CONSCIENCE (2/3)
Fabrice ouvrit les yeux. Un voile brumeux occultait le ciel. La dureté et la froideur du sol l'interpellèrent. En se redressant, il réalisa qu'il était allongé sur une pierre tombale.
— Ah ! Vous voilà enfin réveillé. Bien dormi ?
Une dame âgée, que l'on aurait presque pu confondre avec la reine Elizabeth, se tenait devant lui, guillerette.
— Mais… je…
— Allons, allons, mon garçon. On se calme. Cette tombe n'est pas la vôtre. Non, c'est celle de mon défunt mari.
— Ok. Et on est où là ?
— Comment ça ? Au cimetière, voyons !
— J'ai eu un accident. Comment j'ai atterri ici ?
— Quel petit farceur, mon Michel ! C'est lui qui vous a amené. Vous savez. Et nous savons aussi.
— Vous savez quoi au juste ? enragea Fabrice, en se mettant debout, tiraillé entre panique et énervement.
— Tout. Absolument tout. Tiens, le voilà justement. Quand on parle du loup…
Fabrice se retourna et distingua une silhouette voûtée chanceler dans les nappes grises. Elle approchait. Le son d'un objet traîné dans les cailloux blancs attira l'attention du jeune homme.
— Qu'est-ce que c'est que ce délire ? Je suis… mort ?
La fausse veuve éclata de rire, ce qui provoqua le déchirement de ses commissures ainsi que le décrochage de sa mâchoire. De sa bouche béante affleura un lombric rose, puis d'autres, jusqu'à ce qu'elle vomisse un torrent de vers brillants et gigotants. L'abomination à chapeau claudiqua vers Fabrice, bras tendus, parlant comme on parle chez le dentiste une fois étendu sous sa visière.
Instinctivement, Fabrice la repoussa sans une once de pitié. Les talons de la dame cognèrent contre le soubassement du monument dans son dos. Dans sa chute, son occiput rencontra le granit vert-olive. Aussitôt, son mari gronda tel un ours enragé, brandissant le mystérieux objet qu'il tenait : un fléau d'arme à boule pointue.
Fabrice prit la poudre d'escampette. Pendant de longues minutes, il courut droit devant lui, dans la continuité de l'allée principale où il se trouvait. La brume s'opacifiait davantage à mesure qu'il progressait dans cette allée sans fin.
Les tombes défilaient. Toutes portaient les épitaphes du couple. Sur certaines se dessinaient des chimères et des motifs évoquant les prémices d'un millénaire révolu.
Plus Fabrice s'éloignait de sa position d'origine, plus le cimetière perdait de sa modernité. Il ne resta finalement plus que de la terre battue entre les croix de bois plantées à même le sol. S'ajoutaient les potences sur laquelle se balançaient – en dépit de l'absence de vent – des corps vêtus de tuniques blanches.
Éreinté par cette course effrénée, Fabrice marqua un temps d'arrêt afin de reprendre son souffle. Des mains déformées par l'arthrose émergèrent soudain des monticules de terres alignées de part et d'autre de l'allée. Puis des têtes. Toutes identiques. Une multitude de monsieur et de madame Darenne puant la charogne et armés de diverses armes d'un siècle antérieur – hallebarde, épées, pertuisanes, haches - se dressaient à la surface en répétant inlassablement la même phrase :
— On sait !
Cerné, Fabrice n'avait plus qu'une option : combattre. À mains nues, devant pareille légion, ses chances de survie étaient maigres.
— Qu'est-ce que vous me voulez ? Foutez-moi la paix ! s'époumona-t-il, prêt à en découdre.
— On sait ! On sait !
Si ces premiers coups atteignirent leurs cibles, le guerrier de pacotille tomba sous un déluge de métal. Il avait beau hurler tout son soûl, pointes et lames meurtrissaient sa charpente, la réduisaient en charpie. Pourtant, aucun assaillant n'attaquait sa tête. Malgré la douleur et la sensation d'être disloqué, la vie lui permettait encore de percevoir l'acharnement de ses nombreux tortionnaires.
— Pitié ! Arrêtez ! Arrêtez ! Je vous en supplie ! cria Fabrice, les intestins ballant à l'air libre, piétinés par la horde impavide.
— On sait ! On sait !
— Je suis désolé ! C'était une erreur ! Juste une foutue erreur !
— Peut-être, mais je suis mort ! Je suis mort ! répondit l'un des ennemis en abattant sa hache en plein milieu du front du jeune homme.
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