Cinquième chapitre (deuxième partie)
Je voulais vous parler de ma fille et je vois que j'ai parlé de beaucoup d'autres choses. Mais il est vrai qu'en parallèle de ses premières années, beaucoup de choses aussi se sont passées dans la famille, dans notre vie.
Je ne souhaite pas vraiment vous raconter sa naissance, mais je garderai toujours au fond de moi le souvenir de son premier cri, malgré ma fatigue et la douleur. Et aussi, le souvenir du regard ému et bouleversé de Steven quand il est entré dans la chambre et qu'il l'a vue pour la première fois.
J'ai accouché à la maison, comme cela se faisait beaucoup encore, même si on voyait apparaître des maternités et déjà les prémices de nouvelles conditions de suivi pour les grossesses et les accouchements. Finella, Mary et Kathleen étaient à mes côtés, de même que Sœur Tara que Donan était allé chercher. Je me sentais bien entourée et confiante. L'accouchement a été long, par moments difficile, mais, au final, Ingrid était là. Il paraît qu'une ou deux fois, Donan et Matthew ont dû retenir Steven en m'entendant crier.
Il ne m'a jamais dit avoir regretté d'avoir une fille, et non un garçon. A l'époque, nous nous étions dit aussi que puisque j'avais pu mener une grossesse à terme, nous pourrions certainement avoir un autre enfant. Je suis retombée enceinte quand Ingrid avait deux ans, à la fin de l'hiver qui a suivi le retour de notre premier long séjour en France. Mais comme je vous l'ai déjà dit, j'ai fait à nouveau une fausse couche, avec une hémorragie terrible. Heureusement que Finella a très vite compris que c'était plus grave que d'habitude et qu'elle a obligé Steven et Donan à m'amener au dispensaire, à Fort William. Sans cela, je pense que je n'aurais pas survécu. Je suis restée faible durant plusieurs mois. Finella et Kathleen se sont beaucoup occupées d'Ingrid, Eileen prétextant qu'elle avait autre chose à faire que s'occuper de ma fille. Je pense que c'est depuis cette période qu'Ingrid s'est très attachée à Kathleen, sa tante. Ma fausse couche s'était déroulée au mois de juin et, tout l'été, Kathleen l'avait passé avec nous.
Elle avait 22 ans, c'était une très belle jeune fille. Elle n'était pas encore mariée, ni même fiancée. Je vous ai dit tout à l'heure qu'elle avait pu faire des études, grâce au soutien moral de Steven notamment. Elle était encore en études à Edimbourg, cette année-là. Elle voulait être médecin. C'était rare encore, pour une femme. Des infirmières, il y en avait, des sages-femmes aussi. Mais des médecins... Elle était brillante et courageuse, et elle a réussi. Elle s'est mariée tardivement, à 27 ans. Aujourd'hui, cela paraît banal, mais pour cette époque... Donan grognait parfois, en disant que sa jeune fille préférait les études, les livres, à une famille. Mais Kathleen a été un exemple aussi pour beaucoup de jeunes filles de la région, parmi ses amies, ou les sœurs de ses amies. Elle avait réussi. Faire des études, longues, difficiles, pour une femme, c'était devenu possible. L'avenir n'était pas seulement dans les fermes, les couvents ou les bordels (passez-moi l'expression).
Ainsi donc, Kathleen était avec nous, pour les vacances, et elle m'a bien aidée... J'étais si faible que je pouvais à peine me lever, alors m'occuper de ma petite fille... qui courait partout... j'aurais eu bien du mal. Mary avait proposé de la prendre, mais elle avait à faire, elle aussi. Et Steven avait bien du mal à lâcher sa fille, il faut bien le dire.
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Quand nous avons compris que nous n'aurions pas d'autres enfants qu'Ingrid, elle a été celle pour laquelle nous avons vécu, nous nous sommes battus. Elle aurait pu devenir une enfant capricieuse et difficile, car elle était choyée autant que nous pouvions la choyer. Il n'en a rien été. Certes, Steven lui passait bien des petits caprices, mais je restais vigilante, même si, parfois, je laissais passer des choses que mes propres parents ne m'auraient pas laissé faire. Enfin, ce n'étaient pas des choses graves non plus, ce n'était pas de la désobéissance. C'était une enfant facile qui se plaisait à la ferme, avec les moutons. Ingrid aimait et aime toujours l'endroit où elle a grandi.
Mais elle a aussi été influencée par la France. Dès sa naissance, je lui ai parlé français. Je me souviens d'une réflexion de Matthew, se demandant à quoi ça pouvait bien servir que je parle français à ma fille, alors qu'elle allait grandir en Ecosse. Et même si les Ecossais étaient attachés à certains liens historiques avec la France, la place de l'Ecosse était bel et bien au cœur du Royaume-Uni. Enfin, au cœur. A la frontière. Le cœur, c'était l'Angleterre. Mais voilà que je vous parle comme Steven, et plus encore comme mon petit-fils...
Oui, j'ai parlé français à ma fille dès son plus jeune âge. Et elle a toujours été parfaitement bilingue. Bien mieux que moi, bien entendu, car si je parlais désormais tout à fait couramment anglais, je l'écrivais et le lisais très mal. Disons aussi que je n'avais jamais eu l'opportunité - et surtout le temps ! - d'améliorer ma pratique à l'écrit. Par contre, dès qu'elle a été en âge de lire et d'écrire, j'ai tenu à ce qu'Ingrid sache aussi écrire et lire en français. Elle a fait de même avec ses enfants, plus tard.
Je peux donc dire, de mon point de vue, mais Ingrid serait mieux à même de vous confirmer cela, qu'elle était le fruit d'une double culture, d'un vrai métissage. On entend beaucoup ces mots-là, de nos jours. Ingrid était juste un peu en avance sur son temps... Elle n'a pas gardé de souvenirs de notre premier voyage en France, mais, heureusement, nous avions pu faire quelques photos, notamment avec ma grand-mère. Elle en a d'ailleurs fait agrandir et encadrer une, d'elle sur les genoux d'Ernestine, et l'a accrochée dans son salon. Elle y tient beaucoup, je le sais.
Mais si elle ne se souvient pas de ce voyage, elle se souvient en revanche des autres, et notamment du premier voyage d'Eric en Ecosse.
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