1. Le Sauveur
Cette immensité noire qui m'entourait, qui était jusque là sans consistance, se mit à devenir solide tout autour de moi. Je recommençai alors à avoir des sensations, et je sentis tout le poids de cet abîme peser soudainement sur moi. Sans y avoir été préparée, je ressentais tout à coup la gravité, le manque d'oxygène, les courants m'entraînant dans tous les sens, et la terreur.
En l'espace d'une seconde, qui sembla une éternité, je passais d'un état de profonde extase à celui de profonde terreur. Cette fois, j'allais mourir pour de bon.
Je suffoquai, je manquai d'air. Je pris alors conscience que j'avais de nouveau un corps, qui réclamait de l'oxygène. Or, l'abîme qui m'entourait en était dépourvu. Là où quelques instants auparavant je flottais dans un océan de félicité, je me retrouvais désormais à me noyer dans un océan au sens propre.
Je ne voyais plus rien, la douleur de mes poumons en feu obscurcissait ma vision et je ne savais plus où étaient le haut et le bas ; quelques instants auparavant, cela n'avait pas d'importance puisque ni l'un ni l'autre n'existait.
Je me débattais parmi ces eaux noires et tumultueuses qui s'efforçaient de m'entraîner dans leurs profondeurs. Parée d'une énergie nouvelle, je me débattais comme un diable et tentais une dernière fois de regagner la surface. Mais où était-elle, à ma droite, à ma gauche, en haut, en bas ? Prise d'une panique sans nom, piégée par les remous incessants des courants qui m’entraînaient dans les profondeurs, je commençais à perdre espoir et fermai les yeux, priant de toute mon âme de retrouver cet état d'extase dans lequel je me trouvais quelques secondes auparavant. Mais il m'était désormais inaccessible et mes poumons sur le point d’imploser me rappelèrent que cette fois-ci, je n'allais pas échapper à une morte lente et douloureuse.
Je sentis plus que je ne vis quelque chose qui passa près de moi. J'ouvris les yeux, et je vis le sillage de quelque chose qui avait frôlé mon épaule gauche avant de s'enfoncer dans l'abîme en dessous de moi. Je me propulsai avec mes dernières forces sur cet objet, et mes doigts se refermèrent sur une corde. Avec l’énergie du désespoir, je m’y agrippai de toutes mes forces.
Elle m'entraîna sur quelques mètres ; je ne sus dire dans quelle direction, mais apparemment vers le haut puisque quelques secondes plus tard, je crevai la surface et pus prendre une grande goulée d'air.
Il me fallut un certain temps pour remplir douloureusement mes poumons de l'air qui leur avait cruellement manqué, avant de me rendre compte que je flottai tant bien que mal à la surface d'une mer déchaînée, une corde entre les mains. Avant même de pouvoir déterminer l'origine de cette corde, celle-ci se remit à me tirer en avant, et je me laissai faire en me mettant sur le dos, à bout de forces.
Je sentis qu'on me hissait et qu'on m'allongeait sur une surface dure. Je sentis des mouvements autour de moi, des mains qui me manipulaient, mais mes yeux étaient incapables de voir et mon esprit incapable de réfléchir. Je me laissais sombrer dans le sommeil.
Lorsque j’émergeai des profondeurs du sommeil, il me fallut un certain temps avant de comprendre que j’étais vivante. Puis je fus prise de vertiges lorsque je me rendis compte que je me balançais encore de droite et de gauche et je crus un moment être encore prise au milieu des vagues et des courants qui m’entraînaient par le fond.
Avec un hurlement, je me redressai et ouvris enfin les yeux : j’étais couchée sur un lit, dans une étroite cabine lambrissée de bois. Alors je compris que j’étais en réalité sur un bateau, et c’est le roulis incessant des vagues qui m’avait donné cette impression d’être prise dans les courants.
Rassurée, je me rallongeai sur ma couche ; me sachant désormais en sécurité, le balancement régulier du bateau me parut réconfortant et je me blottis sous mes couvertures. Je ne pus m’empêcher de frissonner au souvenir épouvantable de ma noyade.
– Tu as froid ?
Je sursautai, affolée, n’ayant pas remarqué je n’étais pas seule dans la pièce : un jeune homme veillait à mon chevet. Toute à ma terreur, je n’avais même pas remarqué sa présence.
– N’aie pas peur, fillette, je voulais juste m’assurer que tu allais bien, me rassura-t-il lorsqu’il perçut ma frayeur.
Avec douceur, il étendit sur moi une couverture supplémentaire dans un geste bienveillant.
– On t’a sauvé de la tempête, tu as failli te noyer. Je t'ai aperçue au milieu des vagues alors que je faisais des manœuvres sur la grand vergue. Tu as de la chance que j'aie une bonne vue, et que je sois bon tireur à l’arc. Je t’ai envoyé une corde et on a pu te repêcher.
Il m’offrit un gobelet d’eau fraîche qu’il m’aida à porter à mes lèvres et je bus quelques gorgées qui coulèrent douloureusement dans ma gorge enflammée.
Le garçon me fit un sourire compatissant. Il devait avoir une dizaine d’années de plus que moi ; c’était un jeune homme grand et élancé, aux épaules déjà solides. Ses cheveux bruns en bataille retombaient en mèches éparses sur son visage, encadrant joliment ses beaux yeux gris comme un ciel d’orage, surmontés d’épais sourcils froncés qui lui donnaient une allure sévère. Cependant, les fossettes qui surmontaient sa mâchoire carrée contrebalançaient cette impression en lui donnant un air jovial et sympathique.
Je portai de nouveau le gobelet à mes lèvres et bus lentement ; j’étais assoiffée mais l’eau irritait ma gorge rendue sensible par ma quasi-noyade. Quand j’eus fini, le garçon reprit le gobelet et le posa sur la petite table de chevet.
Je pris quelques secondes pour observer mon environnement. Le garçon qui se tenait à mes côtés était assis en tailleur dans le petit espace situé entre ma couchette et la porte, ses grandes jambes repliées tant bien que mal à cause de l’espace confiné. Un tissu recouvrait l’unique hublot de la pièce, mais la lumière qui filtrait à travers m’indiquait qu’il faisait jour. Le navire se balançait doucement, faisant grincer les planches de bois. La tempête était passée. Au loin, j’entendais les pas des matelots qui s’activaient sur le pont au-dessus de ma tête.
– Que faisais-tu au milieu de l’océan par une pareille tempête ? s’exclama le jeune homme, rompant ce silence relatif.
Avec toute la volonté dont je disposais, je tentais de me rappeler ce qu’il m’était arrivé.
– Je… je n’en sais rien. Je ne me souviens de rien...
C’était vrai : je n’avais aucun souvenir d’avant cet effroyable moment, et je n’avais ni l’envie, ni la volonté suffisantes pour chercher plus loin.
Le jeune garçon fronça les sourcils, puis me fit un sourire en coin ; je ressentais sa profonde mansuétude envers moi et cela me réconforta plus que quoi ce soit d’autre. Sa présence me rassurait, je me sentais en sécurité avec lui à mes côtés.
Comme je lui rendais son sourire, il déclara :
– Je m’appelle Daniel. Et toi ?
Une question aussi basique n’aurait pas dû me demander autant de réflexion ; pourtant, il me fallut plusieurs secondes pour y répondre, tant mon esprit était troublé.
– E… Eivy, je crois… enfin, je suis sûre. Je m’appelle Eivy.
– Eivy ? C’est un drôle de nom. Je suis content de te voir parmi nous, Eivy. N’aie plus d’inquiétudes désormais : je m’occupe de toi.
Sur ces paroles réconfortantes, je replongeai aussitôt dans un sommeil réparateur.
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