L'OMBRE DU PANDA (2/7)
Le lendemain matin, Élise déposa son fils au collège, la mort dans l'âme :
— Je compte sur toi. Bisou.
— Oui, m'man, lâcha-t-il, dans un état similaire, avant de claquer la portière.
Lucas en arrivait à douter de son droit de vivre chaque fois qu'il descendait de la voiture, se sentant l'objet de toutes les messes basses, la cible de tous les index pointés et des regards torves. De fait, il se contentait de scruter un point fixe, dénué de têtes dans la mesure du possible, puis de progresser dans cette direction. Et ce, autant de fois que nécessaire. Pourtant, certains camarades lui tendaient la main, mais Lucas peinait à accueillir cette sympathie depuis qu'on l'avait trompé, manipulé. Il avait vite appris que la gentillesse pouvait cacher d'abominables intentions. Jamais il n'oublierait le jus de raisin qu'un soi-disant « camarade » lui avait versé sur la tête, en vue « d'unifier son teint ». Ni le nombre incalculable de taches, similaires à la sienne, laissées sur ses affaires de classe, parfois même sur ses vêtements. Sans oublier les railleries à répétition. Il n'oublierait rien. Jamais.
Les mots de sa mère rebondissaient encore aux quatre coins de son crâne tandis qu'il s'installait à sa place habituelle, pour le cours de mathématiques. Cette heure, il l'appréhendait tout particulièrement car dans son dos étaient assis Steven, le gros chevelu, et Déniss, son acolyte, une asperge au nez aquilin. Chacun du genre à se trouver une tête de turc d'entrée de jeu, histoire d'amuser la galerie toute l'année, et bien sûr, sans se soucier une seconde des conséquences ou des risques de sévères sanctions. Qu'ils finissent expulsés de façon temporaire ou définitive, d'autres prendraient le relais, ici comme ailleurs.
En élève assidu, Lucas écrivait en silence, tout du moins tant qu'aucune boulette en papier imbibée de bave ne heurtait sa tête.
— Ça y est, ça recommence, murmura-t-il, mâchoires serrées.
Bagarreur ou mouchard ? Écho interminable qui lui fit perdre le fil de la leçon. Une deuxième boulette lui chiquenauda le lobe de l'oreille, suivie d'une troisième, rapprochée, qui roula le long de sa nuque. Les rires sourds des derniers rangs alertèrent le professeur, lequel se retourna en un éclair afin d'enquêter :
— Je suppose que ça vient du troisième rang de gauche, une fois de plus ? Vous deux, là-bas, fit-il aux benêts de service, je sens que vous allez me plaire. Lucas, ils t'embêtent ?
La proie des deux lascars retroussa les babines, hocha la tête :
— Non, ça va, résista le jeune, incapable de dissimuler son air pincé.
L'enseignant ébaucha une moue dubitative, se contentant de reprendre là où il s'était arrêté.
Après les boulettes, les pointes de chaussures dans le sacrum. Lucas avança discrètement table et chaise. Puis plus rien. Il visualisait mentalement le duo en pleine planification de leur prochain mauvais coup. Comme il tentait de se concentrer sur les calculs notés à la craie au tableau, sa calculette bougea d'un centimètre. Lucas pensa avoir déplacé quelque chose par mégarde, hypothèse infirmée lorsque le mouvement se répéta. Il se rendit alors compte que les touches s'enfonçaient d'elles-mêmes.
5. 1. Touche M+. 0. Touche In.
Cette suite se répéta plusieurs fois de suite sous les yeux ahuris du propriétaire de la machine.
Suivre le cours était à présent mission impossible. Lucas observa une dernière itération de la combinaison, cette fois accompagnée d'un smiley souriant composé de deux points et d'une parenthèse. Un énorme fracas métallique retentit soudain, à l'origine d'un rire généralisé. Le professeur pivota, entra en éruption, fusillant du regard Steven et Déniss, les quatre fers en l'air. Tous deux se frottaient l'arrière de la tête.
— Si les chaises ont quatre pieds, ce n'est pas pour rien. Vous me recopierez ça sur une copie-double, pour demain. À faire signer par vos parents, bien entendu. Sinon, c'est beaucoup moins drôle.
Lucas pouffa de rire. Jubilation totale. Sur sa calculette apparurent trois nouveaux émoticônes souriants. Le cours se termina dans le calme.
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