CHAPITRE 5 : Battements dans le Garage

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La nuit tombait doucement sur Seattle. Les rues baignées d’une lueur tamisée se perdaient dans la fine brume, et les halos des lampadaires formaient des auréoles diffuses. Sur les trottoirs humides, les flaques d’eau teintées d’huile renvoyaient une lumière vacillante, conférant à Seattle cette beauté brute, presque électrique. L’odeur de la pluie mêlée à celle du café et des égouts rendait l’atmosphère aussi familière qu’inexplicablement vivante.

Dans une vieille Toyota, Lila roulait lentement, les essuie-glaces grinçant un rythme irrégulier sur le pare-brise. Son regard fuyait entre la route et le rétroviseur, comme pour trouver une excuse de faire demi-tour. Elle se demandait ce qui, exactement, l’avait poussée à choisir le garage de Ryan plutôt qu’une soirée routinière avec Chloé et Emily. Les cocktails fades, les matchs de foot, les conversations superficielles — tout cela lui paraissait soudain insipide.

Elle tourna dans une rue résidentielle bordée de maisons modestes. Une lumière jaune filtrait d’un garage entrouvert, accompagnée du grondement profond d’une basse. Lila gara sa voiture, coupa le moteur et jeta un coup d’œil anxieux à l’entrée illuminée.

— Allez, Harper, tu peux le faire, murmura-t-elle.

À l’intérieur, Jonah grattait sa guitare Fender, usée par des années de riffs passionnés. Ses doigts glissaient sur le manche, délivrant un son à la fois brut et hypnotique. Ryan, derrière sa batterie, frappait avec une énergie fiévreuse, tandis que Lucas, bassiste au visage fermé, gardait le cap d’un jeu plus posé. On percevait l’odeur de métal chaud, d’huile moteur, et cette transpiration nerveuse propre aux répétitions à huis clos.

— OK, on reprend au refrain, lança Jonah d’une voix rauque.

Ryan, essoufflé, agita une baguette.

— Minute, mec. On dirait que tu joues pour impressionner quelqu’un. Ta muse arrive ?

Jonah eut une moue, balayant la remarque du regard. Ryan poursuivit, un sourire narquois aux lèvres :

— Si elle se pointe pas, on aura l’air malin.

Lucas haussa les épaules, d’un ton tranquille :

— Si elle vient, cool. Sinon, on s’en fiche. On bosse ou on papote ?

Jonah jeta un coup d’œil vers l’entrée, presque malgré lui. Une silhouette apparut : Lila, grelottante dans un blouson en jean, bras croisés, le regard curieux. Jonah posa sa guitare, partagé entre la surprise et une certaine satisfaction.

— T’es venue, dit-il simplement.

Lila haussa un sourcil, masquant sa nervosité par une moue faussement détachée.

— Peut-être que je voulais voir si tu sonnes aussi bien que tu le dis.

Ryan ricana, baguettes en main :

— Sérieux, Jonah ? T’invites une cheerleader qui doit jamais avoir écouté un seul album grunge ?

Le visage de Jonah se ferma aussitôt.

— Lâche-la, Ryan. Pas ce soir.

Lucas, imperturbable, tapota sa basse d’un geste presque accueillant.

— Bienvenue. C’est pas le Ritz, mais on fait ce qu’on peut.

Lila laissa son regard errer sur le garage encombré. Tout semblait à l’opposé de son monde soigné, mais, curieusement, elle se sentait à l’aise.

Jonah reprit sa guitare :

— Prête à écouter ?

Hochant la tête, Lila s’adossa au cadre de la porte. La musique jaillit, viscérale. Jonah jouait comme si sa vie en dépendait, Ryan martelait ses fûts avec une rage libératrice, et Lucas, impassible, solidifiait l’ensemble. Les vibrations résonnaient dans la poitrine de Lila, chaque note s’imprimant en elle comme une libération.

Quand la chanson s’acheva, elle applaudit, un sourire sincère éclairant son visage.

— D’accord, j’avoue… vous êtes bons.

Ryan s’inclina avec un air théâtral, Lucas hocha la tête modestement. Jonah reposa sa guitare et s’approcha :

— Alors, le verdict ?

— Tu viens de me convaincre que le grunge n’est pas si détestable, plaisanta-t-elle, avec un soupçon de défi.

Jonah éclata d’un rire franc, brisant la tension.

— Tu t’en sors pas mal non plus, lança-t-il, son regard capturant le sien.

Un peu plus tard, ils quittèrent le tumulte du garage et s’assirent sur le trottoir. Jonah jouait distraitement avec un médiator, le regard tourné vers la nuit. Derrière eux, on entendait Lucas et Ryan discuter à voix basse, l’un râlant à demi-mot sur un riff raté, l’autre cherchant déjà un moyen d’ajuster la setlist.

— Qu’est-ce qui t’a fait venir ? demanda Jonah, la voix plus douce, presque timide.

Lila répondit après un silence :

— J’en avais marre de tout ce qui est trop… convenu. Je voulais juste voir autre chose, je suppose.

Jonah acquiesça, semblant peser chacun de ses mots :

— Les habitudes, ça peut te bouffer, ouais.

Un fil invisible sembla se tisser entre eux. Ni l’un ni l’autre n’éprouvait le besoin de combler le silence, comme si cette complicité soudaine leur appartenait déjà. Le grondement du garage s’était estompé, Ryan et Lucas étant sortis fumer plus loin. Au-dessus d’eux, une étoile solitaire luisait dans un ciel pourtant couvert.

Jonah brisa la quiétude en sortant de sa poche une petite boîte en plastique.

— Si je te prépare une mixtape, tu l’écoutes ?

Lila pouffa, à la fois surprise et amusée.

— Une mixtape… sérieux ?

Avec un haussement d’épaules faussement nonchalant, Jonah tapota la boîte à cassettes.

— Hé, c’est comme ça qu’on découvre la vraie musique, t’es pas au courant ?

Lila leva les yeux au ciel, un sourire malicieux aux lèvres :

— Je t’avertis, je suis plutôt Whitney Houston, Janet Jackson… pas vraiment ton délire.

Jonah roula des yeux, amusé :

— Et moi, je te fais écouter Nirvana et Pearl Jam. On verra bien qui survit.

Ils rirent, tandis qu’une sensation de légèreté s’installait. Lila glissa la cassette que Jonah lui tendait dans son sac, comme un trésor insolite. Ils continuèrent à parler, passant de la musique à quelques confidences — leurs rêves à demi-assumés, leurs ambitions cachées. Les heures filèrent, et la nuit semblait déployer autour d’eux un cocon improbable.

Finalement, Lila se releva, un peu à contrecœur :

— Je devrais rentrer. Demain, c’est… retour à la réalité, je suppose.

Jonah rangea ses cassettes avec soin, cherchant ses mots.

— Contente que t’aies pu passer. C’était… cool de te voir ici.

Lila sourit, touchée par sa franchise.

— Merci pour la musique. C’était… différent de tout ce que je connais.

Ils restèrent ainsi un instant, leurs regards en suspens. Puis elle lui tourna le dos, avançant vers la vieille Toyota, avant de se raviser :

— Et cette mixtape, tu promets ?

Le sourire de Jonah se fit plus franc.

— Promis, cheerleader.

Elle monta dans sa voiture, le cœur plus léger qu’à l’aller. Jonah la regarda démarrer, son sourire ne le quittant pas. La nuit, pourtant dense, paraissait ouverte à tous les possibles.

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