ENTRETIEN (1/3)
— Regardez-moi ça ! Monsieur Edmond Caza en personne !
— Bonjour monsieur Thomann.
— Oh non, appelez-moi Matthew. Ou Matt. Ça alors ! Je n'en reviens pas ! Quand le gardien vous a annoncé, j'ai vraiment cru qu'il plaisantait.
— D'où me connaissez-vous ?
— Je vous connais depuis que vous avez sorti votre premier bouquin. Du coup, je suppose que vous n'êtes pas là pour le plaisir. Quoi que… J'imagine que ce doit être passionnant d'étudier nos déviances et nos mécanismes psychiques, avouez-le. Nouvel ouvrage prochainement ?
— En effet. Je n'utiliserais pas le terme « plaisir »… Plutôt « passion » comme vous venez de le souligner.
— Nous n'avons que trente minutes devant nous. Alors par où commence-t-on, Edmond ? Ça ne vous dérange pas que je vous appelle Edmond, au moins ?
— Euh… Non, pas de souci. Je souhaiterais enregistrer nos échanges avec mon téléphone. Juste le son. Me donnez-vous votre accord ?
— Avec plaisir.
— Commençons par l'enfance.
— Mon petit doigt m'avait bien dit que vous commenceriez par ce chapitre-là. Tout se joue souvent pendant cette période. Eh bien, la mienne était plutôt heureuse, je dirais, à quelques couacs près. Mes parents m'aimaient, pas de violence, pas d'alcoolisme, rien de tout ça. Enfant unique mais pas pourri gâté, bien au contraire. On m'a appris le partage, la valeur des choses. Je devais travailler pour gagner mon argent de poche, même si j'en avais aussi sans effort particulier. « Toute peine mérite salaire », un dicton dans la famille. Bref.
— Ces couacs dont vous parlez…
— Mon père était très colérique. D'ailleurs, son cœur a fini par le lui faire payer. Ça fera cinq ans dans trois mois. Il en a cassé des trucs. Mais jamais violent sur ma mère ou moi. Que sur le matériel. Il avait souvent des insomnies, et la nuit, j'entendais régulièrement des craquements d'objets ou des explosions de verre, entre autres. Même dans son atelier, pourtant au sous-sol, j'entendais sa rage. Je la sentais suinter par chacun de ses pores. Alors, je rabattais la couette sur ma tête, en plus de l'oreiller que je plaquais dessus, pour m'épargner ça. Allez savoir pourquoi, ça me terrorisait, comme s'il était possédé par le diable ou je ne sais quoi. Comme s'il allait, à un moment donné, moi aussi me jeter par la fenêtre ou me pulvériser sur un mur. C'est bête, non ?
— C'est une réaction normale pour un enfant, vous ne trouvez pas ?
— Probablement. Ma mère essayait de le calmer parfois. Elle préférait prier dans un coin pour que ça s'arrête vite.
— Vous-même êtes colérique, n'est-ce pas ? Impulsif.
— Moins aujourd'hui. J'ai appris à dompter la bête. Mais je suis loin de la maîtriser. Même dans sa cage, elle a le coup de patte facile. Parfois comme aujourd'hui, elle ronge les barreaux et va faire un petit tour à l'air libre.
— Hmm… Et quel est le résultat ?
— Allons, allons, Ed… Vous connaissez très bien le résultat. Vous n'avez pas les photos sur vous ?
— Non. Qu'est-ce qui vous mettait, et vous met encore aujourd'hui d'ailleurs, dans cet état de colère incontrôlable ?
— Tout et n'importe quoi. Un type qui me fait une queue de poisson. Un livre bourré d'inepties. Me prendre les pieds dans un truc. Le désordre. L'orgueil. La négligence à répétition. Par exemple, j'avais des collègues qui ne nettoyaient jamais la peinture sur leurs pinceaux. Forcément, quand je devais les utiliser, je perdais du temps à ramasser leur merde. Et ce genre de choses, oui, ça me foutait en rogne, jusqu'au jour où j'ai fini par catapulter le pot de diluant dans la gueule de l'un d'entre eux. Après, les pinceaux étaient systématiquement nettoyés. Comme quoi… Cette bête n'a pas que des défauts.
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