La dernière note s’éteignit dans un grondement sourd, semblable à une vague mourant sur le rivage. Jonah baissa lentement la tête, une goutte de sueur glissant de sa tempe pour disparaître dans le col effiloché de sa chemise en flanelle. Ses doigts effleurèrent les cordes de sa guitare, dans un geste presque révérencieux, comme pour la remercier de l’avoir porté à nu. La salle vibrait encore des échos de la basse, qui pulsaient contre les murs noirs usés par le temps et des années de décibels.

Un tumulte de cris et d’applaudissements électrisa la foule, sans pour autant rompre la solitude qui semblait envelopper Jonah sur scène. Il demeura immobile un instant, les doigts suspendus dans l’air, comme s’il hésitait à lâcher cette communion fragile avec la musique.
C’était ça, le vrai moi, pensa-t-il, avant de commencer à ranger sa guitare, ses gestes mesurés et presque cérémonieux.

Au fond de la salle, Lila le regardait, les bras croisés. Les vibrations lourdes résonnaient encore en elle, s’accordant à l’ébullition de ses pensées. À ses côtés, Chloé mâchonnait son chewing-gum d’un air sceptique.

— Il est doué, je suppose, mais il a un truc… bizarre, murmura-t-elle, jetant un coup d’œil à Lila. C’est quoi son problème ?

Lila ne répondit pas tout de suite. Elle restait fixée sur Jonah, comme si elle cherchait à déchiffrer un mystère dans ses gestes lents. Ses cheveux, collés à son front, et ses bras maigres tendus révélaient une tension presque palpable.

Emily fit une grimace.

— C’était cool, mais ici ça sent la bière, la sueur et le renfermé. On bouge ?

Lila ouvrit la bouche pour répondre, mais Jonah descendit de la scène à cet instant précis. Il traversa la foule d’un pas nonchalant, serrant la sangle de sa guitare contre lui. Indifférent aux regards, il ralentit toutefois en apercevant une silhouette hors de place près de l’entrée : une fille en tenue soignée, apparemment une cheerleader. Un bref éclat d’amusement traversa son esprit : Qu’est-ce qu’elle fait là ?

Arrivé à sa hauteur, il pencha la tête, sa voix rauque juste assez forte pour couvrir le brouhaha :

— Salut.

Lila, surprise, répondit sans réfléchir :

— Salut.

Il poursuivit son chemin vers le bar, laissant la jeune fille troublée par cet échange de deux syllabes.

Chloé plissa les yeux, intriguée.

— Sérieusement, tu le connais ?

— Pas vraiment, répondit Lila, qui croisait déjà le regard de Jonah au loin.

Emily plissa les lèvres, curieuse.

— Il a l’air… différent. Pas comme les autres gars du lycée.

— Différent ? Plutôt bizarre, ouais, ricana Chloé en roulant des yeux. Mais bon, il joue bien. Ça compte pour quelque chose.

Lila haussa les épaules sans quitter Jonah des yeux. Il venait de commander une bière, avant de jeter un regard insistant dans sa direction. Quelque chose, dans ses prunelles sombres, semblait l’interpeller, comme s’il lui posait une question silencieuse : « Qu’est-ce que tu cherches vraiment ? »

Une vague de doute envahit Lila. Pourquoi se sentait-elle attirée par cet inconnu, au regard provocant et à l’attitude indifférente ? Les mots de Chloé résonnaient dans sa tête : « Bizarre ». Était-ce justement ce qui la fascinait — l’envie de briser l’image parfaite qu’elle s’imposait ?

Le brouhaha ambiant couvrait presque ses pensées. Lorsqu’elle reporta son attention sur Jonah, il discutait rapidement avec le barman, puis balaya la salle du regard. Des bribes de ses propres doutes (devoir rester parfaite, ne jamais faillir) revinrent hanter Lila, mais cette fois, elles se mêlaient à l’excitation qu’elle avait ressentie en l’écoutant jouer.

Un groupe de jeunes passa brusquement devant elle, manquant de la renverser :

— Hé, fais gaffe ! lança un garçon en trébuchant, son verre à moitié vide.

Elle recula, le cœur battant plus vite, et sentit le regard de Chloé et Emily posé sur elle.

— On se tire ? proposa Chloé, l’air agacé par l’endroit.
Emily hésita, le regard oscillant entre Lila et Jonah.

— On pourrait rester un peu, non ? C’est pas tous les jours qu’on voit ce genre de musique.

Lila inspira, se demandant si elle devait suivre ses amies ou avancer vers Jonah. Au même instant, il tourna la tête et la fixa — un signal presque imperceptible qui la poussa à faire le pas.

Elle prit son courage à deux mains et s’avança, ses bottines collant légèrement au sol moite. Derrière elle, Chloé commenta d’un ton mi-moqueur, mi-inquiet :

— Elle a perdu la tête…

Emily la regarda, pensive.

— Peut-être qu’elle a juste besoin d’autre chose, répondit-elle sans quitter Lila des yeux.

Près du comptoir, Jonah l’accueillit avec un sourire furtif, l’air intrigué.

— Alors, cheerleader, t’as aimé le spectacle ?

Pour toute réponse, Lila croisa les bras.

— Tu ne sais rien de moi.

Jonah esquissa un demi-sourire et posa sa bière, attirant des regards autour d’eux.

— T’as raison. Mais toi non plus, tu sais rien de moi. Alors… pourquoi tu viens ?

Lila, déstabilisée, ouvrit la bouche, mais Jonah la coupa :

— Tu cherches quoi, exactement ?

Un silence s’installa. Lila sentit sa gorge se nouer. Elle non plus ne savait pas ce qu’elle attendait. Peut-être juste un moyen de fuir, ne serait-ce qu’un instant, la perfection qu’on exigeait d’elle. Jonah tira un carnet écorné de la poche arrière de son jean et le posa devant elle.

— Quand je suis paumé, j’écris, admit-il. Personne ne lira ça, mais ça m’aide. Tu devrais essayer.

Elle tourna quelques pages, découvrant une écriture nerveuse : extraits de paroles, pensées éparses.

— Pourquoi tu me montres ça ? souffla-t-elle.

Jonah haussa les épaules.

— Tu m’as l’air de chercher un truc qui t’appartient, pas ce qu’on t’impose.

Un élan de sincérité la traversa :

— Je suis toujours celle qui doit réussir, coûte que coûte. C’est lourd…

Jonah hocha la tête, son sourire un peu plus doux.

— Si c’est si dur, pourquoi tu continues ?

— Parce que je ne sais pas faire autrement, avoua-t-elle, les yeux baissés.

Un instant de flottement. Jonah finit par hausser les épaules :

— Alors on peut apprendre autre chose.

Ils échangèrent un long regard. Au-dehors, un bref coup de tonnerre gronda, témoin de la pluie battante qui commençait à tambouriner sur la toiture. Lila jeta un coup d’œil aux alentours : le comptoir aux bords griffés, les banquettes déchirées, quelques personnes éméchées qui parlaient trop fort. Tout ici était imparfait, mais la sincérité du lieu l’attirait, comme une bouffée d’oxygène.

— Pourquoi t’es venue ce soir ? reprit Jonah, plus calme.

— Par curiosité. Et parce que j’en avais marre de jouer un rôle.

Jonah acquiesça, comme s’il comprenait sans avoir besoin d’en dire plus.

— Rien n’est parfait ici, mais c’est… réel, admit-il.

Lila esquissa un sourire fragile.

— Peut-être que j’ai besoin de ça.

Du coin de l’œil, elle aperçut Chloé qui les observait de loin, l’air mécontent, tandis qu’Emily, un gobelet à la main, lui lançait un signe discret d’encouragement. Une tension semblait peser sur Chloé, comme si elle redoutait de perdre son amie dans un monde qu’elle ne maîtrisait pas.

— Hé, Lila ! intervint Emily en se frayant un chemin à travers les clients. Chloé veut rentrer… tu viens ?

— J’arrive, répondit-elle après un temps d’hésitation.

Jonah vida sa bière, l’expression indéchiffrable.

— Alors c’est comme ça, tu t’en vas ?

Lila hésita, cherchant un compromis.

— J’ai besoin de temps. Mais je… je reviendrai peut-être.

Un léger sourire étira les lèvres de Jonah.

— Revenir ? Tu connais le chemin, cheerleader.

Une légère appréhension se noua dans la poitrine de Lila, mêlée d’excitation. Elle avait franchi une limite, et le regard amusé de Jonah le lui rappelait. Cependant, quelque chose en elle l’exhortait à ne pas couper définitivement ce lien naissant.

— Tu me laisses ton carnet ? souffla-t-elle presque malgré elle, en désignant le petit cahier usé sur le comptoir.

Jonah fronça les sourcils, surpris.

— Qu’est-ce que tu veux en faire ?

— Lire quelques pages, peut-être. Et… y ajouter les miennes.

Il la toisa un instant, comme évaluant sa sincérité, puis finit par pousser le carnet vers elle.

— Ne me le perds pas, d’accord ?

Lila le glissa dans son sac, le cœur battant. Une subite sensation de liberté l’envahit, comme si elle venait d’ouvrir une porte restée fermée trop longtemps. Derrière elle, Chloé soupira bruyamment, tapotant son téléphone pour vérifier l’heure.

— On y va ? insista son amie, exaspérée.

Avant de s’éloigner, Lila adressa à Jonah un dernier regard. Un silence chargé de questions s’établit entre eux, promis à de futures réponses — ou d’autres mystères.

Quand elle rejoignit finalement Chloé et Emily, la pluie claquait sur le trottoir. Chloé lâcha, en ouvrant un parapluie :

— T’aurais pu nous prévenir. On t’a cherchée partout.

— Désolée, murmura Lila en serrant son sac contre elle.

Emily, plus douce, jeta un coup d’œil au bar derrière elles.

— Ça va, Lila ?

Lila hocha la tête, ses pensées dérivant déjà vers le carnet qu’elle sentait contre son flanc.

— Je crois, dit-elle simplement, sans plus d’explications.

Elles sortirent dans la nuit pluvieuse, la silhouette de Jonah toujours présente dans un coin de son esprit. La ville, brumeuse et trempée, parut soudain plus authentique qu’elle ne l’avait jamais vue. Lila se surprit à esquisser un sourire au reflet distordu des lampadaires dans les flaques. Rien ne serait plus pareil, songea-t-elle, alors même qu’elle refermait ses doigts sur la sangle de son sac.

Et pour la première fois depuis longtemps, cette sensation d’imprévu lui plut.