3.3.33 (2 / 2)
Une certaine douleur me traversa à l'annonce du départ de la mère de mes enfants, mais pas à celle de l'homme qui avait détruit ma vie de famille. Bien au contraire.
Passé le moment des retrouvailles, j'inspectai la maison. Même constat. Une grande partie des appareils avait grillé. Seule la lumière et l'électro-ménager fonctionnaient encore. Un détail m'interpella néanmoins. Chez moi, j'avais tout réglé à la même heure, symptôme d'un perfectionnisme chronique. En revanche, j'avais toujours remarqué un décalage de plusieurs minutes sur les appareils de Maéva. Or, ils s'étaient tous arrêtés à 3h33, détail que je corroborais avec la date d'aujourd'hui : 3 Mars 2033.
— Papa, pourquoi tout le monde s'envole ? demanda Gina, ma fille de huit ans, depuis le canapé, assise à côté de son frère jumeau, Tino.
— Je sais pas. Personne ne sait, je crois.
En espion de fenêtre, j'observai se former une nappe de corps humains à hauteur de nuages, que la clarté lunaire soulignait. La situation paraissait si folle que je me surpris à chercher une quelconque trace extra-terrestre quelque part. Sans rien trouver.
— On fait quoi maintenant ? s'enquit Tino, apeuré.
— Aucune idée. Je suppose que vous n'allez pas vous rendormir avec tout ça. Alors pour l'instant, on attend et on observe. Je vois pas quoi faire d'autre.
Je peinais à décoller mon nez de la vitre hormis pour boire et grignoter. Une heure de guet plus tard, un océan d'hommes et de femmes - je ne voyais aucun enfant - s'était formée et les ascensions s'étaient arrêtées. Les corps lévitaient tous au même niveau. Aucun ne pourrait survivre à une chute d'une telle hauteur. Certains étaient habillés, d'autres nus. Tous avaient été emportés en l'état, pour ainsi dire.
Gina et Tino avaient fini par s'endormir dans le canapé, épuisés par la tristesse et l'effroi. Je n'allais moi-même plus tarder à les rejoindre. J'avais déjà accumulé beaucoup de fatigue au cours des derniers jours à cause des heures supplémentaires et des dossiers ramenés à la maison à traiter en urgence. Mais urgence, il n'y avait probablement plus. Mes collègues, mon patron, mes amis même, se trouvaient peut-être là-haut, noyés dans la masse. Ce phénomène était-il local, national ? Mondial ? Impossible à dire sans appareils capables de relayer la moindre information. Depuis ma position en tout cas, la nappe ne discontinuait pas, laissant imaginer qu'elle recouvrait au moins toute la ville.
Mes paupières devenaient vraiment trop lourdes pour résister plus longtemps, aussi rejoignis-je les enfants dans le canapé, lumière allumée. En dépit de l'adrénaline et des bruits extérieurs dont mon attention se détacha progressivement, je finis par somnoler, puis m'endormir.
À l'aube, les enfants me réveillèrent, toujours en pleurs.
— Papa... Maman est toujours là-haut ? s'inquiéta Tino.
— C'est pas de votre faute. Il se passe quelque chose dehors. Et ça nous dépasse tous. Et ce quelque chose a emporté plein de gens différents.
— C'est à cause des méchants extra-terrestres ? suggéra Gina. Comme dans Mars Attack ?
— On dirait pas.
— Alors c'est quoi ? Dieu ?
— Dieu ?! Mais Gina, où tu vas chercher ça ? Personne n'est croyant ici.
— Dans notre classe, y a des copains et des copines qui...
— Ah l'école ! Bien sûr ! Je vois qui... Mais non, c'est pas Dieu non plus.
— Comment tu peux être sûr que c'est pas les extra-terrestres et que c'est pas Dieu ? enchaîna Tino.
— Parce qu'ils n'existent pas. C'est de la conn... bêtise tout ça. Pour faire peur aux gens et les manipuler, tu comprends ?
— Prouve-le !
Tino m'estomaqua par sa répartie.
— Bon ! Allez prendre votre petit-déj, ok ?
Captant mon agacement, les enfants n'insistèrent pas et s'exécutèrent sans broncher.
Le tintamarre de la veille avait laissé place aux discussions de rue, grouillantes d'hypothèses en tout genre et de témoignages dont je pouvais percevoir les grandes lignes à travers la fenêtre entrouverte.
Le son des céréales chutant dans les bols attisa ma faim, mais alors que je m'apprêtais à fourrager les placards, une vague de chocs et de nouveaux hurlements s'invita dans mes tympans.
— Restez-là ! ordonnai-je en regagnant mon poste d'observation, glacé.
Au lever de soleil, les corps commencèrent à chuter les uns après les autres, comme une ondée gagnant en intensité jusqu'à devenir trombes sans précédent. Les habitants encore au sol se mirent à l'abri et regardèrent, aussi impuissants que moi, des personnes encore vivantes tomber à pic pour venir heurter violemment toits et bitume. D'autres restaient logés dans les arbres ou empalés çà et là sur des grilles et des poteaux.
Environ trentes minutes plus tard, le ciel était libre de tout encombrement humain, désormais fléau terrestre. Et quiconque contemplait à présent le firmament pouvait discerner d'immenses visages divins, quasi identiques, façonnés dans les nuages au blanc inhabituel, d'une extrême pureté, presque lumineux.
Une pensée, comme forcée, s'immisca sous mon front.
Âmes évoluées, il vous faut maintenant continuer de vivre, mais autrement. C'est votre dernière chance.
Les enfants se détaillèrent puis rivèrent leurs pupilles sur moi :
— Papa, t'as entendu ? s'enquirent-ils.
— Oui... Oui, j'ai bien entendu.
— C'était lui, hein ? continua Tino. C'était Dieu ?
Je demeurai silencieux, incapable d'offrir une réponse un tant soit peu sensée ou du moins cohérent avec mes convictions personnelles, balayées, anéanties par le frais souvenir de l'ascension et du lâcher de la majeure partie des habitants de la ville, et la vision continue des corps mutilés, désarticulés, fracassés, dont celui de Maéva, enfoncé dans un toit de voiture garé le long du trottoir d'en face.
— Peut-être.
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