Life
Je dévale les escaliers, cours le long du couloir. Deux morts jonchent le sol. J’ai reconnu, malgré le trou dans son front, le porte-flingue qui se tenait devant la porte capitonnée, ainsi qu’un des gorilles de l’accueil. Le deuxième porte-flingue est face contre carrelage dans la cuisine. Je l’enjambe, sors. Le bruit de la rue m’agresse. Un brouhaha infernal caractérise l’affolement qui a gagné les gens. Ils se dispersent dans tous les sens en criant. Moi, je n’arrive plus à bouger. Je ne sais pas où aller. La nuit brouille mes repères, à moins que ce ne soit la situation. Roberto pleure sous mon blouson, je sens ses larmes chaudes imbiber ma chemise. Réagir, vite. Marsh, secoue-toi. Casse-toi de cet enfer. Pour ton fils.
Une sirène, des gyrophares. Leurs stridences, leurs rayures rouges et bleues me sortent de ma léthargie. Un pas… Un autre. Encore un, d’autres, plus rapide. Je fais le chemin inverse par lequel je suis venu. Broadway avalé, je tourne sur ma droite et m’oblige à courir. Je ne remarque pas derrière moi, une bagnole sombre qui, toutes lumières éteintes, s’engage dans mon sillage.
Je cours. Sur mon passage, je bouscule des personnes, heurte des poubelles. Rien ne peut m’arrêter maintenant, je file sans reprendre mon souffle. Bloc après bloc, je me rapproche du parking où j’ai garé le Mitsu. Je me maudis d’avoir laissé les clés sur le contact et ne me pardonnerai pas si quelqu’un l’a volé. Je débouche sur le dernier carrefour, le traverse sans regarder. Une nuée de klaxons affole encore plus mon rythme cardiaque, mais je m’en fiche et continue. L’entrée piétonne est illuminée, je m’y engouffre, puis stoppe devant les automates de paiement. Merde. Sans ticket je ne peux pas sortir… Sans argent non plus. De nouveau je ne sais pas où aller.
Roberto ne pleure plus. Il s’agrippe à mon cou et pose sa tête sur mon épaule. Il ne dit rien, mais je ressens son angoisse, tout comme il doit percevoir la mienne.
Que vais-je faire de toi bonhomme ?
Cette question ne devrait pas me traverser l’esprit. La réponse n’est qu’évidence. Il a besoin d’un père, d’un pilier auquel s’accrocher. Bien sûr que je sais ce que je vais faire. T’aimer, te protéger, comme le font tous les papas.
Je fais demi-tour. Partir absolument de cette ville et rejoindre ma maison. Là-bas, le petit sera en sécurité. Moi aussi. J’ai besoin d’un véhicule, n’importe lequel. En un jour, en passant par l’autoroute, je peux rallier LA. Je fais un pas à l’extérieur du parking lorsque je remarque une berline noire qui s’approche. Ses phares sont éteints. Je recule par réflexe. La bagnole passe sous un lampadaire. Son aura éclaire le passager. Il porte une cagoule sur la tête. Lui aussi m’a vu. Il tape le bras du conducteur et la caisse se rapproche du parking. Je suis bloqué.
Qui sont-ils pour me poursuivre ?
Aucun doute qu’il s’agit des tueurs. Ils croyaient m’avoir abattu, mais je suppose qu’ils m’ont vu sortir du tripot. Ils en ont après moi maintenant. Je n’ai aucune chance contre ces types, pour autant, je ne me laisserai pas cueillir facilement.
Je vais rejoindre l’emplacement du pick-up… Il y est, il y est… En avalant les escaliers qui montent au second, je me persuade que personne ne l’a pris. Je déboule comme un dingue par la porte, regarde que l’autre bagnole n’arrive pas, file jusqu’au pick-up. Il m’attend. Je pousse un ouf de soulagement.
J’enlève mon blouson et emmitoufle Roberto dedans. Je lui dis de se caler derrière mon fauteuil, de ne pas se montrer. Il obéit et disparaît. Moi, je me couche sur les sièges au moment où la berline noire passe au ralenti derrière le Mitsu. Ils ne m’ont pas vu. J’attends qu’ils tournent derrière d’autres véhicules pour démarrer. Lentement je recule, puis m’engage en direction de la sortie.
Plus que quelques mètres avant la rambarde de descente. Je commence à accélérer lorsque la bagnole apparaît. Elle se positionne devant moi tous phares allumés et m’éblouit. Je gueule :
– Roberto, accroche-toi.
Puis, j’accélère à fond. Le choc projette ma poitrine contre le volant et me coupe le souffle. Je me redresse, passe ma main derrière le siège, touche le petit. Il est là.
– Ça va, Roberto ?
Une petite voix effrayée me répond « oui. »
La voiture des tueurs a morflé. Du capot, s’échappe de la fumée, mais je ne distingue pas les gars. Je recule et allume les phares. Un seul s’enclenche. Il me permet de voir que les deux hommes sont inconscients. Contrairement à leur berline, le Mitsu n’a pas beaucoup de dégâts. Sacré bagnole. Increvable.
La rampe de descente franchie, j’accélère, fracasse la barrière de sortie et m’évanouis dans la nuit.
Je roule sur quelques kilomètres avant de stopper dans un endroit sombre. Je dis à Roberto de sortir de la cachette. Il vient sur mes genoux. Ses yeux noirs me fixent. Je ne sais pas ce que j’y lis dedans, mais ce n’est pas de la peur. Ce petit a déjà un caractère bien trempé, même si tout à l’heure il pleurait. Le sang qui coule dans ses veines a la couleur de son île, la détermination de sa mère, la fierté d’un peuple.
Le mien irrigue-t-il son corps ?
Peut-être enfoui au plus profond de son cœur. Je sais que j’aurai du mal à le faire ressurgir après ce qui vient de se passer, mais je ferai tout pour adoucir ses nuits. Nous allons apprendre à nous apprivoiser tous les deux. Je ne demande que ça.
Il pose sa tête contre moi et s’endort. Ma main passe sur ses cheveux de jais, je le couvre avec mon blouson. Moi qui venais ici pour mon dernier rancard avec la mort, j’ai flirté avec elle, j’ai croisé son chemin, mais j’ai trouvé la vie. Un petit bonhomme la porte avec lui et son contact me rappelle comment elle est essentielle avec tous ceux qu’on aime. Parce qu’ensemble, serré, rien ne peut nous arriver.
Je comprends que j’ai été idiot de ne pas parler à Les Yeux Bleus. Tous les deux, nous aurions trouvé une solution, notre amour l’aurait révélé. À sa fougue j’aurais opposé mon calme, à sa volonté j’aurais répondu patience.
Me pardonnera-t-elle ?
Oui, sans aucun doute.
Comment va-t-elle réagir à la vue de cet enfant qui n’est autre que le petit-fils de Tony les bras longs ?
Je ne sais pas, mais malgré les apparences qu’elle laisse entrevoir, son cœur n’est pas de pierre. Roberto saura l’attendrir, mon fils deviendra aussi le sien. Nous formerons une famille, unis, soudés les uns aux autres. Elle ne demandera qu’à s’agrandir, je l’espère pour bientôt.
L’aube réveille le petit. Un jour nouveau s’ouvre sous ses yeux. Il sera différent de tous ceux qu’il a connus. Son ventre gargouille.
– J’ai faim, papa, dit-il d’une voix encore endormie.
– Moi aussi. Tu aimes les donuts ?
– Oui, avec du chocolat.
– Je connais un endroit où sont fabriqués les meilleurs. On y va ?
Sans répondre, il saute sur le siège passager.
La boutique n’est qu’à quelques rues plus loin. Elle ouvre alors que je me gare. Je fouille dans la boîte à gants, trouve une dizaine de dollars. Roberto dans mes bras, nous franchissons le seuil. J’achète autant que je peux avec l’argent, puis demande à l’employée si elle veut bien me prêter son téléphone. Elle hésite, je lui dis que c’est pour appeler la mère du petit. Elle contourne son comptoir et me le tend.
Une sonnerie suffit.
– C’est moi… Oui, je vais bien… À San Francisco… Toi aussi ? Je t’expliquerais. Viens nous chercher… J’ai bien dit nous… Je t’attends en bas de Twin Peaks…
Annotations
Versions