7. Ciel d'orage

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La période qui suivit fut un enchaînement de moments que je vécus de loin, détachée de la réalité, comme extérieure à ce qu’il se passait. J’étais dans un étrange état second, plongée dans une torpeur engourdissante. De ce fait, les souvenirs qu’il me reste de cette période sont flous et consistent en une succession d’événements que je vivais sans vraiment y prendre part, comme une spectatrice étrangère à tout cela.

On m’emmena devant un tribunal. Plusieurs personnes m’accusèrent de tout un tas de choses, et je reconnus dame Grahant, qui siégeait en tant que principal témoin. Son visage déformé par la haine, je la vis déverser son venin contre moi, mais j’étais incapable de comprendre le sens de ses mots.

À l’issue de ce procès, on ordonna qu’on me déshabille et qu’on examine mon corps à la recherche d’une éventuelle marque laissée par le diable. Ce fut chose faite, et on m’emmena dans une arrière-salle austère. Plusieurs femmes me déshabillèrent sans ménagement, et virent immédiatement la marque de naissance située sur mon sein gauche, évoquant vaguement une étoile à cinq branches. L’une d’elle étouffa un cri d’effroi en s’écartant vivement de moi.

On m’enferma alors dans une cellule. Je ne sais pas combien de temps j’y passais, mais cela me sembla une éternité. Puis je fus amenée devant un nouveau tribunal, et je me laissais faire sans opposer de résistance, vidée de mon énergie, accablée par le poids de ces accusations et de mon séjour dans les cachots.

Cette fois, on m’accusa ouvertement de sorcellerie et de m’être donnée au démon. La sentence fut irrévocable : je devais subir l’ordalie, l’épreuve de Dieu. Et pas n’importe laquelle : c’était l’épreuve de l’eau froide.

Cette annonce me fit subitement revenir à la réalité. Je relevai la tête, les yeux écarquillés d’effroi.

J’avais déjà entendu parler de l’ordalie par l’eau froide. Les pieds et les mains liés, je serais plongée dans l’eau d’une rivière ; si je flottais, cela signifierait que j’étais coupable et je serais alors condamnée au bûcher. Si je coulais, cela prouverait mon innocence, mais j’avais de grandes chances de périr noyée.

Les terribles souvenirs de ma noyade lorsque j’étais enfant m’assaillirent de toutes parts. Submergée par l’horreur et la panique, je sentis que je m’effondrais sur le sol, prise de sanglots incontrôlables et de violentes convulsions.


On me laissa croupir plusieurs jours durant dans une cellule sale et humide, me laissant tout le loisir de me préparer au pire.

L’ordalie était une épreuve de Dieu, seul lui pourrait décider de l’issue de cette épreuve, si je devais flotter ou couler au fond de la rivière. Mais je savais très bien que dans les deux cas, je n’allais pas en ressortir vivante. C’était tout simplement une condamnation à mort.

Mes geôliers vinrent me chercher en début d’après midi et m’entraînèrent le long des ruelles, sous les huées des passants qui ne se privèrent pas de me lancer des flots d'injures et de fruits pourris. Plusieurs semaines avaient passé depuis mon arrestation, et je sentis le froid du mois de novembre m’assaillir. Je frissonnais, d’autant plus que j’étais pieds nus et vêtue d’une simple robe.

Dans un état second, je me laissais traîner sans résistance par les gardes jusqu'à ma destination finale. Une marée humaine se pressait au pied d’une estrade installée là où la rivière se jetait dans la mer. Le quai brumeux était noir de monde, à croire que tous les habitants de la ville et des bourgs alentours s'étaient rassemblés là pour assouvir leur curiosité morbide.

Cependant, je n’aperçus aucun visage familier : ni Ambroise, ni les bonnes sœurs de l’hôtel-Dieu, ni même les clients de la taverne. Je ne saurais dire si cela me réconforta ou m’attrista.

Les soldats me poussèrent à travers la foule, où le flot des insultes, des coups et des crachats redoubla, mais je gardais la tête basse jusqu'à l'estrade centrale. Ce n’est qu’en montant les marches que je relevai la tête, et je remarquai qu'une planche de bois avait été installée au dessus des flots mouvants de la rivière, tel un sordide plongeoir. Mais ce n’était pas tout : de chaque côté de cette planche se dressaient cinq potences, soit dix au total. Je ne serais donc pas la seule à être exécutée aujourd’hui. Ça allait être du grand spectacle.

On m’attacha les mains et le bourreau me poussa sur la planche, puis il se pencha et m’attacha les pieds. J’avançai lentement sur l’étroite planche et, avec mes chevilles attachées, j’eus du mal à ne pas tout de suite tomber dans l’eau. Les cordages me lacéraient douloureusement la peau des poignets et des chevilles, mais je ne protestai pas : ce qui m’attendait était bien pire. Depuis ma noyade une quinzaine d’années auparavant, j’avais une sainte terreur de l’eau, et l’épreuve que j’allais subir était pour moi une véritable torture. Je ne pus retenir les larmes d’effroi qui coulèrent le long de mes joues.

Je me retrouvai désormais face à la foule massée sur l’autre rive, qui continuait à m’accabler d’insultes. Leur haine, leur ignorance et leur cruauté sordide m’emplit soudain de dégoût et de rancœur et, l'espace d'un instant, je me dis que mourir valait peut-être mieux que de côtoyer ces monstres.

On amena alors les dix autres condamnés à mort qui périraient aujourd'hui avec moi. Les mains solidement attachées dans le dos, ils avançaient l'un derrière l'autre, la tête haute, fiers et dignes, ignorant superbement les hurlements de haine de la foule. Leur expression féroce, leur peau bronzée couverte de cicatrices, et leur allure indiquaient clairement leur crime : c'étaient sans aucun doute des pirates, et ils allaient payer leurs forfaits par le sort qu’on leur réserve habituellement, la pendaison.

Les dix pirates furent alignés le long des potences, puis le bourreau au visage dissimulé sous une cagoule passa la corde autour du cou de chacun d'entre eux. Ils allaient être exécutés en premier ; moi, j'étais le clou du spectacle.

Le juge s'avança sur l'estrade et la foule se tut pour écouter son discours énumérant d’une voix monotone les nombreux méfaits accomplis par ces hommes sans foi ni lois. Je n'écoutais pas, trop absorbée que j'étais à savourer mes derniers instants sur cette terre. C'était une après-midi d’automne grise et brumeuse. Les embruns soulevés par la mer avaient plaqué des mèches de cheveux sur mon visage, et je sentis le goût salé qu’ils avaient déposé sur mes lèvres. La boule au ventre, je pris une profonde inspiration hachée et sentis l’odeur iodée de la mer située non loin de là. Je rouvris les yeux et jetais un dernier regard à l’embouchure de la rivière, à une centaine de pas de là. L’extrémité du ponton qui s’avançait sur la mer était invisible, englouti par le brouillard. On ne distinguait même pas la mer en elle-même, plongée dans l’épaisse masse brumeuse. Je percevais tout de même le bruit des vagues qui se fracassaient au loin sur la digue.

Cette vision m’apaisa et je me sentis envahie d’une étrange sérénité, comme le calme qui précède les tempêtes.

L'homme de loi acheva son discours ; l'atmosphère devint pesante et silencieuse, comme si tout le monde retenait son souffle dans l'attente de ce qui allait se passer.

Soudain, un coup de feu éclata dans l’air devenu immobile et le bourreau tomba raide mort. L’écho de ce coup de feu résonnait encore dans le port lorsqu’un deuxième coup éclata. Ce fut cette fois au tour du juge de s'écrouler, une balle en pleine tête. Après un court moment de flottement et d'incompréhension générale, des hurlements d'effrois se mirent à retentir dans tout le port et la panique générale s'empara rapidement de l'assemblée, tandis que les gardes tournaient la tête dans tous les sens afin de débusquer le tireur.

Toujours ligotée, en équilibre précaire sur ma planche, j’assistais à la scène comme une spectatrice extérieure, détachée de la réalité. Ce qui était en train de se produire me semblait irréel. Des hommes armés jusqu'aux dents, à l'allure féroce, surgirent du brouillard et se ruèrent sur les soldats, tandis que la foule paniquée se dispersait dans tous les sens en poussant des hurlements de terreur. C'était la cohue générale. Les gardes tombèrent un à un, n'en menant pas large face à cette attaque surprise. Les attaquants semblaient venir de partout à la fois ; ils se ruèrent sur les soldats en un flot continu, les submergeant de leur nombre et de leur sauvagerie.

Je fus tirée de mon état second lorsqu'une demi-douzaine d'hommes grimpa sur l'estrade pour détacher les prisonniers de part et d’autre de moi. C'est alors que je compris : ces hommes étaient des pirates et avaient organisé cette attaque dans le but de sauver leurs camarades.

Lorsque le dernier des dix prisonniers fut détaché, l'un des pirates se tourna alors vers moi.

Ses yeux gris comme l’orage ressortaient de manière presque surnaturelle sur le ciel chargé de nuages de la même couleur. Lorsqu’il les planta dans les miens, je le reconnu aussitôt.

C’était le jeune homme qui m’avait sauvé d’une mer déchaînée quand j’étais enfant.

Cette vision me donna l’effet d’un coup en pleine poitrine et me fit vaciller. Alors, je perdis l’équilibre et tombais de la planche. En proie à une terreur sans nom, je sentis mon corps crever la surface de l’eau et couler, m’entraînant dans les profondeurs de la rivière glacée. Pieds et poings liés, j’avais beau me débattre dans tous les sens, c’était inutile ; mon cauchemar était en train de se produire et je ne pouvais qu’assister, impuissante, à ma propre noyade.

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