L'ORACLE DU DEVOT (4/4)
Sabine arriva en avance. Elle jeta un rapide coup d’œil dans le tiroir contenant les jeux et constata que tous, sauf le plus récent, semblaient avoir vieilli. Jaunies, usées, déchirées en surface, les boîtes ne ressemblaient plus qu'à des reliques négligées, mais elle s'en moquait, désormais.
Une quinzaine de minutes plus tard, elle entendit un claquement de porte. Le client était là. Elle l'accueillit. Avant même qu'il ait pu poser son postérieur sur le siège, elle admira ce dernier un instant. Il lui rappelait Colin Farrell. Pour la première fois depuis longtemps, elle ne refoulait plus ses pulsions.
— Bonjour monsieur Delangini.
— Appelez-moi Fabricio. Je préférerais. Histoire de me mettre à l'aise, vous savez, car je suis un peu stressé.
— Alors appelez-moi Sabine. Entrez.
— Merci.
Qu'est-ce qui se passe ? Ça ne me ressemble pas.
Son accent était très prononcé, à l'instar de son charme et de son charisme. Ses cheveux relâchés lui octroyaient un côté sauvage. Un peu bad boy. Il retira sa veste noire qui lui moulait la charpente avant de prendre place, le col de sa chemise ouvert. Séducteur malgré les caprices du mercure.
— Pour votre première, c'est gratuit. Euh… J'ai eu un petit souci avec mes jeux. Mais il m'en reste un et c'est de loin le meilleur. À lui seul, il lèvera n'importe quel doute.
— Oh vraiment ? Alors dites-moi, comment ça se passe ?
— Si vous voulez couvrir uniquement les sentiments et le travail, alors ça sera une carte sur chaque, deux au maximum.
— Très bien, je vais faire ça, poursuivit-il en commençant le tirage.
Sabine sentait le désir affluer entre ses cuisses, à chaque œillade. De sa vie, jamais elle ne s'était comportée de la sorte. Elle se sentait inexplicablement désinhibée. Ou peut-être étaient-ce les conséquences d'un ras-le-bol métastasé et des nombreuses années à jouer la bobonne sainte-Nitouche, encagée dans sa routine. Toutes ces années à entendre qu'elle était aussi aride que le désert de Gobi...
Tu vas voir mon Paupaul. Tu vas voir si ma chatte est aride… pensa-t-elle avant de reprendre à voix haute :
— La première carte... C'est l'Amant. Remettez-en une dans la foulée.
— Très bien. Ça a l'air bon, non ?
— Plutôt. Tiens donc, la Femme enceinte. Ça a le mérite d'être clair. Comment s'appelle-t-elle ? s'informa aussitôt Sabine, contrariée.
— Je suis célibataire, c'est pour ça que je posais la question. Pour une possible rencontre. Et l'autre, si je vais trouver un emploi en France. Je suis arrivé il y a un mois. Un oncle m'héberge en attendant.
— D'accord ! Ensuite... on a... le Forgeron. Alors je vous le dis, oui vous allez trouver rapidement, peut-être cette semaine. Peut-être même aujourd'hui. Je ne vois pas comment mais ce jeu est tellement imprévisible...
Elle dévorait l'étalon de ses prunelles dilatées comme sous l'empire d'une drogue.
— J'ai une autre question... C'est possible ? se renseigna-t-il, sourire en coin.
— Oui, nous avons le temps.
— Est-ce qu'une femme me désire secrètement ?
L'Italien n'avait pas la berlue. Sabine se leva aussitôt, contourna le bureau et défit la fermeture arrière de sa jupe, pour mieux chevaucher son client.
— Pas besoin de cartes pour répondre à ça. Et pas besoin de capote car je ne peux pas avoir d'enfant. Alors vas-y, monsieur Fabricio… Défonce-moi.
Sabine avait totalement lâché prise, métamorphosée en une femme inconnue. Elle l'embrassa à pleine bouche, affamée. Elle en avait soupé du sexe à la papa. Elle voulait de l'imprévu, de l'instantané, là, un coït sur le sol ou sur le bureau. Même du sauvage lui conviendrait. Peu lui importait comment, elle voulait être pénétrée tout de suite, et son corps était plus que préparé à cela. Elle se releva, lui tourna le dos pour se pencher, profitant de cette occasion pour rouler délicatement le tapis et les cartes à l'intérieur afin de faire de la place. Tailleur froissé, elle allongea sa poitrine sur le bois vernis et attendit le moment fatidique. Ni une ni deux, Fabricio se redressa, libéra son sexe de son chino et la prit en levrette comme nul ne l'avait jamais fait, non sans une certaine brutalité. Il n'eut fallu qu'une dizaine de minutes à chacun pour jouir. Sabine avait atteint, non pas le septième, mais le huitième ciel.
— Putain, c'était trop bon, avoua-t-elle. Tu m'as bien baisée ! Comme une vraie chienne !
Fabricio afficha un sourire en coin de mâle alpha dont l'ego venait d'être lustré davantage. Il chercha de quoi réceptionner sa pulsion. Par chance, Sabine laissait toujours une boîte de mouchoirs en papier à disposition pour les séances larmoyantes. Tous deux s'essuyèrent et les fluides corporels furent évacués dans la corbeille placée sous le bureau.
— Merci pour ce « tirage », badina-t-il, amusé et repu. Je me souviendrai de ma première cartomancienne. Vous avez répondu à mes interrogations. Je crois que je vais partir maintenant.
Sabine resta allongée sur le bureau, aux anges. Elle n'en avait strictement plus rien à foutre de l'italien, qui se rhabilla et regagna la sortie sans assistance. Fabricio ressentait de l'étrangeté dans cette scène improbable, presque issue d'un film X.
Elle aurait pu se faire culbuter par un autre étalon, cela n'aurait rien changé. Elle avait obtenu ce qu'elle voulait. Un orgasme. Elle regrettait même de ne pas avoir eu du rab. Lorsqu'elle se décida à faire un détour par les toilettes du cabinet pour se rafraîchir, elle retrouva ses esprits, et se croisa dans le miroir. Prise d'un élan de lucidité, son esprit analysa ce qu'elle était devenue depuis son achat. À travers ce bilan, elle n'éprouvait qu'un malin plaisir. Son reflet lui révélait des pupilles si dilatées qu'elles semblaient écraser ses iris verdâtres. Son front brillait de sueur. Elle ne ressentait aucune culpabilité. Au contraire, elle était persuadée qu'elle renouvellerait plus souvent ce genre d'expériences. Néanmoins, cette sensation étrange d'être sous l'emprise d'une influence mystique planait en elle, comme une vraie nature enfin révélée.
De retour dans la salle de consultation, elle replaça le tapis à sa place. Les cartes s'étaient rangées seules et le jeu avait redoublé d'éclat, ce qui n'interpella même pas Sabine. Elle sentait une aura de chaleur en émaner, lui réchauffant le corps tel un feu de cheminée. Elle ressentait même une certaine forme d'amour pour lui. Oui. Elle l'aimait. Littéralement. Grâce à l'Oracle, elle s'était libérée de Paul et des immondices qu'il crachait à longueur de temps malgré ses fausses bonnes intentions pour maintenir l'équilibre et la paix dans leur couple. Grâce à ce jeu, elle contemplait sa passion prendre des proportions démesurées et grâce à lui, elle venait de vivre un instant de débauche sans précédent.
Elle s'assit pour examiner d'un peu plus près la dégradation des autres jeux dans le tiroir. Lorsqu'elle attrapa le premier venu, celui-ci s'effrita ainsi qu'un tas de feuilles mortes desséchées. Idem pour le suivant. Seul son précieux jeu luisait, luciole dans l'obscurité. Elle en percevait la puissante énergie. Sa main plongea dans le tiroir puis balaya le reste des jeux pour les réduire en poussière. L'Oracle semblait générer des pensées dans sa tête. Ignorant pourquoi, elle reforma l'éventail et commença un nouveau tirage en pensant à Paul. Juste deux cartes. Pour voir.
Sabine pouffa de rire devant le résultat. Alors, elle sentit son clitoris palpiter encore bien qu'elle était seule dans la pièce. Ses seins paraissèrent soudainement hypersensibles et son vagin se contracta sans explication. Penchée dans son siège, les yeux clos, elle agriffa les accoudoirs. L'intensité de ses effets sensoriels se décupla pendant quelques minutes jusqu'à l'orgasme. Elle gémit, s'abandonna sans retenue dans son cabinet. Cet orgasme était de loin meilleur que le précédent. Divin. À travers ses paupières fermées, elle distinguait une lumière jaunâtre. Les yeux rouverts, elle constata que cette source avait inondé la pièce dans son intégralité, laquelle s'atténua jusqu'à s'éteindre. Elle prit l'oracle entre ses doigts couverts de cyprine.
— Je t'aime, couina Sabine, dans un état second, mais consciente. Je t'aime de tout mon cœur.
Elle retira complètement ses bas déchirés et les jeta avec le reste. Puis repartit à la maison, l'âme aussi légère que le corps.
*****
Revenue, elle fit un détour par les toilettes, entendit son portable sonner dans son sac à main. Sachant qu'elle ne serait pas assez rapide pour répondre, elle ne s'en préoccupa guère. Pas une once de culpabilité ne troublait son esprit, elle qui s'inquiétait sans cesse pour des broutilles.
Après tout, chacun son tour.
Elle redescendit et consulta le message vocal : « Docteur Solque à l'appareil, de l'hôpital Sainte-Thérèse. Je vous appelle car votre mari ne va pas très bien. Comme vous devez le savoir, il est rentré il y a quelques heures de cela pour de sévères brûlures au visage. Son état s'est aggravé il y a une trentaine de minutes. Vous devriez venir rapidement si vous le pouvez. Nous pensons que son pronostic vital est engagé bien que nous ignorions pourquoi. Il est en réanimation médicale, secteur 2. Ne tardez pas. Au revoir Madame.»
Sabine jubila, explosa de joie avant d'insérer la main dans son sac pour caresser le jeu, encore chaud. Presque brûlant.
— T'es vraiment le meilleur.
Sabine mourrait de faim mais n'avait pas particulièrement envie de s'embêter à cuisiner. Il restait un fond de poêle de la veille.
— Ça fera l'affaire.
Elle claqua les restes dans une assiette et les balança dans le micro-ondes. Après s'être déshabillée, elle expédia son soutien-gorge dans un coin. La culotte encore humide vola à son tour à travers la pièce pour atterrir sur la table de cuisine. Elle mangerait et ne ferait plus rien d'autre de la soirée à part fainéanter aux côtés de son précieux jeu dont elle ne pouvait plus s'éloigner.
Les heures passèrent. Il se faisait tard. Sabine comatait. Elle n'avait même pas pris la peine de répondre aux appels suivants en provenance de l'hôpital, ni de consulter sa messagerie. Finalement, elle s'endormit tête sur le coussin, nue sous le plaid. L'oracle luisait, montait en température au point de dégager de la fumée.
*****
Dans la rue, pompiers et S.A.M.U. avaient rejoint la gendarmerie. L'incendie était maîtrisé. Le médecin légiste quitta le domicile ravagé. venait de procéder à un premier examen in situ d'une femme enceinte carbonisée, retrouvée près d'un jeu de cartomancie intact.
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