Chapitre 3.2 - La petite fille qui embrassait les statues
Une seule statue n'avait pas bougé de sa place, n'avait pas bougé du tout, et Lumi comprit très vite pourquoi en se retournant vers elle.
La sculpture de Diogon avait été brisée, irrémédiablement brisée ; une énorme crevasse parcourait son corps de glace, fissurait ses sabots, courait le long de ses jambes, zigzaguait à l'intérieur de son torse translucide, étoilait ses bras aux muscles ciselés. Comme une immense toile d'araignée prise dans le givre.
Lumi s'approcha de Diogon à petits pas, avant de venir poser sa main là où elle pouvait la poser, c'est-à-dire en dessous de son genou puissant. Sur son jarret de taureau. Le froid intense de la glace lui brûla la peau.
– Ben alors, les Dieux t'ont maudit… T'es tout cassé ! C'est pour ça que tu peux pas bouger ?
Tout là-haut, les grandes pupilles fendues de la créature se rétractèrent d'un coup sec, avant de descendre jusqu'à se poser sur la petite fille.
– Diogon serait pas content, il faut que tu bouges et que tu t'en ailles avec les autres !
Quelque chose lui toucha soudain le dos, pile entre les omoplates, et elle bondit en faisant volte-face.
Elle se trouva nez à nez avec le mufle d'un énorme dragon, ou plutôt avec les cinq mufles d'une hydre énorme – basalte, granit, marbre noir, quartz rose et albâtre. La bête la dévisageait, immobile et impassible comme le sont les êtres de pierre ; des rubis scintillaient dans chacun de ses yeux.
Des étoiles dans les prunelles, la petite fille ouvrit grand les bras avec une confiance toute enfantine ; elle y rassembla les cinq énormes têtes et les serra contre elle, doucement, offrant sa gorge tendre à la portée des mâchoires de pierre.
L'hydre accueillit son étreinte avec placidité, et sans doute une certaine résignation ; elle ferma ses dix paupières l'espace d'un instant, subit les baisers que Lumi posa sur chacune de ses babines, avant de relever ses têtes au dessus d'elle. La créature déroula lentement ses mètres de cou, plus haut, encore plus haut, plus haut, plus haut, jusqu'à tutoyer la verrière dorée de soleil. Puis elle entreprit un demi-tour, visiblement malaisé, et se dirigea vers la sortie. Vers l'arcade aux vitraux qui ébouriffait les éclats de lumière, au fond de l'Atelier.
Lumi entendit soudain un bruit derrière elle – pourtant rien n'avait bougé – et lorsqu'elle se retourna vers l'hydre, celle-ci avait disparu.
Les autres statues aussi.
Avec la délicatesse d'un rêve.
Lumi courut vers l'arcade à grands bruits, elle traversa l'immense Atelier sur ses petites jambes ; mais lorsqu'elle parvint à l'entrée, les statues n'étaient pas dehors. Elles n'étaient plus nulle part.
Lumi cligna des yeux sous le ciel paré de bleu et d'or.
De titanesques empreintes, pareilles à celles qu'auraient pu laisser des blocs de pierre en marche, avaient marqué la neige, l'avaient enfoncée avec violence, la blessant de virgules agressives et de creux énormes.
La petite fille posa un pied dans l'empreinte la plus proche, puis y rentra le deuxième ; elle tenait toute entière dans le coussinet de l'hydre.
Un bruit retentit soudain, le bruit que fait un verre en se brisant en mille morceaux ; Lumi se retourna à l'instant où la statue de Diogon arrivait derrière elle.
Une marche lourde, hésitante, miracle de force et de délicatesse, la poussait en avant, tirait tout son grand corps vers la lumière. L'être posait ses sabots de taureau sur le sol, doucement, et à chaque pas les étoiles de givre étiraient leurs branchages un peu plus loin à l'intérieur de ses pattes, à chaque pas les fils d'araignée s'enfonçaient un peu plus profondément à l'intérieur de son torse. À chaque pas, son corps de glace se brisait un peu plus, ses muscles de glace se fissuraient un peu plus.
– Diogon ! cria Lumi en agitant les bras en contrebas. Arrête de marcher ! T'es tout cassé ! T'es tout cassé !
La bête s'immobilisa un instant, oscillant sur ses jarrets musculeux comme un arbre millénaire devient fragile au vent ; elle pencha la tête vers la fillette, puis les épaules, puis le dos entier, ployant sa grande carcasse silencieuse. Un spectre courbé vers le sol.
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