Chapitre 11.2 - Le garçon qui ne voulait pas devenir roi
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– Ah, mon beau vizir.
Le vent du Nil balayait ses cheveux noir de corbeau, ses longs cheveux d'Egyptien au sang pur, il balayait aussi le pelage safran du chien qui gambadait gaiement, hermétique aux problèmes de son maître.
– Un jour, il faudra que je cesse de me perdre dans mes mensonges.
Khoufou n'avait jamais été sujet aux migraines.
Il lança une pierre au loin ; Néfermaât bondit au rythme des herbes folles, zigzagua entre les troncs des dattiers, des palmiers, franchissant les ruisselets creusés dans le sable, volant au dessus des carrés de légumes qui étageaient les rives du fleuve-roi ; l'adolescent observa miroiter son pelage d'or et de sable, danser sa longue musculature noueuse. Le quadrupède disparut au loin, et son maître l'entendit japper de joie en cherchant le galet.
– Profites-en, Néfer, murmura-t-il. Profites-en bien. C'est la dernière fois.
Mais il savait, comme toujours, comme chaque semaine depuis son enfance, que ce ne serait jamais la dernière fois, et que quelques jours plus tard, quand les résonnances de la salle du trône l'écraseraient de leur silence, quand les yeux froids et sages du vizir l'insupporteraient trop, quand sa jeunesse et son inexpérience face aux détresses de son peuple recommenceraient à le faire pleurer la nuit, l'idée d'une fausse migraine reviendrait le tourmenter.
C'était si facile. Tout petit déjà, frère d'un Pharaon qui devait mourir quelques années plus tard en lui laissant un trône trop grand pour lui, et enfant au nom trop lourd – Khnoum-koue-foui, le protégé du dieu Khnoum –, il s'était mis à jouer de mensonges pour gagner quelques onces d'une liberté qui se faisait de plus en plus rare. Mais devant la ruse de sa mère et de ses gouvernantes, il avait dû aller plus loin ; il avait dû apprendre à ressentir les migraines, à se rendre malade tout seul, comme un grand. Ce n'était pas bien difficile, au fond ; la clé, c'était la volonté. Et si le petit Khoufou avait cruellement manqué de volonté pour étudier les signes et la calligraphie, en revanche, aucun obstacle n'avait jamais été assez grand pour l'empêcher d'aller prendre l'air loin du palais.
En ce moment même, face aux invités diplomatiques qui manifestaient l'envie d'aller palabrer avec le roi dans la salle du trône, le vizir récitait sans doute les termes de leur entente : Pharaon était souffrant. Pharaon ne recevait pas quand il était souffrant.
C'était si facile.
Si facile de ne pas être Pharaon.
– Pourquoi suis-je né dans ce palais, Néfer ?
Le chien galopait toujours au loin, chassant les ibis qui s'envolaient vers le ciel dans de grandes gerbes colorées, chassant les voiles blanches des navires qui filaient au loin, bondissant dans le vent humide et les effluves moussues du Nil.
La liberté. La liberté la plus pure.
– Pourquoi ma mère était-elle prisonnière de ce maudit harem, au milieu des cancaneries de cinquante-trois autres femmes, au lieu d'être une paysanne, une sage-femme, une ouvrière ? Une soigneuse de chèvres ?
Un sourire se mit à éclore sur les lèvres du visage princier, adoucissant ses traits sculptés dans le marbre – ou plutôt dans la pierre la plus dure et la plus inconfortable.
– Par Khnoum, mon chien, une soigneuse de chèvres ! Même une soigneuse de chèvres ! Où en serai-je après vingt ans de règne ? Quatre ans et je me meurs déjà !
Néfermaât accourut vers lui au grand galop, faisant jaillir le sable chaud, la terre meuble, déracinant les pousses de papyrus qui étiraient leurs longs doigts délicats vers le ciel ; son corps leste et musclé se ramassa sur lui-même avant de prendre son essor.
– Mais bons dieux !
Dire que ce chien avait été son vizir.
Les grosses pattes boueuses de Néfer s'écrasèrent sur le torse de Khoufou, leurs deux crânes se cognèrent dans une étincelle de douleur et ils basculèrent tous deux vers le sol, jusqu'à se vautrer dans un coquet berceau de boue.
– Par Sobek ! Que la peste t'emporte ! éructa le jeune homme alors que Néfer lui bavait abondamment sur la figure, langue tirée dans un grand sourire de chien.
Il tentait désespérément de s'arracher à l'étreinte froide et gluante du limon – et à celle, encore plus déplaisante, des petites larves qui grouillaient à l'intérieur – lorsqu'un souffle, un rien absolument minuscule, le tira de ses râleries.
– Tais-toi, Néfer.
Silence.
Il y avait quelque chose dans l'air, quelque chose de presque imperceptible. Mais Pharaon, le dieu vivant caché quelque part en Khoufou, loin sous la surface, pouvait voir au-delà du visible.
– Néfer ! Tais-toi !
La voix claqua dans l'air étouffant ; le chien se recroquevilla instantanément en cessant ses jappements. Il avait reconnu le timbre du roi.
Au loin, là où portait le regard obscur de Khoufou, se mouvaient d'immenses silhouettes, comme une dentelle d'illusions posée derrière le décor peint du Nil.
Un soupir monta jusqu'au cœur de l'Egyptien. Le répit avait été de courte durée.
– Elles sont de retour, grand vizir.
Une main en visière, il observait les ombres danser le long de l'horizon, troublées par les circonvolutions de la chaleur.
– Les ouvriers seront contents de les voir, ajouta-t-il d'un air sombre. Et le vizir aussi…
Ses traits d'adolescent se durcirent à nouveau, reprirent leurs ridules presque invisibles et leur impassibilité de façade. Le chien couina de tristesse, voyant le visage du roi reprendre le dessus.
– Rentrons, Néfermaât. Allons apporter la bonne nouvelle. De nouveaux êtres à briser pour la gloire de l'Empire…
Il tourna les talons, et dans son pagne de lin grossier, débraillé et crotté de boue, le chien vit le ka du Pharaon qui occupait son corps.
***
– Nos invités aimeraient te parler, Pharaon.
Khoufou se propulsa sur le trône avec la vigueur de ses seize ans, lissa son pagne de cérémonie et remit sa couronne d'un geste sûr. Il grogna sous le poids du bois laqué – une soudaine envie éclot en lui, celle de faire porter cette couronne aux fiers artisans qui l'avaient sculptée.
Il releva les yeux vers Khoufoukhaf, qui grimaçait.
– Ton némès est de travers, sire.
Le jeune homme grommela en rétablissant sa coiffe et en cachant tant bien que mal les taches de boue sous son pagne cérémoniel.
– Dis-leur qu'on a d'autres chats à fouetter, Tayty-sab-tjaty.
Il n'était que trop heureux d'échapper à une nouvelle audience avec ces étrangers, qui l'appelaient Khéops et remettaient en cause sa façon de gouverner. Que pouvaient-ils bien lui vouloir encore ? Il épouserait leur princesse puînée, cela ne suffisait-il pas ? Il avait assez donné de sa personne. Pour les flatteries, les ronds de jambe et les cajoleries de mots, ils pouvaient se contenter d'un vizir.
– Quels autres chats ? releva le ministre, une main posée sur son pagne haut comme s'il craignait qu'il ne glisse à terre et dévoile son torse maigre.
Le regard noir de Khoufou se durcit encore.
Nephilims.
Djinns.
Son peuple et ses légendes leur donnaient tant de noms. Mais comme toujours, Pharaon opta pour la simplicité.
– Les chimères sacrées sont de retour.
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