Chapitre 26
La table était composée de nombreux plats. Aux extrémités étaient présentées les entrées : une salade verte, un plateau de charcuterie et un assortiment d’hors-d’œuvre. Au centre, un rôti de porc et du poisson grillé avec différents accompagnements comme des pommes de terre ou diverses sortes de légumes. Nous ne risquions pas de mourir de faim.
J’étais née dans une famille riche, mais je ne me souviens pas avoir déjà vu une table aussi remplie, même pour les fêtes de fin d’année, même quand ma mère était encore là. En même temps, avec mon père, ce n’était pas étonnant. Il mangeait toujours en quelques minutes ; pour lui, le temps, c’était de l’argent. Et dans ce cas-là, on pouvait s’estimer heureux : la plupart du temps, il n’était jamais là.
— J’ai réussi à convaincre Monsieur Meyer d’investir dans nos composants pour ses avions.
— C’est bien, répondit son père. Et toi, Noah, tu comptes faire quoi maintenant ?
— Je ne sais pas encore.
— Tu devrais commencer à y réfléchir.
— Tu es vraiment agaçante, Victoria, rétorqua ce dernier. On n’est pas tous comme toi à prévoir sa vie sur dix ans.
— Je ne dis pas le contraire, mais il faut que tu aies le temps de t’inscrire en master si tu viens à en avoir envie.
— Il me reste quatre mois.
— Tu aurais déjà dû faire tes choix depuis longtemps.
— Victoria, laisse ton frère tranquille. Peu importe quelle université il souhaitera, même s’il s’y prend la veille pour le lendemain, nous verserons un don pour son inscription.
— Vraiment, maman ? Donc moi, je devais suivre les règles, mais lui, il fait ce qu’il veut ?
— Écoute, Victoria, ce n’est pas le moment. Si ça se trouve, ton frère ne continuera pas les études.
— Et il fera quoi ? Chômeur ?
— Ça suffit, Victoria, trancha son père.
Victoria souffla, résignée, et s’enfonça dans sa chaise, agacée par la situation. Je me contentais de regarder en spectateur, même si je mourais d’envie d’intervenir. Elle avait décroché un énorme contrat et ses parents s’en désintéressaient complètement. Comme s’ils avaient l’habitude ou, tout simplement, qu’ils n’en avaient que faire de Victoria. Mais même dans ce cas, ils pourraient montrer un minimum d’intérêt : c’est leur entreprise, après tout.
— Et toi, Thomas, comment se passe le travail ? me demanda Amara.
— Bien. On a décroché un contrat avec un artiste très prometteur et nous allons bientôt assister à un spectacle que Victoria a sauvé.
— Monsieur Costa ? s’enquit Victoria.
— Oui.
— Déjà ?
— Ça a passé vite. Moi-même, j’ai été surpris en voyant le rendez-vous dans mon agenda. Il va falloir qu’on finalise les détails, car c’est dans deux semaines à peu près.
— Et d’ailleurs, comment se passe votre mariage ? intervint Noah, qui avait réussi à décrocher de sa console. Ma sœur n’est pas trop agaçante ?
— Parce que tu es mieux, toi, peut-être ? s’exclama cette dernière.
— Quoi, c’est faux, peut-être ?
— Le mariage se passe très bien, les coupai-je.
— C’est surprenant. Elle n’a pas dû encore t’avoir à l’usure. Tu verras, bientôt tu seras fatigué d’elle. Je ne te raconte pas la joie que j’ai ressentie quand elle est partie.
Victoria chercha de l’aide dans le regard de ses parents face à cette nouvelle attaque de son frère, mais chacun d’eux détourna le regard.
— Noah ! essaya de se défendre Victoria.
— Victoria, tu vas arrêter, oui.
— Mais…
— Pas de "mais", coupa Amara. Ton frère plaisante avec toi. Et puis, on ne va pas se cacher que si ton père n’avait pas forcé ce mariage, tu ne l’aurais jamais été.
Bon, je pense qu’on sait tous qui est le préféré ici.
— Vous avez vu les chiffres de la bourse après l’article concernant nos fiançailles ? Ils ont doublé. Les actionnaires t’ont dit quelque chose, papa ? tenta Victoria.
— Non, rien du tout. D’ailleurs, je me disais que tu pourrais m’aider pour un client.
— Oui, lequel ?
— Au fait, papa, désolé de vous couper, mais tu as vu qu’il y a un nouveau terrain à vendre ? On pourrait en faire un circuit pour nos voitures de course ?
Victoria soupira, voyant qu’elle avait complètement perdu l’attention de son père. Elle jouait avec la nourriture de son assiette sans rien manger. La voir ainsi me fit mal au cœur. Je connaissais cette douleur : quoi qu’on fasse, ce n’est jamais suffisant.
— Tu comptes jouer avec la nourriture toute la soirée, Victoria ? soupira sa mère.
— Je n’ai pas faim, c’est tout.
— Nous t’avons vraiment mal éduquée. Tu crois que tout est acquis. Nous aurions dû t’inculquer de meilleures bases. Nous avons été beaucoup trop laxistes.
— Noah non plus n’a pas fini son assiette. Pourquoi me faire le reproche à moi seule ?
— Laisse ton frère en dehors de tout ça, Victoria. Tu devrais peut-être te concentrer un peu plus sur toi et moins sur les autres.
Une larme glissa le long du visage de Victoria. Cette vision me brisa le cœur. La voir ainsi, si triste… Cela me fendait l’âme qu’elle subisse une telle injustice. Je savais que Victoria n’était pas du genre à pleurer facilement. Elle devait vraiment être touchée et fatiguée de cette situation. Tout cela ne m’aidait pas à garder mon calme. Se rendaient-ils vraiment compte de la chance qu’ils avaient d’avoir Victoria ? Tant de parents auraient rêvé de l’avoir comme fille, même mon propre père, pourtant si exigeant.
— Ta mère a raison, tu…
Je ne laissai pas Tobias finir sa phrase. Je me levai brusquement de ma chaise, attirant tous les regards sur moi.
— On s’en va. Lève-toi, Victoria.
— Je peux savoir ce que tu fais, Thomas ? demanda Amara.
— Je l’emmène loin de vous, là où l’on se rend compte de la valeur de votre fille.
— Mais pour qui te prends-tu ?
— Pour son fiancé.
— Pas besoin de faire semblant, Thomas, continua son père. Nous savons tous que vous ne vous supportez pas.
— Justement, je ne la supporte pas. Et pourtant, je sais que c’est une personne formidable. Elle décroche des contrats que vous-même ne réussissez pas à obtenir, sans même recevoir un merci ni une félicitation. Elle vous parle, à vous et à votre femme, mais vous ne réagissez pas. Vous ne trouvez que des critiques et des reproches à lui faire. Son frère lui lance des méchancetés gratuites, mais aucun de vous ne dit rien. Par contre, elle, elle annonce des faits véridiques pour aider Noah, mais comme ça ne lui plaît pas, vous vous en prenez à elle. Votre fils est un gamin pourri gâté qui se croit tout permis. La seule chose qu’il mériterait, c’est d’être remis à sa place. Vous vous en prenez au mauvais enfant dans l’histoire.
— Je te préviens, Thomas, que tu dépasses les bornes.
— Si dire la vérité, même blessante, c’est dépasser les bornes, alors oui, je les dépasse. Et je suis même prêt à continuer, car j’ai encore des choses à dire. Et vous voulez savoir autre chose ? Recommencez à lui parler et la traiter ainsi devant moi, et je me chargerai personnellement que ça ne se reproduise pas. Vous êtes prévenus.
— Ton père sera mis au courant.
Je savais très bien ce qui m’attendait avec mon père. On aurait pu croire qu’avec mon âge, il ne ferait plus rien, que je pourrais lui répondre. Mais j’en étais incapable. J’étais peut-être trop faible ou trop lâche. Je prenais les coups sans m’en échapper. J’avais longtemps essayé, pourtant. Mais depuis plusieurs années, tout ce que je veux, c’est le voir le moins possible. Si le fait qu’il me frappe me permet de partir rapidement, alors j’acceptais volontiers.
Je savais très bien qu’une fois que Tobias aurait raconté cette soirée à mon père et mon manque de respect envers lui, il me le ferait amèrement payer. Malgré tout, je ne regrettais pas et j’étais prêt à recommencer. Victoria ne méritait pas de subir tout cela. Pas elle.
— Allez-y. Une déception de plus ou de moins, il n’en est pas à sa première. Et au moins, lui, contrairement à vous et votre femme, a de bonnes raisons d’être aussi détestable avec son enfant, finis-je par répondre.
J’attrapai le bras de Victoria, qui fut contrainte de se lever, avant de me diriger vers la sortie. J’étais heureux de ne pas avoir déchargé nos affaires du coffre. Cela nous évitait de devoir rester plus longtemps que nécessaire.
— Thomas, tu fais quoi ? me demanda Victoria lorsque nous atteignîmes la voiture.
Si seulement je le savais…
Je ne répondis rien et lui ouvris la portière de la voiture, lui faisant signe de monter. Je fis le tour pour monter à mon tour, glissant ma main dans mes cheveux. Qu’est-ce qui m’avait pris ? Pourquoi avais-je fait ça ? Je ne comprenais pas mon comportement. Je n’étais pas quelqu’un qui prenait la défense des autres, encore moins quand je n’aimais pas la personne.
— Pourquoi tu as fait ça ?
Je la laissai sans réponse. De toute façon, je n’en avais pas. Je ne savais même pas où nous allions. Nous étions à quatre heures de route de chez nous, et il se faisait tard. Nous ne pouvions pas rentrer.
Nous roulions en silence. Victoria ne posa pas de nouvelles questions, sans doute savait-elle que je ne répondrais pas. Le volant glissait sous mes mains crispées. Je pouvais sentir la tension dans l'air, presque palpable. Mon cœur battait encore la chamade, et l’adrénaline causée par ma colère ne s'était pas estompée. Malgré ce qu’on pouvait croire, je ne me mêlais jamais des problèmes de famille, n’aimant pas qu’on se mêle des miens. Mais cette fois, quelque chose en moi avait explosé. Voir Victoria traitée ainsi, voir ses larmes silencieuses rouler sur ses joues, c'était insupportable. Rien que d’y repenser faisait remonter ma colère en flèche. J’avais presque envie de faire demi-tour pour continuer de leur dire ce que je pensais.
J’avais toujours apprécié Tobias, mais en voyant cette facette de lui, je savais que je ne pourrais plus jamais le voir comme avant. J’avais toujours cru que Victoria était la fille à son papa, qu’elle lui obéissait au doigt et à l’œil. Mais maintenant, je comprenais mieux son comportement. Je m’en voulais de lui avoir reproché cela. Je voyais désormais pourquoi elle partait au quart de tour.
Je jetai un coup d'œil à Victoria. Elle regardait droit devant elle, les bras croisés, le visage fermé. Je pouvais voir sa tristesse et son épuisement. Elle avait toujours été forte, mais tout le monde a ses limites. En plus, avec tout ce qu’elle avait vécu ces deux dernières semaines par ma faute, je comprenais qu’elle ait atteint les siennes. Elle devait être un ange pour avoir tenu aussi longtemps.
Mes pensées dérivèrent vers mon propre père. Je savais que je paierais cher pour cette rébellion. Mais pour une fois, je me moquais de ce qui m’attendait. J’avais pris la meilleure décision, même si c’était sous le coup de la colère. Victoria méritait mieux que cette indifférence glaciale et ces critiques incessantes.
Le paysage défilait, flou et indistinct dans la lumière déclinante. Chaque kilomètre qui nous éloignait de cette maison semblait alléger un peu plus la pression sur ma poitrine. Mais il restait tant de questions sans réponses, tant de doutes. Où allions-nous ? Que devions-nous faire maintenant ?
Victoria finit par briser le silence. Sa voix était douce, presque un murmure.
— Thomas, merci. Je… Je ne sais pas pourquoi tu as fait ça, mais merci.
Je me tournai légèrement vers elle, cherchant ses yeux.
— Je ne pouvais pas rester là à ne rien faire. Ils ne te méritent pas, Victoria. Personne ne mérite ça.
Elle hocha lentement la tête, puis se tourna à nouveau vers la route. Le silence retomba, mais il n'était plus aussi lourd. Il y avait une compréhension tacite entre nous, une promesse de soutien mutuel.
J’aperçus l’entrée d’une plage à quelques mètres et un hôtel juste à côté. C’était parfait. Je me garai sur le côté, et nous sortîmes.
Victoria se dirigea vers le coffre, mais je m’interposai.
— Et si on allait marcher ? Je ne sais pas toi, mais si je m’allonge, je ne ferai que tourner en rond.
— D’accord.
J’attrapai des serviettes et une couverture. L’air était agréable, mais par précaution, je pris de quoi nous réchauffer. Nous nous dirigeâmes vers la plage en silence.
Nous finîmes par nous asseoir, profitant du ciel étoilé qui se reflétait dans l’océan. C’est Victoria qui finit par briser le silence.
— Je suis désolée. J’ai essayé de trouver une solution pour que tu n’assistes pas à cette soirée, mais je n’ai rien trouvé.
— Ne t’excuse pas. Je suis content d’avoir pu y assister.
— Pourquoi ?
Elle me fixait, ses yeux trahissant son incompréhension.
— Parce que j’ai pu te sortir de cette situation. Ça dure depuis longtemps ?
Un nouveau silence s’abattit. Devant son manque de réponse, je me questionnai, me demandant si j’avais bien fait de poser la question.
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