228 - échappées du tableau
On se promène sur le campus en marchant tout doucement, comme en exercice de pleine conscience. Elle rayonne, elle laisse sortir ses rires profonds, elle est guérie, épanouie, rassurée, heureuse.
- Tu as l’air encore plus inspirée qu’avant. Vas-y, inspire !
- Toi tu as l’air moins amoureuse. Ton ardeur s’est dissoute.
- J’en ai encore assez pour te faire transpirer et crier toutes les nuits.
- Pas trop quand même, je dois être fraîche au petit matin, pour écrire.
- Ne mets pas la barre trop haute, gardes-en pour les seniorettes.
- Tant que je l’ai en moi, je la laisse sortir. Je ne prends même pas le temps de me relire. Tout est en premier jet.
- J’adore tes premiers jets, quels qu’ils soient.
Elle se place devant moi pour m’arrêter et me noyer la bouche de la salive de son appétit, l’envie qui monte en elle et qui coule en moi. Je vais la surveiller. Il ne faut pas qu’elle se noient dans ses fictions. C’est ce qui m’est arrivée. J’ai eu beaucoup de mal à me retrouver. L’Humanité ne demande qu’à croire, en n’importe quoi. Des civilisations entières se sont perdues dans leur fiction.
- Donne-moi un conseil, my Jenna love.
- Tu dois rester au plus près de la réalité, ne pas trop t’en éloigner. Sinon… Reste toi-même, laisse tes fictions à Megan H.
- Tu as changée de vie, souvent. Tu as changé de goût, maintenant. Elle te rend meilleure, Paulette, ta poulette. Je l’aime bien aussi. J’ai bien de la chance de vous avoir, toutes les deux.
Je vois d’ici le tableau, peint par Victoria et accroché dans une Chapelle de la Cathédrale Votre-Dame en Principauté. Un lit, une couche, vue du haut avec Gloria en pilier central. À gauche, moi. À droite, Paulette. Nos mains liées sur son ventre à elle. Paulette me regarde. Je regarde Gloria. Gloria regarde le spectateur. Titre de l’œuvre : Alléluia. Louée soit la Reine. Chacune à sa Reine. Ce soir on reproduit la Cène qu’on peut admirer grâce à un grand miroir au plafond. Toutes nues. Toutes belles. Et le lendemain après le brunch, on s’endimanche pour aller voir sur place, pendant une Messe Royale, ce tableau qui existe vraiment et que Victoria a peinte il y a longtemps. Gloria et Paulette sont bouches bées, leurs regards sont hypnotisés par leur spectacle devant elles, comme si on avait été épiées par l’au-delà. Je me penche pour regarder le titre inscrit sur une petite étiquette blanche. « Gloria, alléluia. » Je me redresse et je regarde autour de nous pour m’assurer qu’on ne soient pas repérées comme des échappées du tableau.
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