Ombres dansantes

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Qu’est ce que je perçois des autres ? De ce qu’ils sont réellement ?

 Cette réflexion a germée dans l’esprit d’Henri tandis qu’il attend son bus, assis sur ces nouveaux bancs rendus parfaitement inconfortables afin de s’assurer que ceux qui n’ont rien ne puisse, même pour un instant, échapper à leur condition. Les bancs sont faits pour tous, c’est vrai, mais seulement pour y déposer nos postérieurs. Interdiction de s’y allonger. Il y a des limites à la bonté d’âme et de partage. Henri se tient donc sur une étroite bande de métal froide et dépourvue de dossier tout en s’interrogeant sur la femme qu’il vient de voir passer devant lui, en même temps qu’il tente de ne pas glisser de cette assise qui ne peut définitivement être que l’invention d’un esprit perfide, venu sur Terre pour s’assurer que personne ne puisse reposer son corps à sa convenance.

 Elle porte une petite robe à fleur laissant apparaitre des jambes fines mais puissantes, au bout desquelles viennent s’attacher des bottines à talons fermées, assorties à la couleur de son habit. Un sac à un main d’une taille ridiculement petite et des lunettes de soleil qui n’y entrent assurément pas tant elles semblent dévorer l’intégralité de son visage complètent sa parfaite panoplie de celle que l’on remarque parce qu’elle a souhaité qu’il en soit ainsi. C’est du moins la première réflexion que se fait Henri. Une réflexion stéréotypée. Une réflexion d’homme. Elle veut être vue. Elle fait tout pour qu’on la remarque. Qu’elle ne s’étonne pas si on la siffle. Si on l’aborde. Si...

 Non ! D’un geste de la main, Henri dissipe ces réflexions primaires. Il refuse catégoriquement de faire partie de la caste des mâles lambda, affolés par une paire de jambes, une paire de seins ou une paire de fesses. Cette femme est plus qu’un corps. Elle est plus que ce qu’elle laisse paraitre. Elle se doit de l’être. Tout le monde l’est. Elle ne PEUT pas être uniquement un corps. Cette femme a été une petite fille, une adolescente, s’est construite dans un monde hostile – hostile à tous, et pas seulement aux femmes, Henri en était persuadé – et a dû trouver la force de s’affirmer. Ce n’est pas une femme faible qui passe devant lui. Pas une proie. C’est une femme qui sait ce qu’elle fait. Qui sait ce que sont les hommes. Qui sait qu’elle devra essuyer des commentaires déplacés, subir des comportements inacceptables. C’est une femme qui est au dessus des hommes. Qu’ils parlent ! Qu’ils sifflent ! Qu’ils commentent ! Elle n’a pas à rendre de compte. Elle n’appartient à personne d’autre qu’à elle-même. Elle est cette flamme qui fait danser autour d’elle les ombres des jaloux, des frustrés, des primates. Qu’importe que la mode soit faite par des hommes. Que sa robe, que son sac, que ses lunettes soient le fait des fantasmes masculins. Elle s’en moque. Elle ne peut être réduite à tout cela.

 Henri sursaute. Son bus est arrivé. Un sourire se dessine sur ses lèvres. Il ignore tout de cette femme, mais pour un instant il a l’illusion d’avoir partagé quelque chose d’intime avec elle. D’avoir quitté le monde des ombres pour gouter à sa lumière.

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