coiffant son casque de réalité virtuelle, il arpenta nerveusement sa création en long et en large, avec l'impression de perdre son temps mais sans pouvoir s'en empecher. Rien. Il se leva enfin de son bureau et alla prendre l'air sur son minuscule balcon, respirant à pleins poumons l'air à peine rafraichi du soir tombant, écoutant les bruits de la ville et songeant à appeler ce bon vieux monsieur Tarius pour lui demander des explications sur son produit. Son oeil fut attiré par une forme immobile au beau milieu de la circulation infernale des deux-roues et autres glisseurs. Lyd sentit son coeur se glacer. On aurait dit un trou dans la fabrique de la réalité, un néant à la forme humanoide.
Une vibration dans sa poche le tira de sa stupeur : c'était un message anonyme sur son téléphone, qui disait : "L'argent est un tourment pour l'esprit. Envoyez 10 000 cryptos à l'adresse suivante pour vous en libérer : 0x29d6730c1aa28fb45d187d2cc2ab7d442794f686". Les enfoirés ! Ils lui avaient vendu un framework vérolé. Mais il était hors de question qu'il cède au chantage. Il allait plonger au plus profond du code pour y découvrir comment ils avaient infecté et manipulé son implant cérébral.
Il avait perdu la notion du temps, sa concentration entièrement absorbée par la décompilation des modules de base du logiciel de Tarius. Lorsqu'il trouva enfin celui qui exploitait une faille du protocole de sécurité de son implant, il se leva d'un bond de son siège mais son cri s'étrangla dans sa gorge en voyant qu'il n'était plus dans son bureau, ni même dans son appartement. Il flottait dans un espace gigantesque, d'une blancheur parfaite. Lyd vit qu'il était au centre d'un cube, car l'éclairage qui semblait émaner de son propre corps laissait de l'ombre dans les coins. Le seul repère était un point rouge droit devant lui. Il en vit un autre sur sa droite, ainsi que sur sa gauche. Son intuition lui dit qu'il y avait également des points au-dessus, derrière et sous lui, ce qu'il confirma rapidement. Il se sentait étrangement calme au vu de la situation, comprenant qu'il avait déclenché un piège dans le code et s'était retrouvé plongé dans cet espace virtuel par son implant.
C'est alors que, dans un grincement atroce, les points rouges commencèrent simultanément à se rapprocher de lui : il vit qu'il s'agissait de piques acérées de plusieurs mètres de long. Il fut submergé d'adrénaline mais totalement immobilisé, son corps refusant d'obéir à son esprit sous le joug du programme de rançon. Paralysé et empli d'une terreur abjecte, il crut qu'il allait devenir fou en voyant les piques qui n'étaient plus qu'à quelques mètres de lui.
Un bouton bleu apparut devant ses yeux, avec l'inscription "Payer".
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