ZEZETTE (1/1)
Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais aujourd'hui planait comme un air de nostalgie. Que de souvenirs ! Je me revoyais encore échapper à l'attention de mes grands-parents dans la vaste pâture, armé d'une loupe chapardée dans leur tiroir fourre-tout, et de mon imagination débordante. Il m'en aurait fallu des doigts pour compter le nombre d'organismes brûlés grâce aux rayons du soleil, sans parler des insectes que j'avais gaiement balancés dans les toiles tendues, espérant admirer une arachnide en pleine action. Un vrai petit chenapan. Dommage que la paille ait un jour pris feu, elle aussi. Avec la grange. Et une brebis, asphyxiée par les fumées. Grand-père n'en avait jamais eu la preuve, mais il avait toujours été persuadé de mon implication dans cet incendie. Grand-mère, bien sûr, avait défendu mordicus son « loustic » chéri, de toute évidence incapable de commettre un tel acte...
Puis un jour, le pyromane en herbe que j'incarnais s'était amouraché des nouvelles poules d'ornement ramenées par grand-père. Hélas, l'une d'elle avait accidentellement disparu quelques semaines plus tard. Zézette, la belle soie blanche, avec sa moumoute sur le haut du crâne. Qu'elle était rigolote. Volatilisée, comme par enchantement. Une fois de plus, le vieux briscard m'avait suspecté. Et une fois de plus, je l'avais joué fine. Pas de traces. Pas de preuves. Éternellement sauvé par le bénéfice du doute.
Lorsque mes grands-parents me laissaient vaquer à mes occupations d'enfant innocent, je filais à l'anglaise derrière les haies afin de rejoindre ma cabane où mes premières dissections commencèrent. D'abord Zézette. Ensuite, un crapaud. Des oiseaux morts. Un renard. Jusqu'aux chats du voisin attirés par le festin.
Je crois que c'est au cours de cette période qu'est né mon amour dévot pour l'anatomie et la physiologie. En ce temps-là, personne n'aurait pu croire que le jeune Davy serait devenu anatomopathologiste en institut médico-légal. Certainement pas mes parents, qui avaient plutôt misé sur un abandon prématuré de l'école et un emploi de minable. Comme si c'était héréditaire ! Ironie du sort, quelques morceaux formolés leur appartenant avaient fini entre mes doigts gantés d'expert. Encore deux victimes d'incendie. Décidément ! Deux merguez grillées. Drôle de contexte pour des retrouvailles après plus de cinq ans de silence radio.
Quoi qu'il en soit, cela m'avait permis d'hériter d'une modeste maison, aussitôt revendue à bon prix, et d'en acquérir une bien plus clinquante. Je ne comptais plus les heures passées dans la cave, officiellement condamnée – voire inexistante – pour l'intégralité des êtres bipèdes que je côtoyais, de près ou de loin. Officieusement, c'était une pièce secrète que j'avais pris soin d'aménager en vue de poursuivre mes « études ». Les passionnés ne comptent jamais les heures !
Quel plaisir que de pouvoir voler de ses propres ailes avec un matériel de pointe, emprunté à l'institut pour une durée indéterminée. Chaque fois que j'y retournais pratiquer mon art, je me sentais comme cet enfant à la loupe découvrant les joies sanguinolentes de l'anatomie. Tous les corps m'apparaissaient déjà, à l'époque, comme des chefs-d’œuvre. Complexes, sophistiqués, organisés, superbes. Peut-être était-ce aujourd'hui la présence d'une nouvelle poule d'ornement à mes côtés – magnifique soit dit en passant – qui expliquait cet instant de nostalgie. Celle-là était spéciale puisqu'il s'agissait de la toute première poule à sentir la froideur de ma table en inox flambant neuve, aussi levai-je ma coupe de champagne.
— À ta santé, Zézette ! m'exclamai-je tandis qu'elle gloussait avec ardeur au moment où ma main posa le verre sur le plan de travail carrelé au profit d'un bistouri à usage unique.
Fort heureusement, le scotch américain faisait des merveilles, même sur une galliforme brune ramassée sur le trottoir, seule et ivre-morte. Sublime façon de joindre l'utile à l'agréable et de prouver l'efficacité des lubrifiants. Avant comme après.
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