Brouillon
Des poireaux, quelques carottes, une pomme de terre, un oignon…
- Allez ça suffit.
- Quoi ?
- Bouillon ?
- Bah oui bouillon. C’est le thème non ?
- Brouillon ! Brouillon putain ! Je sais même pas pourquoi c’est encore toi qui écris…
- Parce que je suis…
- L’écrivain ouais ! Je sais ! Mais t’es naze mon pote, désolé de te le dire.
- Parce que tu peux faire mieux peut être ?
- Je pense ouais.
- Bah vas-y ! Montre-moi un peu tes « talents » là !
- Très bien !
- Très bien !
Assis sur le banc froid de métal peint, Henri se remémorait avec nostalgie un événement d’une vie qui toucherait bientôt à son terme. Quelque chose d’anodin. Presque rien.
Lorsqu’il avait 16 ans, Henri avait appris à rouler sa première cigarette. C’était son cousin Gaston, de trois ans son aîné, qui en fumait à l’époque. Il avait apporté une blague à tabac d’un cuir probablement marron à l’origine mais qui virait désormais au gris anthracite. Une blague qui avait certainement connu un autre propriétaire avant d’atterrir dans les mains du cousin. Gaston en avait sorti une petite feuille à rouler et un peu de tabac qu’il avait réparti équitablement sur le papier avant d’entamer de le rouler avec dextérité. En quelques secondes, la cigarette était prête, posée entre les lèvres de Gaston, qui dans un sourire avait demandé :
- Tu veux essayer ?
Henri avait été décontenancé. Cela faisait maintenant deux ans qu’il fumait, et son cousin en était parfaitement informé.
- Je voulais dire, tu veux essayer de rouler une cigarette ?
Bien sûr qu’il voulait essayer ! Rien que pour le plaisir de tenir la blague entre ses mains. Henri s’était emparé du trésor de cuir en guise de réponse. Il avait observé son cousin faire. Ça n’avait pas l’air bien compliqué ! Une feuille, un peu de tabac, une bonne répartition des plantes séchées et un peu d’habileté seraient certainement suffisants. En théorie. Pas en pratique. L’opération demandait en réalité une motricité fine qui semblait tout à coup lui faire défaut. Comment une opération aussi simple en apparence pouvait-elle générer une telle pression ? Car c’était bien le sentiment qu’il avait éprouvé à cet instant. Il tenait entre les doigts une chose fragile, souple, prête à se rompre à tout moment, et il se devait de réussir à en faire un bâton blanc. Il ne pouvait pas échouer devant son cousin.
Le souvenir de cette pensée fit rire Henri. Son cousin l’avait toujours considéré avec bienveillance. Il ne se serait jamais moqué, ni ne l’aurait jugé. La pression ressentie ce jour là, il l’avait faite naître seul. Les gestes lui revenaient en mémoire. Tout en s’accrochant au souvenir de sa réussite – car oui il avait parfaitement été capable de rouler le tabac dans sa feuille – ses mains s’étaient mises à se mouvoir d’elles mêmes, comme guidées par une force qui n’appartenait qu’à elles seules.
Une larme venait de couler de l’œil gauche du vieil homme. Henri pensait à son cousin. À son adolescence. À cette cigarette roulée, synonyme d’une liberté gestuelle qui lui faisait défaut désormais. L’âge avait eu raison de sa motricité, dégradant fortement la qualité de ses mouvements. Pourtant, pour un instant, avec ce souvenir, son corps avait retrouvé les traces de ce passé auquel il était impossible d’accéder autrement qu’en pensée. Ses gestes étaient à son image. Brouillons. L’original de ce qu’il avait pu être dérivait désormais dans les méandres du temps.
- Alors ?
- Mouais…
- Bon laisse tomber demain c’est toi qui reprends. Et arrête de bouder là !
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