CHAPITRE 9 : Le Poids du Jugement
Le lundi matin arriva comme un coup de poing pour Lila. Elle s’y était préparée, sachant que sa présence chez Jonah, dans ce fameux garage, finirait par susciter des rumeurs. Mais elle ne s’attendait pas à ce que tout se propage si vite.
Dès qu’elle entra dans les couloirs de Franklin High, les regards fusèrent. Les chuchotements semblaient s’amplifier, comme si chaque pas qu’elle faisait nourrissait un nouveau ragot.
— T’as entendu ? Elle traîne avec Jonah Parker, le mec bizarre de la musique, souffla une fille à son groupe d’amies.
— Sérieusement ? La capitaine des cheerleaders ? Elle doit être désespérée, ajouta une autre.
Lila serra les dents, décidée à avancer sans montrer à quel point ces mots la blessaient. Le lycée des années 90, avec ses affiches de concerts épinglées sur les murs et son climat déjà électrique, lui parut plus oppressant que jamais.
Elle rejoignit Chloé et Emily près de leur casier habituel, espérant y trouver un semblant de normalité. Mais dès qu’elle vit leurs expressions, elle sut que rien ne serait normal aujourd’hui. Chloé avait les bras croisés, un regard glacial, tandis qu’Emily, plus réservée, se tenait un peu en retrait, évitant son regard.
— Salut, lança Lila avec un sourire forcé, tentant de détendre l’atmosphère.
— Ne fais pas semblant, Lila, répliqua Chloé d’un ton dur. Tout le monde parle de toi. Tu nous fais passer pour des idiotes.
Un poids se forma dans la gorge de Lila.
— Je ne fais rien de mal, souffla-t-elle, essayant de garder son calme.
— Rien de mal ? répéta Chloé, haussant la voix. Tu traînes avec Jonah Parker. Ce type est un paria, Lila. Tu sais ce que ça fait à notre image ?
Emily, tentant de calmer les choses, osa intervenir :
— Chloé, peut-être qu’on… exagère, non ?
Mais Chloé l’interrompit, sèche :
— Non, on n’exagère pas. Si Lila veut ruiner sa réputation, c’est son problème. Mais elle n’entraînera pas l’équipe avec elle.
Les mots frappèrent Lila comme un coup en plein estomac. Elle sentit la colère et la tristesse monter ensemble.
— Tu veux que je choisisse, c’est ça ? demanda-t-elle, la voix un peu tremblante.
Chloé hocha la tête, implacable :
— Oui. Lui ou nous.
Lila refoula les larmes qui menaçaient de monter. Elle ne pensait pas que Chloé irait jusque-là, mais elle devinait aussi la peur derrière sa colère.
— Alors je choisis moi, murmura-t-elle, avant de tourner les talons et de s’éloigner. Elle laissa Chloé, interdite, derrière elle, et Emily, silencieuse et désemparée.
Dans le parking, Jonah était adossé à sa voiture, un walkman autour du cou, quand il l’aperçut arriver. Il remarqua aussitôt son expression crispée et ses poings serrés.
— Ça va ? demanda-t-il en se redressant, une touche d’inquiétude dans la voix.
Lila secoua la tête, passant une main dans ses cheveux. Elle mesurait la portée de son affrontement avec Chloé.
— Non, pas vraiment.
Il la dévisagea un instant, plein de questions qu’il n’osait pas formuler. Finalement, il tapota le capot de sa voiture, un vieux modèle des années 80.
— Monte.
— Où on va ? demanda Lila, hésitante.
— Nulle part en particulier. Juste… loin d’ici.
L’idée de s’échapper était trop tentante. Lila monta dans la voiture, et Jonah démarra, le moteur toussotant avant de ronronner faiblement. Les rues de Seattle — au cœur de la vague grunge, saturées d’affiches de concerts et de sonorités de Nirvana ou de Pearl Jam — défilaient sous un ciel gris. Sur la banquette arrière, on apercevait un ampli et un vieux carnet de notes.
Ils roulèrent en silence, la radio jouant à bas volume un morceau d’Alice in Chains. Jonah s’arrêta finalement près d’un petit parc presque désert, où quelques arbres aux feuilles jaunies formaient un abri tranquille.
Ils descendirent, et Jonah s’adossa au capot, croisant les bras.
— Tu veux en parler ? fit-il doucement, comme pour lui laisser la porte ouverte.
Lila haussa les épaules, regardant le sol. Un bruissement de feuilles sous ses chaussures rappelait l’automne imminent.
— Chloé m’a fait choisir. Entre toi… et elles.
Jonah hocha lentement la tête, sans surprise apparente.
— Et ?
Elle leva les yeux vers lui, y puisant le courage de ses propres mots :
— J’ai choisi moi.
Un léger sourire éclaira le visage de Jonah, mais on y lisait aussi une ombre d’inquiétude.
— C’est courageux. Mais ça va pas être facile.
— Rien ne l’est, répondit-elle, plus amèrement qu’elle ne l’aurait souhaité.
Il la considéra un instant, puis posa une main légère sur son épaule.
— Tu sais, cheerleader, tu m’impressionnes.
Elle sentit un frisson la parcourir, chassant le doute dans sa poitrine.
— Merci, murmura-t-elle, esquissant un sourire.
Ils restèrent là, dans le calme relatif du parc, quelques minutes encore, profitant d’un répit. Mais tous deux savaient que la pression n’allait pas disparaître pour autant.
En fin de semaine, la tension culmina lors d’un match de football, l’événement phare de Franklin High. Lila avait décidé de venir malgré tout, même si elle ne se sentait plus la bienvenue avec les cheerleaders. Elle s’assit seule en tribune, consciente des nombreux regards braqués sur elle.
Au milieu de la deuxième mi-temps, elle sentit quelqu’un tapoter son épaule. En se retournant, elle reconnut Carter, le quarterback de l’équipe, quelqu’un qu’elle connaissait depuis le collège et qui, jadis, avait toujours été courtois.
— Alors, Harper, tu t’es décidée à rejoindre le commun des mortels ? lâcha-t-il, un sourire narquois aux lèvres.
— Qu’est-ce que tu veux, Carter ? répondit-elle doucement, agacée mais tentant de garder son calme.
Il croisa les bras, l’air froid :
— Juste vérifier si les rumeurs sont vraies. Tu traînes vraiment avec Parker ?
Lila serra les dents.
— Ça ne te regarde pas.
Le rire de Carter claqua, mais il restait vide et méprisant.
— T’as vraiment changé, Lila. Avant, t’étais… mieux.
Elle se leva, refusant de prolonger la discussion. Mais Carter lui attrapa le bras.
— Hé, je te parle.
Avant qu’il n’ajoute quoi que ce soit, une voix rauque s’éleva derrière lui :
— Lâche-la.
Carter se retourna pour découvrir Jonah, debout, les mains dans les poches, mais le regard dur comme l’acier. On voyait déjà dans la tribune voisine quelques têtes se tourner, intriguées par la confrontation.
— Oh, regarde qui est là, ricana Carter. Le roi des losers.
Jonah ne répondit pas immédiatement, mais son regard ne vacilla pas.
— Je t’ai dit de la lâcher, répéta-t-il, avec un calme presque menaçant.
Lila en profita pour se dégager, se plaçant à côté de Jonah.
— Ça va, Jonah, laisse tomber…, murmura-t-elle, le cœur battant à cause de l’adrénaline.
Mais Jonah ne bougea pas, fixant toujours Carter.
— Si tu t’approches encore d’elle, on aura un problème, lâcha-t-il d’une voix basse mais assurée.
Carter éclata d’un rire qui sonnait faux, mais recula d’un pas, lançant à Lila un dernier regard chargé de dédain :
— Tu vas regretter ça, Harper.
Il tourna les talons et quitta les gradins, laissant Lila et Jonah seuls au milieu de murmures naissants. Elle sentit le soulagement la gagner, même si son cœur battait la chamade.
— Tu n’étais pas obligé de faire ça, souffla-t-elle, encore secouée.
— Si, répondit Jonah en la regardant, son expression se radoucissant. Je déteste qu’on te traite comme ça.
Lila resta silencieuse, puis dans un geste presque instinctif, elle posa sa main sur la sienne.
— Merci.
Jonah serra doucement sa main, et pour un bref instant, ils se sentirent invincibles. Mais au fond d’eux, ils savaient que le monde autour de Franklin High — Chloé, Carter, l’équipe, les rumeurs — ne leur pardonnerait pas facilement.
Une brise fraîche fit frissonner Lila, tandis que la foule reprenait son attention sur le match. Elle se retourna vers Jonah, un mélange de gratitude et d’appréhension dans les yeux.
— On va y arriver, cheerleader, murmura Jonah, comme pour la rassurer.
Lila hocha la tête, décidée :
— Oui, affirma-t-elle, sans savoir ce qui l’attendait exactement, mais plus résolue que jamais à avancer avec Jonah, quoi qu’il lui en coûte.
Le reste du match se déroula dans une sorte de brouillard pour Lila. Après sa confrontation avec Carter, elle s’était écartée de la foule, préférant s’isoler plutôt que de supporter encore les murmures et les regards. Jonah resta un moment à ses côtés, silencieux, jusqu’à ce que la foule se disperse dans un grondement de discussions et de rires.
Lorsqu’ils se séparèrent, une légère bruine commençait à tomber, rendant la nuit plus froide encore. Lila ne rentra pas avec les cheerleaders, évitant ainsi une nouvelle confrontation avec Chloé. Elle marcha seule dans les rues humides, son esprit en ébullition, les mots de Jonah résonnant encore en elle : « On va y arriver ».
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