Chapitre premier (troisième partie)
Ces journées de fin juillet se déroulent toutes plus ou moins de façon semblable. Nous sommes levés tôt ; avant le déjeuner, j'aide maman à la traite. Puis nous mangeons, papa et Eric partent pour les champs. Nous, nous travaillons au potager. Il faut aussi s'occuper du poulailler, des brebis, préparer le repas du soir. Les journées passent vite… Nous n'avons pas le temps de rêver. Et pourtant, quand je dois préparer les pommes pour les emporter à l'hôpital, je rêvasse un peu en pensant à un drôle de regard, et il m'arrive plus d'une fois de sentir le rouge me monter aux joues en regardant ces petites pommes rouges que nous avions ramassées à la fin de l'automne dernier et que nous gardions pour l'été, car ce sont celles qui se conservent le mieux. Sûre que je ne les verrai plus jamais de la même façon et qu'elles évoqueront toujours pour moi ce grand soldat au franc sourire, au regard étrange, aux cheveux bruns et à l'accent si particulier.
A chaque fois que nous retournons à l'hôpital, nous le voyons. A chaque fois, le même cérémonial. Il est soit installé comme la première fois que je l'ai vu, ou accoudé à la fenêtre, ou même appuyé au mur, la jambe soutenue par une béquille. Nous échangeons quelques mots à chaque visite. J'apprends ainsi qu'il a 22 ans, qu'il vient d'un endroit magnifique qu'il appelle les Highlands, que c'est la plus belle terre du monde, même s'il trouve jolie la Normandie. Qu'il a appris le français à l'école, parce qu'en Ecosse, on aime la France et les Français, car, autrefois, nous les avions aidés à combattre les Anglais. Et c'est pour cela qu'il s'est engagé. Pour venir aider les Français à son tour, cette fois, aux côtés des Anglais, mais contre les Allemands. Finalement, à bien le croire, je me dis qu'il n'y a qu'à l'Ecosse que nous n'avons pas fait la guerre…
Moi, je "baragouine" quelques mots d'anglais. A force d'en avoir hébergé quelques-uns durant la guerre et de devoir aussi expliquer une route, donner quelques provisions à des soldats que l'on croise, Anglais, Américains, Canadiens. Voire Ecossais. Mais, enfin, lui parle beaucoup mieux français que je ne parle anglais. D'ailleurs, ça le fait rire quand je commence à dire quelques mots. Il rit tellement que ça rameute deux ou trois autres de ses copains. Mais il les renvoie bien vite. Je comprends aussi que je suis un peu sa "chasse gardée". Pas touche à "Petite Pomme rouge". Little red apple. Ou little apple red. Enfin, un truc comme ça…
Il me dit :
- Il va falloir apprendre, Mademoiselle.
- Pourquoi ?
- Et bien, si un jour, vous venez voir les Hautes Terres... Il faudra parler anglais.
- Pourquoi aurais-je envie de venir voir les Hautes Terres ?
- Parce que c'est le plus beau pays du monde.
Ce jour-là, Eric ne m'avait pas accompagnée. Il était resté aider papa pour la fin des moissons. Nous craignions des orages, il avait besoin de mon frère. Steven avait pris sa béquille et nous avions marché un peu dans la cour, pour trouver un coin à l'ombre, sous les arcades du cloître. Il y faisait frais, c'était agréable. Il avait pris aussi deux petites pommes rouges. Il m'en avait tendu une, une fois que nous étions assis. Et il avait croqué dans l'autre en souriant et en me regardant. Et ses yeux avaient à nouveau cet éclat doré.
En fait, j'aimais vraiment beaucoup son regard et cet éclat. D'ailleurs, c'est ce jour-là que je lui ai dit quelque chose à ce propos :
- Steven, je n'ai jamais vu quelqu'un qui a des yeux comme vous. Ici, tout le monde a les yeux sombres, noirs, bruns, noisette, ou alors bleus. Mais pas comme les vôtres. Est-ce que tous les Ecossais ont les yeux comme cela ?
Il avait éclaté de rire à nouveau.
- Vous me faites rire, Mademoiselle Petite Pomme. Non, bien sûr. Ma mère a les yeux gris, mais mon père a les yeux verts comme moi, très clair. En fait, nous avons souvent les yeux clairs.
Je n'ai rien dit, mais c'est ce jour-là que je me suis dit que j'aimerais bien avoir un fils ou une fille avec de tels yeux. Ca me semblait… extraordinaire.
Et bien, je n'étais pas au bout de mes surprises.
Comme nous n'étions que tous les deux, sans Eric, il en a profité. Il m'a parlé sérieusement, aussi. Il m'a dit que, quand il serait guéri, il allait devoir rejoindre son régiment qui faisait route vers la Belgique. Il m'a demandé s'il pourrait m'écrire, quand il partirait. J'ai dit oui. La fois suivante, j'avais glissé dans ma poche un petit papier avec mon nom et mon adresse.
Je n'avais que 17 ans. Il en avait 22. Il était soldat de sa très gracieuse Majesté. Soldat du Roi d'Angleterre. Et moi, je n'étais que la fille d'un petit fermier de Normandie.
Le mois d'août est passé. Paris a été libérée. De Gaulle était en France. Le Conseil National de la Résistance se mettait en place officiellement, commençait à appliquer son programme dans les régions et villes libérées. Les soldats avançaient vers les frontières d'un côté, vers l'Océan de l'autre. Rennes, Brest étaient libérées à leur tour. Lorient, St Nazaire allaient devoir attendre un an encore…
Moi aussi.
Steven a été jugé apte à repartir à la fin du mois d'août. Eric avait deviné que ce n'était pas qu'une simple amitié qui se jouait. Mais je tentais de garder la tête froide. Un mercredi que nous apportions le ravitaillement, Steven était là. Il n'avait plus sa béquille, il marchait normalement. Il avait perdu son sourire, mais pas l'éclat doré dans ses yeux. Il a dit à Eric :
- Tu me laisses parler cinq minutes à ta sœur ? Je te promets de ne pas l'embêter.
- Ok.
Eric commençait à utiliser ce petit mot qu'on entendait beaucoup dans la bouche des Américains. OK. Et il s'est absorbé dans le réglage de son vélo, pendant que Steven m'entraînait en dehors du couvent, dans le chemin qui y mène. Il y a toujours du passage, par là, mais nous avons fait le mur et nous nous sommes retrouvés dans un champ, juste à côté. Nous sommes allés nous asseoir sous un arbre. Il m'a pris la main, c'était la première fois qu'il osait me toucher, et il m'a dit :
- Je pars demain. Mon régiment se trouve à la frontière belge. On va avancer vers Bruxelles. Après, je ne sais pas où nous irons. Mais je t'écrirai à chaque fois que je pourrai. Tu pourras m'écrire aussi. Tu promets ?
J'ai promis. Juste en hochant la tête, parce que j'avais une boule dans la gorge et que je ne pouvais pas dire un mot. Sa main sur la mienne était douce. Il avait vraiment des manières gentilles. Je ne pense pas que ma mère aurait pensé qu'il me manquait de respect… à me tenir ainsi la main. Il me regardait, avec son beau regard. Je le regardais aussi, j'avais déjà peur de l'oublier... d'oublier ses traits, son sourire, ses yeux, le son de sa voix. Mais ce dont j'étais déjà certaine, c'était que je n'oublierai jamais le baiser qu'il m'a donné.
**
Septembre est arrivé. Steven et les siens sont entrés dans Bruxelles, puis ils ont continué vers l'Allemagne. Il m'écrivait deux fois par semaine en moyenne. J'ai gardé toutes ses lettres. La première que j'ai reçue, ni papa, ni maman n'étaient là quand le facteur est passé. J'ai serré la lettre contre mon cœur, j'étais folle de joie... Il avait tenu sa promesse, il m'avait écrit, il était vivant.
Mado, Mademoiselle Petite Pomme,
Je t'écris depuis le faubourg de Bruxelles où nous avons été cantonnés. Nous sommes entrés dans la ville hier. C'est une belle ville. Je suis heureux de participer à la libération d'une capitale. La prochaine... ce sera Berlin ! J'ai encore dans mon sac quelques petites pommes rouges. Je vais les économiser. Je suis certain de ne pas en manger d'aussi bonnes d'ici la capitulation allemande. J'espère que tu vas bien. Prends soin de toi. Je pense à toi. Beaucoup.
Steven
Voilà, c'était sa première lettre. Je lui ai répondu le soir même. Cette lettre, je l'ai lue et relue... des centaines de fois.
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