VEAU CAS BULLE AIR
Durant les premiers mois de son apprentissage Mordicus enseigna à son jeune apprenti le vocabulaire. Le plus important en fait car la lecture et l’écriture pouvaient attendre. Le vocabulaire qui lui était nécessaire car il avait horreur d’entendre des « chui » au lieu de « je suis », des « c’te » au lieu de « cela » ou encore des « qu’est ce qu’y a » au lieu de « qu’y a t-il ». Cela lui écorchait les oreilles.
Ce ne fut pas pour lui une mince affaire. Il lui fallut extraire tout le vulgaire, la bouserie et l’ignorance dont Kiaï était rempli et le remplacer par un parler impeccable. Cela revenait à transformer le plomb en or. Mais Mordicus se félicita de réussir dans une entreprise qui semblait voué à l’échec et tint bon. Les mois suivants le jeune Kiaï continuait bien sûr de parler parfois avec un peu trop de facilité , fruit d’un passé révolu, mais les coups de bâtons de son maître suffisaient à le rappeler a l’ordre et à lui enfoncer des mots énervants dans le crâne. Mordicus lui apprit aussi l’importance de savoir comment tourner une phrase et les subtilités qui vont avec. En contourner le sens, apprivoiser la phrase , la saisir comme une arme et l’employer a son avantage pour vaincre un rival qu’il rencontrerait tôt ou tard.
- Kiaï je m’excuse pour le mot que je vais employer car c’est une entorse au vocabulaire que je t’enseigne mais avoir une grande gueule sur le champ de bataille permet aussi de démoraliser l’ennemi. Si tu as une grande gueule, le plus gros est déjà fait et ton ennemi est affaibli dans son moral. Le reste n’est que danse et parades. Kiaï comprit tout de suite le sens de cette phrase.
- Le vocabulaire peut devenir un allié si tu en fait ton ami. Mais si tu l’emploi avec facilité il deviendra ton ennemi.
Pendant une première année assez intense Mordicus bourra la tête de son jeune apprenti.
Il devint familier avec des mots savants tels que apprécier, jouir de, animosité, fugace et bien d’autres.
A force d’apprendre encore et encore il comprit que la douleur n’etait pas toujours physique mais pouvait être aussi intellectuelle.
Au bout de deux années beaucoup trop remplie de vocabulaire, de lecture et d’écriture Kiaï s’exprimait dans un parler convenable. Il avait minci de par ses entrainements physique en marge de ses exercices orthographiques et était méconnaissable tant par l’oral que par sa prestance et quiconque l’entendrait parler dans le futur douterais qu’il fut d’origine paysanne.
Alors que Kiaï résidait au sein de la hutte depuis deux ans maintenant et qu’il s’ennuyait à force de rester cloîtré dans les environs, Mordicus médita quelques instants à cette situation puis considéra son apprenti comme fin prêt et l’envoya au village avec une seule directive.
Il lui fallait rapporter un trophée, quel qu’il soit, et lui rapporter.
Il lui demanda aussi de se vêtir avec respect et mettre sa capuche par dessus s’il sentait le besoin de cacher son identité.
Kiaï demanda s’il devait y aller armé au cas où mais Mordicus répondit « ta langue seule suffira ». Tandis que son élève se paraissait d’habits dont la provenance laissait ce dernier sceptique, Mordicus observait son apprenti en silence. Alors qu’il partait pour le village le maître sentit ses yeux mouiller un peu sous le coup d’une vieille émotion ressentie il y a fort longtemps. Yeux qu’il s’empressa de cligner. Il était fier de son élève et des progrès qu’il avait accomplis jusque là. Fier mais heureux de pouvoir converser avec quelqu’un d’autre et surtout de cultivé.
Alors qu’il marchait n’ayant d’autres compagnie que la pluie Kiaï se remémora une anecdote dont le mystere le hantait encore.
Une fois alors que Kiaï révisait ses mathématiques il osa, en y mettant les formes, demander l’âge véritable de son maître.
D’abord Mordicus fumant la pipe ne dis rien. Puis au bout d’une longue bouffé de fumée répondit.
- Voyons si tu es aussi bon que je l’espere.
Que font 3000 moins 1650 divisé par 2 ?
Kiaï reflechit un petit moment puis risqua un : 855 !
Mais le vieil homme était parti.
Intrigué Kiaï médita sur le resultat demandé par l’ermite. Serait-il possible que son maître ai plus de 800 ans ?
Ca ne faisait aucun doute Kiaï avait pour maître un être bien mystérieux dont il ne savait rien. Peut-être qu’en terminant son apprentissage ce dernier lui dévoilerait son passé au compte gouttes. La pluie avait cessée.
Sur la route alors qu’il marchait pour se rendre au village, Kiaï vit son ancienne ferme à l’abandon. Bois noirci et décombres ça et là qui formaient un tas pêle-mêle. Il n’y prêta pas plus attention mais ne put s’empêcher de se rappeler le passé qu’elle lui évoquait. Son maître lui avait déjà dis « ton passé est derriere toi mais il feras toujours parti de toi ».
« S’il t’a fait du mal alors renie le et sois dur avec tes émotions ! ».
Kiaï dépassa la ferme et l’ignora sans s’y attarder. Son objectif à présent était simple. Se rendre au village. Celui qu’il n’avait jamais pu visiter a cause de la mère adoptive. Et s’il en avait l’occasion pourquoi pas se confronter aux petites gens en employant l’art du vocabulaire.
Alors que la ferme était loin derriere lui, il croisa la route, pour la troisieme fois de sa vie, de la jeune mais surtout méchante fille dont il ignorait toujours le prénom. Mais peu lui importait son prénom ou nom de famille. Il s’en foutait. En dehors de son physique qu’il comparait à la femme de petite vertu qu’il avait connu autrefois il n’avait aucune considération pour elle.
Allait-elle le reconnaître lui qui avait un peu plus minci et s’etait forgé une nouvelle personnalité grâce au fameux vocabulaire acquis ?
Sous sa capuche et alors qu’ils allaient se croiser fatalement l’un et l’autre Kiaï déclama un : salutations gente demoiselle !
-Heiiiiin ? Répondit la jeune fille.
Kiaï se souvint de ce que son maître lui avait dis une fois.
« Quand tu maîtriseras plus tard un parler convenable tu iras te mesurer aux autres paysans dont tu faisais parti autrefois, ceux la même qui te méprisent, et tu pourras jouîr de leur réactions quand ils te répondront par un hein ? ».
Kiaï éclata alors de rire. Son rire était si puissant qu’il sentit les veines de son cou gonfler. Il était plié en deux et la fille le reconnût aussitôt. Non par son vocabulaire mais par le timbre de sa voix qui même si elle était déguisée par de jolis mots savants restait celle d’un paysan.
-Hé mais j’te reconnais toi t’es le boulard.
- Mes excuses damoiselle comme vous pouvez le constater j’arpente le long chemin qui mene à votre village. En effet je suis attendu là-bas.
Fichtre. Le boulard comme elle se plaisait à le qualifier était, en plus de son vocabulaire de bourgeois, plutôt bien vêtu.
-Ta ferme à cramée y a deux zans. T’étais passé où hein ? C’toi qu’a mis le feu ?
-Mes excuses femme de peu d’esprit comme je viens de vous le dire à l’instant je suis attendu.
Kiaï lui fit une révérence de la tête puis reprit son chemin.
- Femme de quoi ? Hein ? Reviens le boulard !
Un sourire moqueur barrait le visage encapuchonné de Kiaï qui savourait pour la premiere fois une victoire, certes acquise par une longue pratique verbale et quelques coups de bâtons, mais jouissive. C’était SA victoire.
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