Chapitre 1.3 - Genèse
– Tu dois sculpter une créature bien portante.
Ses yeux noirs et vifs se plantèrent dans les iris presque blancs du garçon.
– Tu ne pourras ni la blesser, la meurtrir de quelque manière que ce soit, ni la handicaper, l'invalider, ou encore l'enchaîner ou la sceller au sol.
Il se pencha vers l'adolescent, très près, trop près, et Diogon paniqua en essayant de reculer, mais il se cogna contre l'établi.
– Le sacre libère les statues, il les libère, est-ce que tu es capable de comprendre ça ? Les Dieux ne béniront pas une créature faite de souffrance et de mort. Ils la maudiront, elle et son créateur.
Il se redressa et Diogon put enfin reprendre contenance.
– Tu peux participer au sacre d'hiver, tu en as le droit et le talent, mais pour que ta création puisse vivre, il faut qu'elle soit porteuse de vie. Réfléchis à ça. Tu as un mois pour la sculpter en respectant les règles.
L'homme hocha la tête pour appuyer ses mots, avant de faire volte-face et d'entreprendre une traversée de l'Atelier désert. Il effleurait des mains les corps inachevés des sculptures qui jonchaient le sol.
Diogon resta immobile plusieurs minutes, pareil à ces êtres de bois et de pierre autour de lui. Il finit par se retourner vers l'établi avec hésitation, puis s'y appuya de tout son poids, le visage crispé par une tourmente d'émotions contradictoires.
Le garçon tira le drap blanc qui cachait son modèle aux yeux de tous, puis referma une main sur l'argile. Il pressa lentement la petite figurine entre ses doigts, l'écrasa dans son poing gainé de haine, la réduisit en une pâte informe ; il renvoya son idée – un insecte aux ailes et à la carapace arrachées – dans les limbes d'où elle n'aurait jamais dû sortir.
Diogon ne voulait pas sculpter de créature bien portante, il voulait créer des êtres à son image, des êtres brisés, maltraités, des êtres cassés par la vie, des êtres qui montraient leur douleur au grand jour et devant lesquels les gens exprimaient le malaise qu'ils auraient dû ressentir face à lui, Diogon.
Il ne voulait pas donner la vie à l'une de ces sculptures élégantes, racées et polies comme des miroirs ; il voulait donner la vie à quelqu'un comme lui, quelqu'un de laid, brut et solitaire, qui leur prouverait à tous qu'il pouvait faire aussi bien que les autres.
L'adolescent calme, l'adolescent doux et placide se redressa soudain et poussa un cri plein de rage ; il frappa son établi de ses poings, ces poings abîmés par le travail du fer et de la pierre, abîmés par le nombre de coups qu'il avait donnés aux autres et que les autres lui avaient donnés en retour. Il l'envoya valser à coups de pied, balaya ses outils en les envoyant au loin, rugit à nouveau en détruisant les petites sculptures qu'il avait réalisées ces derniers jours, renvoyant son dragon écorché, son chat à trois pattes, son lièvre enchaîné là d'où ils venaient. Dans la mort et le silence.
– JE LE FERAI ! hurla-t-il en se prenant la tête entre les mains. JE LE FERAI !
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