2 - Combien de secondes dans l'éternité ?
Il devrait y avoir une leçon à tirer de chaque événement, passé et à venir, on devrait apprendre de tout, on doit interpréter chaque petits gestes du quotidien, chaque chose anodine. Ainsi, de chaque expérience, un homme ne ressortirait que grandit, d'une maturité supérieure et d'une sagesse resplendissante. Dans sa chambre d'hospice, le vieil homme se tenait là, allongé sur son lit, immobile tel un lion prêt à bondir sur sa proie, pas un seul son ne se faisait entendre, rien n'existait alors dans cette chambre sinon l'esprit du merveilleux garçon qu'il était autrefois. Probablement qu'à ce moment précis, l'apocalypse elle-même pouvait arriver sans que cela ne le perturbe, peut-être même qu'à la fin de l'univers, une fois que toute vie aurait pris fin, il se tiendrait encore là, le bloc de marbre n'aurait pas bougé, il se remémorerait sa vie, la vie de ses camarades, et même là, assis dans le dernier fauteuil, il prendrait la dernière taffe en attendant son heure, la dernière heure, celle où plus personne n'a de compte à rendre à personne, plus jamais il n'y aurait de tribunal, de Dieu, plus rien, il n'y aurait que lui, silencieux comme une tombe, enterrant son secret.
Aussi limpide que s'il le vivait à l'instant, la mémoire de ce qu'il avait été, de ce qu'il est et de tout ce qu'il pourrait être lui revenait alors, et sa main tremblait tandis que le vent lui mordait les jambes. Plus rien n'a alors d'importance, il aurait voulu mourir là, il aurait été si simple de perdre, pour une fois, tout abandonner, partir loin, si loin que Dieu lui-même serait incapable de le retrouver, si loin, que les lois de la physique ne seraient plus les mêmes, là où rien alors n'aurait d'importance, où il n'aurait pas à faire cet impossible choix qui, il le craignait, scellerait la destinée de l'espèce humaine, cet impossible choix, il le refusait parce qu'il était hideux, cruel. Il ne pouvait mourir en ce moment, il ne pouvait perdre, tout quitter, il était coincé dans l'éternité de son enfer : « Combien de secondes dans l'éternité devrais-je encore souffrir ? » Il revivait sensations après sensations cet instant, celui qui l'avait emprisonné, celui pour lequel l'humanité était prête, celui où son cœur s'est emballé et où il avait compris. Dans le monde entier, toutes les lèvres ne se posaient qu'une seule question, la seule et l'unique, la première question, celle qui mettra fin à toute chose : « Qu'a-t-il vu ? ». Certains cultes clamaient qu'elle ne devait pas avoir de réponse. D'autres hurlaient qu'elle détenait l'ultime vérité à propos de la vie, de la raison d'être de l'univers, qu'elle détenait la clé vers le bonheur. Alors toutes les personnes sur cette planète, amies, ennemies, s'alliaient, elles brisaient le cycle de la violence et de la haine, dansaient ensemble, attendant l'ultime révélation. Tous dansaient, chantaient, s'amusaient, la plupart s'aimaient et d'autres apprenaient à s'aimer, tous se toléraient. Il était devenu le symbole d'espoir d'une génération entière, des milliers de gens célébraient chacun de ses anniversaires, ils chantaient tous pour lui, priaient Dieu, ou le priaient lui, chaque guerre se terminaient, tout le racisme, l'intolérance, la cruauté s'évaporaient, comme de la buée sur un miroir, comme si elle n'avait jamais existé, comme s'il n'y avait rien de plus que l'amour, la paix et l'harmonie complète des cœurs, chaque personnes connectées, de Corée jusqu'en Angleterre, baignant dans une lumière protectrice et maternelle, dans une insouciance dont il se blâmait pour l'existence. En un instant, tout ce qui était arrivé de mal avait été oublié, tout ce qu'il avait fallu, c'était un instant, un seul et unique, entre la vie et la mort, l'instant même où tout est révélé, où l'on comprend absolument tout, où le plus simple hasard prend alors la plus grande signification. Il était revenu de loin, il avait pris le plus long chemin pour cela et avait ramené avec lui le plus terrible des secrets.
Pourquoi ne pouvait-il pas juste perdre ? Ce secret liait les Hommes, c'est pourquoi il ne devait être jamais révélé. En ce moment, le vieil homme détenait la bombe atomique la plus puissante de tous les temps : la vérité. Cette vérité brûlait en lui comme le brasier d'un volcan, elle brûlait d'être dite, alors chaque seconde, l'homme souffrait, pour le bien commun, jusqu'à ce que l'inconnu soit compris, pour que tout prenne enfin un sens, parce que la vérité était hideuse, si hideuse qu'il la refusait, que tout son être la rejetait avec rage et violence.
Les gens se trompent à propos de l'humain : cela prend une éternité pour mourir. Alors, chaque seconde se transformait en souffrance, chaque mouvement faisait trembler la Terre, cette souffrance, il devait la supporter, pour que personne n'ait à le faire. Pas sous sa garde. Et cette souffrance devenait sa raison de vivre, elle le côtoyait, déjeunait avec lui, elle lui murmurait sa mort dans l'oreille la nuit, elle était devenu sa seule compagne.
- Elle est toujours là, tapie dans l'ombre, déclara l'homme, à bout de souffle, ses yeux posée sur vous dès l'exact moment de votre naissance, dès votre première inspiration, elle vous observe, ses yeux glissent sur votre corps pétrifié d'enfant inutile et ses mains vous enlacent. Elle ne s'arrêtera jamais, cette souffrance, elle ne s'arrêtera jamais de vous traquer, vous vous reposerez, elle marchera, vous mangerez, elle marchera, et chaque fois que vous tenterez d'atteindre le bonheur elle vous rappellera que la vie se résume à la douleur. Vous pouvez tenter de fuir, mais on ne fuit pas son ombre, un jour, vous dormirez de vos deux oreilles et vous remarquerez qu'elle est là, assise derrière vous, cette souffrance vous rappellera la brutale vérité, votre esprit ne cessera d'y penser jusqu'à ce que cela s'arrête, jusqu'à ce qu'elle gagne. Ce n'est pas juste ! Pourquoi ne puis-je pas perdre ? Une fois, ce serait tout, une seule et unique fois, une seule où je peux m'abandonner à la douleur, où je peux tolérer l'indicible vérité. Je la sens, cette mort qui m'encercle, elle tente de m'embrasser, ses mains sont si douces… Je n'étais qu'un enfant. Je me rappelle, lorsque je ne faisais qu'un mètre cinquante, j'ai levé les yeux vers le Soleil, je voulais voir la lumière à sa source, pas une lumière gâchée, la lumière pure, je voulais qu'elle pénètre mon âme, me purifie, je le voulais si fort. Et elle me l'a rappelé, cette douleur, elle m'a fait me souvenir de ma cupidité puérile. On ne regarde pas la lumière, on regarde l'objet sur lequel elle se reflète, sinon on se brûle les ailes. J'aurais dû le comprendre. La beauté m'avait envahit et la douleur m'a rappelé à l'ordre. On n'atteint pas le Soleil.
La vérité a un prix, un prix que je paierais chaque jour. Je suis allé trop loin. Le moment est venu.
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