Poupée hantée
La lame venait de s’enfoncer profondément dans son abdomen. Estelle sentait chaque millimètre d’acier pénétrer ses entrailles. Un hurlement que seuls ceux dont on ôte la vie pouvaient émettre avait quitté son corps. Une dernière expiration. Un ultime cri. Un bruit sourd, puis le silence. Le corps d’Estelle était tombait, sans vie, sur le parquet trempé par son propre sang.
Rien n’aurait pu laisser présager les événements qui avaient conduit à la mort de la jeune femme. Elle était arrivée le matin même dans sa maison d’enfance, devenue maison de campagne depuis le décès de sa mère, quelques mois seulement après celui de son père. Cette dernière s’était laissée mourir, comme elle aimait répéter à qui avait encore le courage d’entendre que l’on puisse quitter ce monde par amour. La période avait été très difficile pour Estelle. Fille unique, elle n’avait pas su pardonner à sa mère d’avoir préféré suivre son époux dans la tombe plutôt que de passer le reste du temps dont elle disposait encore avec sa fille. C’était un abandon. Ni plus, ni moins. Un geste égoïste. Comme toujours.
En entrant, Estelle avait déposé les quelques affaires apportées pour le weekend sur le canapé du salon et s’y était jetée, tête la première, le nez dans les coussins. Un réflexe d’enfant. Quelque chose qu’elle n’avait plus fait depuis longtemps. Elle était restée allongée un instant, la face contre le tissu marron, avant de redresser sa tête en essuyant une larme venue s’échapper de son œil gauche. Elle avait mis cette larme sur le compte de la poussière présente dans la pièce, affirmant à voix haute qu’il lui faudrait passer un coup de balais. Une manière de rapidement se détourner d’émotions qui déjà l’envahissaient. Elle avait beau y revenir chaque samedi depuis plusieurs semaines, elle ne pouvait s’empêcher d’être submergée de souvenirs d’enfance, lui rappelant comme elle avait été heureuse enfant, comme elle se sentait seule désormais.
En se redressant pour s’assoir convenablement dans le sofa, quelque chose était venu lui égratigner le dos. Elle avait laissé échapper un petit cri de surprise et s’était retournée pour enquêter sur l’origine de sa douleur. C’était une poupée, coincée entre les coussins et le dossier du canapé. Une poupée qui, de prime abord, ne lui évoquait aucun souvenir. Une poupée qui, d’une voix forte, s’était mise à parler :
« Tu ne me reconnais pas, n’est-ce pas ? »
Estelle était restée là, tétanisée, le regard fixé sur l’être de plastique mou qui venait de s’adresser à elle. Son sang s’était glacé, donnant l’illusion que la température de la pièce avait drastiquement chutée.
« Vraiment ? Tu ne te souviens pas de moi ? »
Estelle ne pouvait pas émettre le moindre son. Ni organiser la moindre pensée. Elle avait souhaité se lever et s’enfuir à toutes jambes, mais son corps l’en avait empêchée. Sa bouche s’était entrouverte, mais seulement parce qu’elle ne maitrisait plus les muscles de son visage. Elle ne maitrisait d’ailleurs plus grand-chose. Ses jambes tremblaient, prêtes à lâcher à tout instant.
« Je t’ai accompagnée pourtant. Longtemps. Jusqu’à ce que tu me mettes de côté. Jusqu’à ce que tu m’abandonnes. Tu m’as laissée croupir ici pendant plus de 20 ans tu sais ?! »
La voix était devenue plus forte encore. Plus agressive également. Puis la poupée s’était mise à bouger. Estelle, horrifiée, regardait la scène sans pouvoir esquisser le moindre geste.
« Tu avais bien besoin de moi pourtant à l’époque ! Pour me raconter tes histoires ! Mes copines gnagnagna ! Ma mère blablabla ! Tu ne te rappelles vraiment pas ?! »
Un flash avait soudain illuminé l’esprit d’Estelle, lui redonnant pour un instant un soupçon de conscience. Enfant, elle avait été traitée pour un mal dont elle avait oublié jusqu’à l’existence. Elle avait projeté dans sa poupée de l’époque une sorte d’alter ego avec laquelle elle parlait sans cesse, à tel point que ses parents, inquiets, l’avait conduite à l’hôpital. Là bas, on lui avait diagnostiqué un trouble dont elle ne se remémorait pas le nom. Avait suivi une prise de médicaments sur plusieurs années, ainsi que de nombreuses séances de psychothérapie. Comment avait-elle pu oublier ce pan de son existence ?
« Tu te souviens, ça y est ?
- Sophie ?
- Oui Sophie ! Bien sûr Sophie ! avait hurlé la poupée, tout en se dirigeant vers le porte couteau de la cuisine ouverte sur le salon.
- Mais…je ne t’ai pas inventée… ?
- Bah non ! J’existe hein ! Et ça fait vraiment longtemps que je t’attends ! J’étais complètement bloquée dans le canapé, mais en sautant dessus tu m’as permis de remonter un peu. Pour le reste, je t’ai gratté le dos, et voilà !
- Mais qu’est-ce que tu v…
Estelle n’avait pas eu le temps de terminer sa phrase. La créature de plastique aux odeurs de vanille venait de lui planter un immense couteau de cuisine en plein milieu du nombril. Sans raison apparente. Sans explication. Juste comme ça, comme on se servirait un verre d’eau, comme une respiration.
Le cadavre d’Estelle avait été retrouvé la semaine suivante, après que les jours successifs d’absence de la jeune femme à son poste de conseillère immobilière aient alertés ses collègues de travail. Après un passage à son domicile, la police s’était rendue sur les lieux de son trépas. En arrivant sur place, ils avaient été stupéfaits de trouver une femme allongée sur le dos, tenant contre son corps déjà abimé une poupée couverte de sang, tandis que son autre main empoignait encore fermement l’énorme couteau de cuisine planté dans son ventre. Elle s’était de toute évidence plantée elle-même ce couteau dans le corps. Pour quelle raison ? Personne n’aurait su le dire.
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