CHAPITRE 1 : Entre Deux Mondes

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Seattle, au cœur des années 90, vibrait au son lourd et rauque du grunge, cette musique qui semblait contenir toute l’âme d’une génération désabusée mais passionnée. Les jours s’écoulaient sous un ciel gris anthracite, et la ville elle-même paraissait empreinte d’une mélancolie mystérieuse. La brume constante, omniprésente, enveloppait chaque bâtiment, chaque ruelle, donnant à la cité un aspect presque irréel, comme un rêve éveillé. À mesure que l’on avançait dans les quartiers, les contrastes frappaient : les immeubles modernes côtoyaient des entrepôts délabrés, les vitrines éclatantes des cafés se reflétaient dans les flaques d’eau stagnantes des trottoirs fissurés.

Les ruelles pavées, humides et couvertes de graffiti, offraient un tableau de rébellion urbaine. Des messages provocateurs, des noms de groupes inconnus et des dessins abstraits ornaient les murs de briques, chacun portant la marque d’un passage éphémère. Les vitrines des disquaires semblaient autant des sanctuaires que des miroirs de cette époque frénétique : des affiches froissées et délavées de concerts à venir ou déjà passés se superposaient en un désordre esthétique, criant des noms comme Alice in Chains ou Soundgarden. Parfois, un passant s’arrêtait, les mains dans les poches de son manteau usé, pour lire ces promesses de nuits saturées de décibels. Et toujours, le vent, chargé d’humidité, semblait murmurer les paroles de ces hymnes grunge à quiconque prêtait attention.

Dans cette ville saturée de contrastes, les cafés jouaient un rôle central, véritables poumons de Seattle. L’intérieur de ces lieux était chaleureux, presque intime. Les tables en bois usé portaient les traces de générations de discussions passionnées : des griffures, des taches de café, des initiales gravées à la hâte. Des groupes d’étudiants et de musiciens, souvent enveloppés dans des vêtements superposés, débattaient avec animation, leurs voix se mêlant au bruit des machines à expresso et au grésillement des vinyles jouant en arrière-plan. Les sujets allaient de la dernière sortie musicale aux débats philosophiques sur le sens de l’existence, leurs mots traduisant un rejet profond des conventions.

Dans une ville où la mélancolie semblait s’infiltrer dans chaque fissure des trottoirs, Lila Harper se démarquait par sa rigueur presque anachronique. Sur un terrain de sport bordé par des murs de briques recouverts de graffitis, elle se tenait droite, imposante malgré l’air humide qui collait à sa peau. Sa silhouette élancée trahissait la discipline de ses entraînements, mais une certaine raideur dans ses gestes révélait une fatigue accumulée. Ses traits, marqués par l’effort, portaient une beauté discrète, loin de la perfection des magazines : des pommettes saillantes et une mâchoire légèrement crispée encadraient un visage concentré. Sa chevelure blonde, tirée en queue de cheval et s’échappant par endroits, laissait deviner qu’elle n’avait pas de temps pour des détails superflus. Ses yeux, d’un bleu perçant, semblaient parfois chercher un horizon invisible, oscillant entre la détermination et un doute qu’elle ne pouvait chasser.

Ses mains, délicates mais aux doigts légèrement endurcis par des heures d’entraînement, témoignaient d’une force cachée. Chaque détail de son apparence semblait maîtrisé, presque trop parfait, comme si elle portait un masque soigneusement façonné. Pourtant, à travers sa posture impeccable et son sourire mesuré, une lassitude invisible pesait sur elle, révélant un poids intérieur qu’elle ne laissait voir à personne.

Dans son sac, elle serrait un carnet usé, son sanctuaire personnel. Les pages portaient les marques de ses pensées les plus profondes, griffonnées en hâte entre deux entraînements ou tard dans la nuit. Ces mots, parfois hésitants, parfois rageurs, exprimaient des vérités qu’elle n’osait pas dire à voix haute : « Suis-je autre chose qu’un rôle ? Qui suis-je, une fois le rideau tombé ? » Ces questions, récurrentes et obsédantes, formaient le fil rouge de son existence, un murmure constant qu’elle tentait d’étouffer sous le poids des attentes.

Elle leva les yeux vers son équipe, qui l’attendait, légèrement essoufflée après une série d’exercices. D’un geste mécanique mais précis, elle claqua des mains pour ramener l’attention sur elle.


— Encore une fois, les filles. Chloé, tends les bras dans le saut. Emily, ton sourire doit être naturel, pas forcé.

Sa voix, ferme et contrôlée, portait dans l’air frais, mais elle semblait dépourvue de véritable émotion. Pourtant, derrière son ton autoritaire, une pensée lancinante l’assaillait : « Pourquoi est-ce que je m’efforce autant ? Pour qui tout cela compte-t-il vraiment ? »
Ces doutes, qu’elle dissimulait depuis des années, revenaient sans cesse au moment où elle exigeait la perfection. Une fatigue sourde, presque insupportable, pesait sur elle, bien plus lourde que les heures d’entraînement.

Chloé, pétillante et toujours prête à détendre l’atmosphère, soupira en roulant des yeux.


— Lila, franchement. Tu crois vraiment que les gars voient autre chose que nos pompons qui s’agitent ?

Son ton était léger, mais Lila savait que derrière cette remarque se cachait un mélange d’ironie et d’affection. Chloé avait sa façon bien à elle de tester les limites, de rappeler que tout cela n’était peut-être pas aussi sérieux qu’on le croyait.

Un éclat de rires parcourut le groupe, léger et insouciant, mais Lila remarqua qu’Emily aussi jetait un coup d’œil vers elle, comme pour jauger sa réaction. Lila resta stoïque, son sourire finement esquissé trahissant à peine son amusement.


— Peut-être, répondit-elle, mais on ne fait pas ça pour eux. Si on s’investit, autant être les meilleures. Reprenons.

La musique démarra à nouveau, éclatant comme un rappel à l’ordre. Le rythme était rapide, précis, presque martial. Les mouvements des filles s’alignaient parfaitement, mais pour Lila, chaque saut, chaque geste la ramenait à cette question lancinante : « Que reste-t-il quand tout s’arrête ? » Cette fatigue sourde, presque insupportable, la pesait davantage que les heures d’entraînement.

Ce soir-là, après l’entraînement, Lila se tenait seule sur le terrain, les mains serrant les bords de son carnet. Elle regardait les lumières des gradins s’éteindre une à une. « Pourquoi est-ce que je continue ? » pensa-t-elle, ses réflexions tournant en boucle. Être parfaite, capitaine, populaire, cela suffisait-il encore ? Elle sentit une lourdeur sur ses épaules, plus pesante que celle des exercices physiques. Son regard se perdit dans le ciel gris de Seattle, un écho de sa propre mélancolie. Chloé et Emily, toujours les dernières à partir, chuchotaient près du banc.

— Elle a l’air à cran, ce soir, murmura Emily, en jetant un coup d’œil discret à leur capitaine.

— Tu crois ? répondit Chloé avec un sourire narquois. Peut-être qu’elle a juste besoin de décompresser.

Chloé, impulsive comme toujours, saisit l’occasion. Elle se leva brusquement et se dirigea vers Lila.

— Hé, capitaine, t’as des plans ce soir ?

Lila fronça les sourcils, surprise par la question.

— Pas vraiment. Pourquoi ?

— Emily et moi, on sort. Une petite salle en ville, de la musique live. Rien de trop sérieux, mais ça pourrait te faire du bien. Tu devrais venir.

Lila hésita. Elle ne se mêlait jamais à leurs sorties. Cela faisait partie de son rôle, se disait-elle, de maintenir une certaine distance. Mais ce soir-là, elle était habitée d’une lassitude étrange, et l’idée d’un changement — même minime — la tentait.

— Ce n’est pas trop… agité ? demanda-t-elle avec prudence.

— Pas du tout ! répondit Chloé en masquant un sourire malicieux. C’est un endroit cool, intime. Promis, rien de trop chaotique.

Emily approuva d’un léger signe de tête, ajoutant d’une voix apaisante :

— On ne restera pas tard, si ça te rassure.

Lila hésita. Tout semblait plus lourd ce soir : les attentes, les sourires forcés, les ordres répétés. Elle s’entendit penser, presque à contrecœur : « Et si, juste une fois, je laissais tomber ? Si je faisais quelque chose pour moi ? »
Une étincelle de curiosité, qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps, s’alluma en elle. Peut-être qu’une soirée dans ce chaos musical lui apporterait un semblant de réponse.

Après une brève réflexion, elle finit par céder.

— Très bien. Mais si c’est une mauvaise idée, je vous le ferai payer demain à l’entraînement.

Chloé éclata de rire.

— Marché conclu !

À des kilomètres de là, dans un garage sombre et exigu, Jonah Parker faisait glisser ses doigts sur les cordes de sa guitare Fender, un instrument patiné par des heures de jeu acharné. Sa posture, à la fois détendue et concentrée, semblait refléter un équilibre fragile entre maîtrise et instinct. Ses cheveux bruns encadraient un visage anguleux, marqué par de légères rides autour des yeux, preuves silencieuses de nuits trop courtes et de réflexions incessantes. Ses yeux sombres, souvent fixés sur un point invisible, semblaient porteurs d’une intensité contenue, comme s’il analysait le monde autour de lui en quête d’un sens caché.

Sa chemise en flanelle, légèrement élimée aux coudes, et son t-shirt à l’effigie d’un groupe oublié formaient un contraste presque ironique avec le soin précis qu’il apportait à son jeu. Chaque détail de son apparence racontait une histoire discrète mais cohérente : un jean usé, taché de peinture séchée — vestige d’un projet abandonné — ou des chaussures dépareillées, l’une neuve, l’autre presque lisse. Plus que de la négligence, son allure reflétait un esprit absorbé par autre chose, une énergie orientée vers une quête intérieure plutôt que vers les apparences.

À travers ses gestes se révélait un mélange de spontanéité et de précision presque obsessionnelle. Là où certains voyaient un chaos apparent, Jonah semblait percevoir un ordre intime, une logique connue de lui seul.

Le visage de Jonah, marqué par des traits durs, semblait pourtant capable de s’adoucir sous l’effet d’un sourire en coin, rare et fugace. Ses lèvres, souvent fermées dans une moue concentrée, s’ouvraient à peine lorsqu’il répondait d’une voix rauque, empreinte d’un charisme brut. Il avait une présence magnétique, renforcée par cette manière de se tenir légèrement voûté, comme courbé sous un poids invisible, mais toujours prêt à exploser dans une énergie créative dévastatrice.

— Jonah, tu joues ou tu nous la fais perfectionniste encore longtemps ? lança Ryan, son batteur, en frappant ses baguettes contre une caisse claire cabossée.

Jonah esquissa un sourire en coin, un geste qui paraissait indifférent mais masquait un effort constant pour trouver la note juste. Comme Lila sur son terrain, il cherchait à dompter un chaos intérieur, à faire de chaque mouvement une expression de ce qu’il n’arrivait pas à dire autrement.

— Patience. Moins de force, plus de finesse, tu devrais essayer un jour.

Ryan éclata de rire alors que Jonah attaquait enfin les premières notes de « Smells Like Teen Spirit ». Le son brut de la guitare emplit l’espace, vibrant contre les murs comme un cri libérateur. Jonah ferma les yeux, ses cheveux tombant devant son visage, se perdant dans l’énergie chaotique de la musique. Mais derrière chaque accord, une pensée persistante le tourmentait : « Combien de temps encore ? »

Ce soir-là, Lila rejoignit Chloé et Emily pour se rendre dans la fameuse petite salle de concert, au bout d’une ruelle sombre. Le trajet se fit dans l’excitation légère des filles, ponctué de plaisanteries et de musiques pop qui contrastaient avec l’univers grunge qui les attendait.

Dès qu’elles arrivèrent, le bruit sourd de guitares saturées s’échappait déjà des murs noirs. L’enseigne vacillante projetait une lumière rouge sur les pavés, et quelque chose, dans cette atmosphère, semblait répondre à une tension que Lila portait sans la comprendre. À l’intérieur, une vague de chaleur dense et étouffante l’enveloppa, mêlée aux odeurs âcres de bière, de sueur et de bois usé.

La salle était bondée, un chaos organisé de corps en mouvement. Les murs, noircis et couverts de flyers de concerts passés, semblaient murmurer les histoires d’innombrables nuits comme celle-ci. Des guitares déchaînées, une batterie explosive et une basse grondante emplissaient l’espace, saturant l’air d’une énergie brute.

Chloé et Emily filèrent au bar, laissant Lila près de l’entrée, encore un peu hésitante. Son cœur s’emballa, non pas à cause du volume de la musique, mais à cause de ce qu’elle devinait déjà : un monde qui n’était pas le sien, et qui pourtant l’attirait.

Sur scène, Jonah semblait habité. Sa guitare, presque fusionnée avec lui, libérait des notes sauvages et sincères. Sa voix rauque déchirait l’air, et ses cheveux, collés à son front par la sueur, accentuaient son aura indomptée. Chaque geste, chaque accord contenait une part de lui-même, un fragment de vérité qu’il offrait à la foule.

Lila resta quelques secondes figée, fascinée. À ses côtés, Chloé et Emily revinrent, les yeux pétillants. Mais Lila ne les vit presque pas. Elle sentit son cœur s’emballer à chaque riff, comme si Jonah incarnait une liberté brute, un abandon qu’elle n’avait jamais osé s’autoriser. Chaque note la percutait, remettant en question tout ce qu’elle croyait être.

Au milieu de la foule, Lila se sentit happée par l’énergie sauvage de la musique. Jonah, absorbé par sa guitare, semblait incarner tout ce qu’elle cherchait sans pouvoir le nommer. Lorsqu’il leva les yeux, leurs regards se croisèrent brièvement. Ce n’était pas un instant théâtral, mais une tension discrète, comme si chacun percevait un écho de son propre questionnement chez l’autre. Lila sentit un frisson la parcourir, sans savoir s’il venait du froid humide ou de la chaleur vibrante qui émanait de la scène. Jonah, au milieu des faisceaux lumineux vacillants, leva les yeux juste un instant, comme distrait par une présence qu’il ne cherchait pas.

Il n’y eut ni sourire, ni signe manifeste, seulement un battement de cœur, un instant suspendu. Comme si, au milieu de ce chaos, quelque chose d’infime mais d’essentiel venait de se révéler — un filin ténu entre deux existences jusqu’alors séparées. Et tandis que Chloé et Emily s’enfonçaient un peu plus dans la foule, Lila comprit que ce frisson n’était pas qu’un simple frémissement : c’était l’écho d’une voix intérieure qui, pour la première fois, se faisait entendre.

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