CHAPITRE 10 : La Vague et la Tempête
Le soir venu, Lila s’assit près de la fenêtre de sa chambre, observant les lumières de Seattle scintiller au loin. Elle repensait encore au match de l’après-midi, aux murmures et aux regards qui l’avaient suivie après sa confrontation avec Carter. Malgré la légère bruine qui clapotait contre la vitre, l’air restait lourd, chargé des souvenirs amers de la journée.
Une voiture passa au ralenti dans la rue mouillée, le son de ses pneus sur le bitume lui rappelant le moment où elle avait quitté le stade, les yeux humides, le cœur battant trop fort. Elle inspira lentement, cherchant à apaiser le tumulte intérieur.
Elle ouvrit le tiroir de son bureau, révélant un bric-à-brac où trônaient un walkman, quelques cassettes pop, et des stylos aux encres variées. Jonah lui avait confié qu’écrire l’aidait à mettre de l’ordre dans son chaos. Peut-être que cela l’aiderait, elle aussi, à clarifier ce qu’elle ressentait.
Avec hésitation, elle sortit le carnet de Jonah et prit un stylo. La pluie redoubla légèrement, tapotant la vitre d’un rythme discret. Lila hésita, puis se lança :
"Jonah,
Je ne sais pas vraiment pourquoi je t’écris, mais j’avais besoin de poser mes pensées quelque part. Tout semble si compliqué. Au lycée, tout le monde parle. Chloé pense que je suis folle. Carter pense que je commets une erreur. Mais toi, tu es le seul à voir au-delà de ce qu’ils voient. Et c’est pour ça que je ne regrette rien.
Merci d’être là. Merci d’être toi."
Elle referma le carneet avec soin, comme si elle avait peur d’en froisser la sincérité, puis enfila un sweat bleu marine usé aux coudes. Les gouttes de pluie sur le rebord de la fenêtre donnaient un tempo presque rassurant à ses réflexions. Dehors, la nuit enveloppait déjà Seattle, mais elle savait parfaitement où se rendre.
À quelques pâtés de maisons, se trouvait le garage de Ryan, dont la porte entrebâillée laissait filtrer un halo de lumière jaunâtre. Ryan et Lucas étaient partis, laissant Jonah plongé dans sa répétition solitaire. Le sol de la cour, luisant à cause de la pluie, reflétait les lumières vacillantes du réverbère. Le cœur battant, Lila traversa la rue, plissant les yeux pour éviter les gouttes qui tombaient en biais.
Dans le garage, Jonah jouait des riffs improvisés sur sa guitare électrique. Des affiches déchirées de Soundgarden, Pearl Jam et Alice in Chains couvraient les murs, témoignant d’un amour ancien pour la scène grunge locale. L’ampoule nue au plafond éclairait faiblement l’espace, accentuant les ombres sur les amplis et l’établi encombré de câbles, de tournevis et de vieilles cassettes. Une odeur de métal, de poussière et de sueur imprégnait l’air, un mélange familier pour Jonah.
Le bruit de pas légers sur le gravier l’arracha à sa concentration. Il posa sa guitare, curieux, et distingua dans le halo pâle du réverbère la silhouette de Lila, une mèche de cheveux collée sur son front à cause de la pluie.
— Salut, dit-elle doucement, ses yeux brillant d’un mélange d’émotion et de crainte.
Jonah haussa les sourcils, surpris de la voir si tard, mais un sourire éclaira son visage.
— Salut, Lila. Je me demandais si tu… pensais encore à ce qu’on a vécu cet après-midi, glissa-t-il, faisant allusion au match et aux tensions avec Carter.
Elle s’approcha lentement, ses bottines produisant un léger écho sur le sol de béton. Le pincement au cœur qu’elle avait ressenti plus tôt sembla s’atténuer dès qu’elle le vit. Sans un mot, elle sortit le carnet de sa poche et le lui tendit.
Jonah le prit avec délicatesse, comme s’il pressentait l’importance de ce geste. Il ouvrit le carnet et parcourut les quelques lignes, dans un silence qui parut à Lila interminable. La guitare, posée contre l’ampli, émit un léger larsen, comme un soupir.
Quand il releva les yeux, son regard était plus doux, presque vulnérable, comme s’il venait de prendre conscience d’une part cachée de Lila.
— Je… je ne sais pas quoi dire, murmura-t-il, la gorge nouée.
— Tu n’as rien à dire, répondit-elle, tentant de masquer le tremblement de ses mains en serrant le bord de son sweat. Je voulais juste que tu saches ce que je ressens.
Jonah replia la lettre avec un soin extrême, la glissant dans la poche intérieure de sa chemise en flanelle.
— Merci, dit-il sobrement, mais son regard la remerciait cent fois plus que ses mots.
Lila soupira, un soupir de soulagement mêlé d’anxiété. Elle avança vers une caisse en bois près d’un vieil ampli et s’y assit.
— Alors, tu jouais quoi ce soir ? demanda-t-elle d’une voix un peu plus légère, comme pour chasser la gravité du moment.
Jonah reprit sa guitare et vérifia rapidement les cordes.
— Juste des impros… des trucs pour décompresser. Pas sûr que ce soit génial, mais… tu veux écouter ?
Elle hocha la tête, un sourire timide éclairant son visage.
— Bien sûr.
Il pinça les cordes, d’abord hésitant, puis laissa filer une mélodie lente et profonde, comme une confession qu’il n’oserait formuler autrement. La note résonna, emplissant le garage d’une présence rassurante. Lila ferma les yeux, et peu à peu, tous les échos de la journée — le match, les menaces de Carter, la rupture avec Chloé — s’estompèrent. Seule la musique restait, vibrant en elle.
Dehors, la pluie redoublait, martelant doucement le toit du garage. La lueur tremblotante de l’ampoule créait des ombres dansantes sur les affiches de rock, comme si la mémoire des concerts passés revivait dans chaque riff. Lila sentit son cœur se calmer à mesure que la mélodie s’intensifiait, puis s’apaisait.
Pour elle, ce moment suspendu dans le temps était tout ce dont elle avait besoin : l’authenticité de Jonah, la liberté de la nuit pluvieuse, et la certitude fragile qu’elle avançait désormais sur un chemin qui lui ressemblait.
Jonah, s’arrêtant sur un dernier accord, redressa la tête. Ses yeux croisèrent ceux de Lila, et dans ce silence, ils comprirent tous deux que plus rien ne serait comme avant. Pourtant, au milieu des incertitudes et des jugements, une petite bulle de paix venait de naître.
La nuit avançait, et le silence dans le garage se fit plus dense. Jonah, sentant la sérénité de Lila, esquissa un sourire avant de reposer doucement sa guitare. Ils restèrent ainsi quelques minutes, sans parler, à simplement écouter leurs respirations se mêler.
Puis Jonah laissa échapper un rire discret, comme amusé par un élan subit.
— Tu veux entendre autre chose ? J’ai ce nouveau riff dans la tête depuis tout à l’heure, mais je ne sais pas ce que ça vaut.
Lila ouvrit les yeux, un léger sourire flottant sur ses lèvres.
— Vas-y, je suis prête à être conquise une deuxième fois, répondit-elle dans un souffle, sa voix encore empreinte de la douceur du moment.
Jonah reprit sa guitare, l’ajusta légèrement et attaqua quelques accords différents, plus doux, plus profonds. La mélodie semblait flotter dans l’air du garage, mêlée au son lointain du vent qui soufflait sur la rue déserte. Lila ferma de nouveau les yeux, laissant ces accords imparfaits se glisser dans son esprit. Il y avait quelque chose de brut dans sa musique, un relief qui la touchait plus qu’elle ne pouvait l’expliquer.
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