Sixième chapitre : Henry
Henry était donc celui qui allait devenir notre gendre. Ingrid avait terminé ses études, après quatre années à l'université. Elle possédait un diplôme lui permettant d'assurer les tâches de secrétaire trilingue, puisqu'en plus du français, elle avait aussi étudié l'allemand. Elle envisageait de travailler dans le milieu diplomatique, mais, pour cela, il lui fallait quitter l'Ecosse. Elle était prête à partir pour Londres, lorsqu'elle a fait la connaissance d'Henry.
Autant j'étais partie pour l'Ecosse et j'avais quitté mon pays par amour, autant ma fille, qui s'apprêtait à quitter le sien, y est finalement restée… par amour.
Et pourtant, ce n'était pas gagné d'avance pour Henry ! Autant il est tombé amoureux d'Ingrid tout de suite, autant elle… elle n'a pas eu le coup de foudre, m'a-t-elle dit après. Mais Henry était persévérant ! Et il est parvenu à faire tomber toutes les barrières qu'elle avait construites suite à sa déception précédente et sa malheureuse expérience française.
J'aime beaucoup mon gendre. Je dois reconnaître qu'Ingrid a vraiment fait le bon choix avec lui. C'était un jeune homme sérieux, travailleur. Plutôt beau garçon, ma foi. Assez grand, plutôt longiligne, il est atteint de myopie depuis l'enfance. Fort heureusement, ni Véra, ni Mickaël n'ont hérité de ce problème de vision. Il a aussi de l'humour, et ce fameux "flegme britannique". Son seul défaut était de ne pas connaître la France et de ne pas parler un seul mot de français, mais il s'est rattrapé depuis, et il est devenu un fin connaisseur des bons produits français et grand amateur de vins.
Ingrid et Henry se sont mariés en 1974. A cette occasion, mes parents ont quitté la France pour la première et dernière fois de leur vie. C'était leur premier vrai voyage, car hormis une excursion à Paris et une autre pour visiter les châteaux de la Loire, ils n'avaient jamais bougé de chez eux, si on excepte bien entendu les deux années de guerre que papa avait faites en 1917-1918. Qui plus est, ils sont venus en avion… Eric et Jeanne sont restés à la ferme, regrettant bien de ne pas être présents pour le mariage de leur unique nièce, mais enfin, ils ne pouvaient pas laisser les bêtes sans soins… Les GAEC, cela n'existait pas encore à l'époque…
C'était tout un événement pour mes parents de faire ce voyage, mais je peux vous assurer qu'ils en étaient très heureux. Ils ont ainsi pu découvrir, de visu et pas seulement en photos, mon cadre de vie depuis près de trente ans et visiter un peu l'Ecosse. Nous avions organisé un petit parcours pour eux, pas trop fatigant. Les parents d'Henry sont originaires des alentours de Stirling, une très jolie petite ville située entre Edimbourg et Glasgow. Le mariage a eu lieu à Fort William. C'était une belle journée, très émouvante aussi pour Steven et moi, pour papa et maman, mais aussi pour Donan et Finella. Toute la famille était rassemblée pour l'occasion, comme nous l'avions fait pour John l'année précédente. Ce fut une noce "à l'écossaise", avec un grand repas et de la musique. Et, bien entendu, Henry a eu droit à sa bouteille de gniole… Papa lui a précisé, d'une manière assez comique car Henry ne parlait vraiment pas bien français à l'époque, qu'il s'agissait d'une bouteille qui avait échappé aux Allemands.
**
Henry et Ingrid se sont installés à Glasgow, ils y avaient tous les deux trouvé du travail. Ils vivaient dans une petite maison d'un des quartiers populaires de la ville. A cette époque, Glasgow était une ville grise et triste, souvent noyée dans la brume qui montait de la Clyde. C'était une ville populaire, ouvrière. Les chantiers navals faisaient vivre une grande partie de la population. Les années de casse sociale et la politique ultralibérale de Margaret Thatcher n'étaient pas encore passées par là. Le réveil indépendantiste n'avait pas encore eu lieu, même si, même pour moi qui suis étrangère, on pouvait sentir l'attachement des Ecossais à leur culture, leur pays. La "nation" écossaise demeurait vivante, malgré les liens avec l'Angleterre, la politique menée par Londres et le peu de décisions pouvant être prises localement pour ce qui concernait la vie quotidienne des Ecossais. C'était ainsi que l'argent issu de la manne pétrolière échappait en grande partie à l'Ecosse et l'armée se comportait aussi en terrain conquis, installant une base navale nucléaire sans que la population puisse émettre un avis à ce sujet. Mais ce fut au cours de ces années-là que la conscience politique écossaise se réveilla, un peu comme en France où les mouvements régionalistes avaient commencé à faire entendre leurs voix. Ce fut en 1979 qu'eut lieu le premier référendum sur l'indépendance, avec le projet de création d'un parlement autonome. Malheureusement, il n'y eut qu'une faible participation et le vote ne fut pas validé. Mais ce n'était que partie remise… Vingt ans plus tard, la création du Parlement était adoptée. Quant à l'indépendance... elle viendra, un jour.
Henry et Ingrid venaient nous voir souvent, pratiquement toutes les fins de semaine, quand le temps le permettait. Nous qui avions peu vu notre fille au cours de ses années d'études universitaires, nous étions bien heureux de la revoir plus régulièrement. J'espérais aussi qu'ils nous annonceraient bientôt l'arrivée d'un bébé, mais je craignais, sans le dire, qu'elle ne subisse les mêmes aléas que moi. Fort heureusement, ce ne fut pas le cas, elle devait avoir hérité de la solide constitution de Finella et non de la mienne pour cela… Et puis, la contraception était maintenant bien développée et utilisée, et une fois que Steven osa poser la question, Ingrid lui répondit simplement qu'ils avaient le temps…
Ils n'ont cependant pas attendu trop longtemps pour leur premier enfant. Ingrid avait 25 ans quand Véra vit le jour.
Annotations
Versions