Cinquième chapitre (troisième partie)

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Comme je vous l'ai dit, cette année-là, j'avais fait ma fausse couche qui m'avait laissée si fatiguée. Mes parents étaient au courant, maman était très inquiète. Papa commençait à prendre de l'âge, il approchait de la soixantaine et, malgré la mécanisation, l'achat d'un tracteur, il sentait bien qu'il allait avoir du mal à tenir la ferme, même avec l'aide d'Eric. Mon frère comprenait que le temps de prendre le relais approchait, mais, avant, il tenait vraiment à me rendre visite. Ma faiblesse, le fait qu'il n'ait pas vu Ingrid depuis longtemps autrement qu'avec les photos que je joignais de temps en temps à mes courriers, ajouté au fait que papa allait lui céder d'ici peu la ferme, bref, cela a contribué à ce qu'à l'automne 1955, mon frère nous ait rendu visite.

J'étais très heureuse de le revoir et l'annonce de sa venue m'a fait beaucoup de bien, m'a remonté le moral et m'a permis, je dois bien le reconnaître, de reprendre le dessus. Je voulais que mon frère, à son retour, rassure mes parents quant à ma santé.

Steven était aussi très heureux de cette visite. Il connaissait mon attachement à mon frère, à ma famille. Et les difficultés qu'il rencontrait avec Matthew ne faisaient que souligner l'importance du lien fraternel affectueux que nous pouvions avoir avec Eric, mais aussi avec Mary et Kathleen. Avec James également, mais lui ne vivant pas avec nous, les relations étaient différentes.

Eric est donc arrivé à l'automne 1955, une fois les moissons terminées et le gros du travail pour l'hiver également. Papa pouvait encore assurer ce qu'il restait à faire et maman aussi. Il n'était pas venu les mains vides… Je ne sais pas comment il avait fait, mais il était parvenu à m'apporter des choses incroyables ! Du beurre salé, que j'ai économisé le plus possible, des petites pommes rouges, ce qui nous a bien fait sourire Steven et moi, et de la gniole… Il en avait apporté trois bouteilles. Et du cidre aussi. Donan et Finella l'ont accueilli avec la simplicité et la gentillesse qui étaient les leurs. Donan a souri en voyant les bouteilles de gniole, il se souvenait parfaitement de celle que mon père avait donnée à Steven à notre mariage !

Nous avons fait visiter les alentours à Eric, il était, comme je l'avais été aussi, impressionné par les paysages. Il ne parlait pas anglais, comprenait un ou deux mots, mais Steven et moi étions là pour traduire. Avec lui, nous sommes allés sur l'île de Skye, nous avons aussi rendu visite à Matt et Al, et nous nous sommes promenés dans la presqu'île d'Ardgour. Il est reparti par Glasgow, et je l'ai accompagné jusque là-bas, avec Ingrid. Cela m'a permis de passer deux jours supplémentaires avec mon frère et de rendre aussi une petite visite à James et à sa famille, et à Ingrid de voir ses deux cousins.

Au cours de son séjour, Eric a bien entendu profité de sa nièce, qu'il était vraiment heureux de voir. Il lui avait apporté une jolie petite poupée en tissu, qu'elle a toujours. Qu'est-ce qu'elle a pu jouer avec ! Je lui avais cousu des petits vêtements, j'ai même tricoté pour la poupée ! Quand Véra vient à la maison, je fais de même… Ce sont des moments que j'ai beaucoup aimés !

Eric a aussi assisté aux travaux de la ferme, il a beaucoup parlé des progrès en cours, des changements, avec les hommes. Mais cela laissait toujours Matthew dubitatif. Un avis extérieur n'a pas changé son opinion sur les évolutions à apporter. Eric me disait que le tracteur les aidait beaucoup papa et lui, j'imaginais bien le temps et les efforts gagnés pour les travaux dans les champs ! Il disait aussi qu'un jour, certainement, il y aurait des améliorations dans la traite des vaches. Mais la grande nouvelle qu'il m'apportait - sans savoir que c'était une grande nouvelle à mes yeux -, c'était que maman songeait désormais à acheter une machine à laver…

J'en ai parlé avec Finella et cela fut le premier achat d'électroménager que nous avons fait ! Plus personne aujourd'hui ne peut imaginer ce que c'était que d'avoir le linge de toute une famille à laver. Les draps, les vêtements… Quand les hommes tuaient des bêtes, il y avait du sang, des humeurs… Les tissus étaient rêches, l'eau froide. Nos doigts gelaient parfois, crevassaient. Et c'était lourd… Je peux affirmer sans rougir qu'une machine à laver, c'est une révolution dans une maison, dans une famille !

**

Il est aussi une anecdote que je me dois de vous raconter concernant ce premier voyage d'Eric. Je ne manque jamais une occasion de le faire, car elle est vraiment drôle.

Eric était donc arrivé avec de la gniole et, un soir, alors qu'ils avaient passé une journée assez fatigante avec les bêtes, que tout le monde n'avait qu'une envie, c'était de gagner son lit, Steven et lui se sont mis en tête de rester discuter un petit peu. Steven a sorti une première bouteille de whisky, puis ils se sont lancé le défi de le comparer à la gniole. Il a sorti une deuxième, puis une troisième bouteille, une fameuse de Matt. Oh, ils n'ont pas tout vidé… enfin, presque pas tout. Mais ils ont bu beaucoup. Beaucoup trop.

J'étais fatiguée moi aussi, je m'étais couchée comme tout le monde, pensant simplement que Steven ne tarderait pas à me rejoindre. Je dormais profondément, quand j'ai entendu un éclat de voix qui m'a réveillée en sursaut. J'ai tout de suite compris que c'était Donan. J'ai vu que Steven n'était pas venu se coucher, je me suis levée rapidement, pensant qu'il y avait eu un accident ou un souci. Je me revois encore arriver en bas de l'escalier, la lumière éclairait la salle. Donan était en vêtements de nuit, debout les poings sur les hanches. Il en imposait. Mon frère et Steven étaient ivres morts, écroulés sur la table. Ils riaient, mais ils riaient ! Alors que Donan était profondément en colère ! Il fallait les voir tous les trois ! Donan en colère et les deux autres qui riaient… Et plus il était en colère, plus ils riaient !

Attirée par le bruit, Finella aussi s'était levée, puis Matthew avait fait de même. Donan et Matthew ont pris les deux beaux-frères sous les bras, l'un après l'autre, et sont allés leur plonger la tête dans l'abreuvoir, histoire de les réveiller et les dessouler un peu… On a réussi à les coucher, mais je peux vous assurer que le lendemain matin, ils avaient un sacré mal de crâne ! Steven me disait que ce n'était pas à cause de l'alcool, mais parce que son père lui avait crié trop fort dans les oreilles !

Donan était furieux… Non parce que Steven avait mis la matinée à récupérer et n'avait pu travailler un peu qu'après le repas de midi, mais parce que tous les deux avaient vidé la bouteille de Matt ! C'était un de ses meilleurs whiskys, si ce n'est le meilleur…

Quand je raconte cette histoire, aujourd'hui encore devant Eric, même des années après, il en est tout piteux… Mais il ajoute toujours que c'était une de ses meilleures "cuites" et qu'il est très heureux de l'avoir vécue avec Steven… C'est dire l'attachement aussi que mon frère et Steven se portent.

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Ainsi donc, ces événements se sont déroulés durant la petite enfance d'Ingrid. Elle grandissait comme le font tous les enfants, elle alla à l'école primaire, puis secondaire à Fort-William. Je voulais qu'elle fasse des études. Elle le pouvait. Nous savions déjà que personne ne prendrait la ferme après nous, à moins qu'elle n'épouse un homme intéressé par l'élevage des moutons. Mais Steven disait que la terre était notre richesse et que cela pourrait lui être utile, quand même. Nous l'avons donc encouragée à faire des études et soutenue aussi, de même que nous l'avions fait pour Kathleen. A 16 ans, elle est partie à Glasgow pour pouvoir entrer à l'université. Elle logeait chez James. Elle garde de très bons souvenirs de ses années de fin d'études, car elle s'entendait bien avec ses deux cousins. Elle était chouchoutée aussi. Je faisais confiance à James, à Debbie, sa femme, et aux deux garçons pour veiller sur elle. Mais ça m'avait fait bizarre de la voir partir, de ne plus l'avoir avec nous…

Nous n'étions plus que quatre, sur la ferme, puisque Matthew et sa famille étaient partis et tentaient de mener leur troupeau comme il l'entendait. Il voyait bien, cependant, que c'était difficile. John, qui a pris la relève de son père, a eu bien du courage… Steven a aidé son neveu comme il le pouvait, par la suite.

La vie suivait son cours, tranquillement. Nous voyions Mary et les siens chaque semaine, même plusieurs fois par semaine.

Eric s'était marié en 1958, nous étions présents à la noce. Nous n'allions pas manquer cela ! Pour l'occasion, Steven avait apporté quelques bouteilles de whisky… Eric a épousé Jeanne, une jeune femme un peu plus jeune que lui, mais qui avait été séduite - comme d'autres avant elle - par ce grand gaillard, brun, aux yeux sombres, de belle figure, courageux et travailleur. Contrairement à bien d'autres femmes de notre génération, elle était prête à rester à la ferme, à la campagne. Je ne la connaissais pas, mais elle m'a fait bonne impression dès que je l'ai rencontrée. Elle plaisait beaucoup à maman, et elle et mon frère ont formé un couple heureux et uni. Ils ont eu quatre enfants, deux garçons et deux filles, qui leur ont offert aussi une jolie descendance. De ce côté, la famille est nombreuse et variée. Même en étant loin, j'étais attachée à eux, nous avons toujours correspondu régulièrement, puis, quand le téléphone a fait son apparition, nous nous appelions aussi très souvent. Les enfants, puis les petits-enfants de mon frère ne manquent jamais l'occasion de venir jusqu'en Ecosse et pratiquement chaque été, nous recevons la visite des uns ou des autres. J'aime beaucoup ces visites, d'une part car ainsi les liens familiaux restent tissés serrés, mais aussi, petit plaisir personnel, parce qu'à chaque fois, ils m'apportent des "provisions".

En France, en 1964, papa et Eric ont fait des papiers et Eric est devenu le "chef d'exploitation" de la ferme. Mais bien entendu, papa et maman restaient y vivre.

Ingrid allait assez régulièrement en France, j'y veillais. Cela lui plaisait de voir notre famille française, de voir ses grands-parents. Elle s'y rendait chaque été, durant environ un mois. Je ne l'ai pas accompagnée à chaque fois, du moins, quand elle est devenue plus grande, après ses 15 ans, elle voyageait seule. Je l'accompagnais jusqu'à Plymouth, elle prenait le bateau seule, il y avait toujours quelqu'un à l'attendre à Caen.

Mais un été, en 1970, elle en est revenue secrète, un peu renfermée. Je n'ai pas eu le temps de mesurer ce qui s'était produit, car elle était revenue chez nous juste quelques jours avant de reprendre les cours, à Glasgow. Elle n'a fait que passer par la maison, déposer ce qu'elle avait ramené de France, avant de reprendre le chemin de l'université. Elle y entamait sa deuxième année. C'est Debbie qui nous alertés, car elle trouvait Ingrid bien silencieuse, triste. Pour que ma belle-sœur s'inquiète, c'était qu'il y avait vraiment un souci. Steven a commencé à se tracasser, peut-être plus que moi, et, un samedi, nous avons pris la route pour Glasgow. Nous avions acheté notre première voiture 5 ans plus tôt. Steven savait conduire, il avait appris à l'armée. Pas moi. J'ai essayé d'apprendre… en vain. J'ai fini par déclarer que cela n'était pas pour moi. Aujourd'hui, il m'arrive de regretter car j'oblige toujours les voisins ou les enfants à venir quand j'ai besoin de me déplacer. Enfin, pour le quotidien, je n'en ai pas besoin. Je vais toujours faire mes courses à pied.

Mais enfin, nous voilà partis pour Glasgow, par un samedi pluvieux d'octobre. La pluie enveloppait les paysages dans une brume un peu mystérieuse, comme seuls les Highlands peuvent produire. Mais je n'avais pas la tête à imaginer des fantômes ou des spectres crapahutant sur les montagnes. Steven non plus. Quand nous sommes arrivés chez James, Ingrid a été surprise de nous voir. Elle n'était pas au courant de notre visite, nous avions convenu ainsi avec Debbie et James. Nous l'avons emmenée en promenade, au parc de Kelvingrove. Elle avait du mal à nous parler, mais nous avons compris qu'elle venait de vivre son premier chagrin d'amour. Elle nous a avoué avoir eu du mal à rentrer en Ecosse, qu'elle avait eu un petit ami (et nous avons compris aussi que cela avait été un peu plus qu'un petit ami) durant l'été et qu'elle souffrait de l'avoir quitté. Mais elle n'en était qu'au début de longs mois difficiles et douloureux, car pour ce jeune homme, ce François, Ingrid n'avait été qu'une amourette d'été. Elle, elle était très éprise. Nous l'avons soutenue du mieux possible durant cette épreuve, elle revenait dès qu'elle le pouvait à Fort William, cela lui faisait du bien. Steven ne décolérait pas et il ne fallait pas prononcer le nom de François devant lui. J'essayais de consoler ma fille le mieux que je pouvais, mais je n'avais pas vécu pareille épreuve, ma propre expérience se limitait à son père… J'ai sans doute fait des erreurs, à cette occasion, lui disant que le chagrin n'avait qu'un temps, qu'elle pourrait certainement rencontrer quelqu'un d'autre. Elle est restée fermée à toute relation durant près de deux ans, jusqu'à sa rencontre avec Henry.

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