Chapitre 27
— La naissance de mon frère, je crois, répondit-elle avant de rire sans joie. Peu importe ce qu’il fait, il impressionne toujours nos parents. J’ai beau me démener pour être la meilleure, obtenir d’excellents résultats, participer à des activités parascolaires, intégrer les meilleures écoles sans aide, être parfaite… Rien n’y fait. Ils me disent « bravo » et retournent leur attention sur lui. Quoi qu’il fasse, il a toujours raison. Il m’envoie constamment des piques et, même si cela me blesse, mes parents ne disent rien. Au contraire, ça les fait rire. Mais si j’ose répondre, je me prends une avalanche de critiques. Même notre éducation a été différente. Je sais que c’est souvent comme ça dans les familles, qu’on est plus sévère avec l’aîné qu’avec le cadet, mais je n’ai jamais supporté cette différence.
Quand j’ai été acceptée à la Sorbonne, j’ai demandé à avoir un appartement. Ils ont tout de suite accepté. Je m’y attendais, mais à seulement dix-huit ans, alors que la maison n’était pas loin, j’espérais qu’ils essaieraient au moins de me convaincre de rester. Mais non, pas du tout. J’ai l’impression que quoi que je fasse, ce n’est jamais suffisant.
J’écoutais attentivement, scrutant chaque nuance de son expression, chaque inflexion de sa voix. Victoria semblait absorbée par l’horizon, ses pensées se perdant dans l’étendue infinie de la mer. À cet instant, j’eus l’impression qu’elle se livrait à elle-même, cherchant des réponses dans les profondeurs de son âme.
Alors que ses paroles résonnaient en moi, une éclair de compréhension traversa mon esprit. Toutes ces années, son incessante quête de perfection, son besoin apparent de briller, n’étaient pas une simple vanité superficielle. C’était une lutte désespérée pour émerger des ombres qui l’engloutissaient, pour prouver sa propre existence, sa propre valeur. Aux autres, à ses parents, mais aussi et surtout à elle-même. Elle essayait simplement de se prouver qu’elle méritait d’être aimée. Je pouvais parfaitement comprendre. Quand on nous répète toute notre vie que quoi que l’on fasse, ce n’est jamais assez, qu’on est sans cesse comparé aux autres, on finit par croire qu’on mérite ce manque d’affection. Qu’on n’est pas assez bien.
Tout ce que j’avais jugé avec superficialité, toutes les critiques que j’avais formulées à son égard, semblaient soudain dénuées de sens. Je réalisais que derrière cette façade de perfection se cachait une âme tourmentée, cherchant simplement à être aimée et appréciée, à être traitée avec la même considération que son frère. Je m’en voulais terriblement d’avoir remué le couteau dans la plaie en l’appelant sans cesse « Miss Parfaite » et en multipliant les remarques blessantes.
Un sentiment de compassion m’envahit, effaçant toutes les barrières que j’avais érigées. Je ressentais une affinité profonde avec elle, une compréhension silencieuse de sa douleur, car c’était aussi la mienne.
Une envie irrépressible de la protéger, de la réconforter, de lui offrir un refuge contre les tempêtes de la vie, s’empara de moi. Je voulais lui tendre la main, lui offrir mon soutien inconditionnel, lui montrer qu’elle n’était pas seule dans sa lutte. Que je la comprenais parfaitement.
Je sentais le poids de ses mots dans l’air nocturne, comme si chaque syllabe avait un écho profond dans mon esprit. Je connaissais sa douleur, je savais à quel point elle était dévastatrice, et je détestais savoir que Victoria la connaissait aussi. Elle avait vécu dans l’ombre de son frère pendant si longtemps, se battant pour obtenir ne serait-ce qu’une parcelle de reconnaissance de ses parents. Son récit révélait une blessure profonde, infligée par ceux qui étaient censés l’aimer et la soutenir inconditionnellement. Je ne pouvais m’empêcher d’être en colère, mes poings se serrèrent d’eux-mêmes à l’idée de l’incapacité de ses parents à faire leur travail correctement.
Je me sentais néanmoins encore plus reconnaissant d’avoir pu intervenir ce soir-là, de l’avoir sortie de cette toxicité familiale, ne serait-ce que pour un moment.
— Pourquoi tes parents préfèrent-ils ton frère ?
— Aucune idée. Je suppose que son caractère leur convient mieux que le mien.
— Tu ne leur as jamais demandé ?
— Si, des milliers de fois, même. Mais ils me disaient toujours que c’était dans ma tête ou que j’en faisais trop. Je n’ai jamais eu de vraie réponse.
Mais alors que je réfléchissais à ses paroles, une nouvelle question surgit dans mon esprit.
— Et maintenant ? Que veux-tu faire ? demandai-je doucement.
Victoria baissa les yeux vers le sable entre ses mains, semblant réfléchir.
— Je ne sais pas… Je suppose qu’il n’y a rien à faire.
— Tu ne mérites pas de subir ça.
— Peut-être, mais le monde est rempli d’injustices.
— C’est pour ça que tu ne voulais pas rompre le contrat entre nous ? Tu ne voulais pas que tes parents te jugent ?
— Sans doute. Je garde l’espoir qu’on pourra divorcer après un an de relation sans que mes parents ne disent quoi que ce soit.
Un pincement au cœur me traversa à l’idée qu’elle voulait tout annuler.
— Tu ne devrais jamais avoir à te battre seule, Victoria. Tu as des gens autour de toi qui se soucient de toi, qui te soutiendront quoi qu’il arrive.
— Ah oui ? Qui ? Je n’ai jamais eu une seule amitié durable. Mes petits amis étaient soit intéressés par l’influence de ma famille, soit par l’idée de me mettre dans leur lit. Je n’ai absolument personne, Thomas. Depuis que je suis enfant, je fais face au monde seule.
— Je suis là, moi.
— Tu me hais. Depuis la seconde où tu as posé les yeux sur moi, tu m’as détestée. Alors je ne crois pas que je puisse vraiment compter sur toi.
— Je ne te déteste plus.
— Je n’ai pas besoin de ta pitié, Thomas.
— Victoria, ce n’est pas de la pitié. Je déteste ce sentiment. Et ça fait déjà un moment que je ne te déteste plus. Je ne sais pas exactement depuis quand, mais ce soir me prouve que je t’apprécie. Je ne fais pas de promesses en l’air, alors écoute-moi bien, Victoria Chan : je serai là pour toi, qu’on soit mariés, séparés, ou quoi que ce soit d’autre. Je te le promets.
— Pourquoi ?
— Parce que je connais ce sentiment. Et parce que je ne peux plus te détester.
— Merci. Merci pour ce soir, Thomas.
Nous nous regardâmes un moment, le murmure doux de l’océan en toile de fond. À cet instant précis, quelque chose avait changé entre nous, quelque chose que je ne comprenais pas encore pleinement. Cela faisait plusieurs jours que je savais que ma vision de notre relation avait basculé. Mais je n’arrivais pas à cerner ce qui avait changé, ni pourquoi. Si je ne la détestais plus, alors qu’est-ce que je ressentais vraiment pour elle ? Pourquoi avais-je cette envie inexplicable de la protéger, même de moi-même ? Pourquoi mes mains devenaient moites en sa présence ? Pourquoi je cherchais son regard à chaque instant ? Et pourquoi ces derniers jours, où elle m’avait à peine adressé la parole, m’avaient-ils semblé interminables ? Que m’arrivait-il, bon sang ?
Victoria enleva finalement ses chaussures, interrompant mes pensées.
— Tu ne vas quand même pas tremper tes pieds dans l’eau ? lançai-je.
— Pourquoi pas ?
— L’eau doit être gelée.
— Nous sommes en été, ça devrait aller. En plus, c’est vraiment agréable. Tu devrais essayer.
— Non merci. Et reste près du bord, je te préviens, je ne viendrai pas te sauver dans une eau aussi froide.
— On est en été.
— Oui, mais il fait quoi, vingt-cinq degrés ? Pas plus. Donc non, c’est trop froid.
— Chochotte, ricana-t-elle.
— Même pas vrai.
— Monsieur fait l’homme, mais il a peur d’un peu d’eau froide.
— Tu veux jouer à ça ?
Je me levai brusquement, un sourire au coin des lèvres, et m’approchai d’elle. Elle recula, toujours souriante. Sans prévenir, je me mis à courir, mais elle était agile et réussit à m’échapper. Nous courions comme des gamins sur le sable, au bord de l’eau, oubliant tout le reste, riant à pleins poumons. Ce moment de légèreté, de bonheur pur, était un souffle d’air frais. Je tentais de l’attraper, elle essayait de me distancer.
Elle finit par trébucher, et ce laps de temps me permit de la rattraper. Je la soulevai et la jetai sur mon épaule.
— Fais-moi descendre, Thomas ! hurla-t-elle en riant.
— T’es sûre ?
— Pas dans l’eau, je te préviens ! J’ai retenu la leçon, maintenant je précise.
— Ça, je vois, répondis-je en riant.
Je la fis descendre doucement, mais elle perdit à nouveau l’équilibre. Cette fois, je l’attrapai à temps, enroulant un bras autour de sa taille. Son corps se retrouva contre le mien, nos souffles se mêlant. Cette proximité me prit au dépourvu. Mon regard s’arrêta sur ses lèvres, irrésistiblement attiré. Elles semblaient m’appeler. Puis, mes yeux se perdirent dans les siens, dans un instant suspendu, à la fois une éternité et une fraction de seconde.
Que m’arrivait-il, bordel ?
Je la lâchai finalement et m’éloignai doucement. Nous nous assîmes côte à côte, silencieux mais apaisés.
— J’ai les pieds gelés, dis-je pour briser le silence, bien qu’il ne soit pas gênant. C’est de ta faute.
— J’y suis pour rien, c’est toi qui m’as coursée.
— Ouais, mais si jamais tu tombes sur un tueur en série, ton équilibre ne te sauvera pas. Il n’aurait pas à se fatiguer beaucoup pour t’attraper.
— Hé ! C’est malpoli de se moquer, rigola-t-elle. Et puis, je pourrais très bien me défendre.
Je la regardai, sceptique, avant d’exploser de rire en imaginant la scène. En voyant ma réaction, Victoria éclata à son tour d’un rire sincère.
Pour la première fois, je pris le temps de l’observer. Lorsqu’elle riait, elle baissait la tête, et ses cheveux glissaient devant son visage, masquant partiellement ses traits. Mais son sourire, lui, illuminait tout. Je détaillai chacun de ses gestes, chaque éclat de ses yeux, chaque étirement de ses lèvres. Elle était magnifique. Son rire était une mélodie douce, légère, capable d’éclaircir les jours les plus sombres.
Et là, je compris.
Je compris que j’étais dans une sacrée galère. Ce que je ressentais pour elle n’était plus seulement de l’admiration ou du respect. C’était bien plus profond. Plus intense. Chaque rire, chaque sourire de Victoria semblait fissurer l’armure que j’avais patiemment construite autour de moi.
Je comprenais que je tombais amoureux d’elle. Victoria Chan. Celle que j’avais détestée pendant des années.
Je réalisai que l’image que je m’étais faite d’elle était fausse. Elle portait autant de blessures que moi, mais elle avait choisi une manière différente d’y faire face.
En la regardant ainsi, rire à mes côtés, je sus que pour rien au monde, je ne voulais perdre ce moment, ni ce lien naissant entre nous.
Son sourire resplendissait, illuminant son visage d’une manière presque irréelle. Ses traits délicats, ses yeux pétillants provoquaient en moi une chaleur nouvelle. Je ne pouvais m’empêcher de sourire en retour.
Victoria me regarda alors, intriguée, comme si elle cherchait à deviner ce qui se passait dans ma tête. C’est à cet instant que je réalisai à quel point elle comptait pour moi, bien plus que je ne l’avais admis jusque-là. Ses forces, ses faiblesses, son rire, ses larmes, tout me semblait précieux. Elle avait allumé une lumière dans les coins les plus sombres de mon cœur.
Ce que je détestais chez elle il y a encore quelques semaines était devenu ce que j’aimais le plus.
Nous restâmes là, assis côte à côte, en silence, bercés par le bruit des vagues et la tranquillité de la nuit. Alors que la lune montait dans le ciel, une certitude s’installa en moi : mon cœur avait trouvé une nouvelle direction, un nouveau but.
Victoria n’était plus une contrainte imposée par nos familles. Elle était devenue quelqu’un que je voulais protéger, quelqu’un que je voulais aimer.
Et à partir de ce moment-là, je sus que je ferais tout pour que cela devienne une réalité.
— On devrait rentrer, lançai-je. Je suis sûr que nos chers parents vont nous faire un scandale demain. Et puis, on a beaucoup de route. Ça s’annonce fatigant à gérer.
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