13. Paradoxes
Dan, Adam et moi passâmes une bonne partie de l’après-midi à discuter dans l’intimité de la taverne du Boucanier. Adam avait insisté pour que je lui montre ma propre marque afin de constater par lui-même qu’on avait bien la même. Puis, gracieusement avachi sur la banquette face à moi, il me raconta son histoire à voix basse.
– Je suis né il y a bien longtemps, il y a plusieurs siècles maintenant. J’étais encore un jeune homme inexpérimenté lorsque j’ai eu un grave accident ; c’était un accident mortel. Mais, comme tu le vois, je ne suis pas mort. Quelqu’un, ou quelque chose, a entendu mes prières et ma farouche volonté de vivre, et m’a accordé une seconde chance. J’ai donc survécu, mais je n’étais plus le même homme. Depuis ce jour, je traverse les siècles sans prendre une ride. Et depuis ce jour, je porte cette étrange marque sur la poitrine, comme toi. Je ne sais pas d’où elle vient ni ce qu’elle signifie, mais je sais qu’elle m’identifie désormais comme une personne à part. Et, jusqu’à aujourd’hui, je pensais être le seul au monde à porter cette marque.
D’un geste machinal, j’effleurai du bout des doigts ma propre marque.
Je buvais les paroles d’Adam ; ce qu’il me racontait était à peine croyable, mais après tout, j’étais moi-même bien placée pour savoir que certaines choses apparemment inconcevables pouvaient avoir une part de réalité.
– Je veux bien te croire, affirmai-je en essayant d’y voir plus clair. Et nous portons peut-être la même marque, mais quel est le point commun entre nous ?
Fascinée, je n’arrivais plus à détacher mon regard de cet être captivant.
– Vois-tu, poursuivit-il de sa voix mélodieuse, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir au cours des derniers siècles, et j’en suis venu à la conclusion que cette marque m’identifie... qu’elle nous identifie comme des personnes défiant les lois du temps. Je pense que nous sommes ce que j’appelle des paradoxes temporels.
– Donc, tu penses que moi aussi je suis un… paradoxe temporel parce que je communiques avec quelqu’un dans le futur ?
Il se redressa et ses yeux flamboyèrent tandis qu’il se penchait vers moi.
– Je pense que tu es un paradoxe temporel parce que tu viens du futur.
J’aurais éclaté de rire face à cette absurdité, si Adam n’avait pas été aussi sérieux et sûr de lui.
Mes yeux firent des allers retours entre lui et Dan, essayant de déceler une possible plaisanterie entre eux, mais les deux hommes me regardaient calmement, avec la plus grande gravité, attendant une réaction de ma part.
– Mais c’est impossible ! m’exclamai-je, fébrile.
Adam prit son temps pour siroter sa bière avant de reprendre.
– Cette personne avec qui tu communiques, que sais-tu d’elle ?
Je réfléchis, essayant de rassembler toutes les informations utiles que j’avais glanées sur mon amie.
– Eh bien… Elle s’appelle Astrid et elle vit à plusieurs siècles d’intervalle de nous, au XXIe siècle. Pendant longtemps j’ai cru que j’étais folle, mais toutes les informations qu’elle m’a donné se sont révélées être exactes et depuis, je crois dur comme fer à son existence. Dans son futur, le monde entier possède un dieu unique. On l’appelle le Net… Je ne comprends pas très bien le fonctionnement de leur culte, mais apparemment, il leur suffit de poser une question à leur dieu – n’importe laquelle, sur n’importe quel sujet – et le Net donne immédiatement la réponse, sans contrepartie. Grâce aux connaissances du Net que m’a transmises Astrid, j’ai pu guérir plusieurs personnes à Morlaix et faire beaucoup d’autres choses inhabituelles. C’est pour ça qu’on me considérait comme une sorcière.
– Le Net… jamais entendu parler de cette divinité… murmura-t-il plus pour lui-même qu'à mon intention.
Dan écoutait attentivement, lui aussi. Ses sourcils froncés m’indiquèrent qu’il réfléchissait intensément, et il ne semblait nullement étonné par cette étrange conversation.
– À ton avis, reprit Adam au bout d’un moment, comment ça se fait que vous arriviez à avoir des conversations cohérentes à autant de siècles d’intervalle ? Je veux dire, par exemple, si tu lui envoyais une pensée là, maintenant, comment se fait-il que sa réponse te parvienne quelques minutes après, et non pas dans cinq, dix ou cinquante ans ?
Je bus une gorgée pour me laisser le temps de réfléchir à ma réponse. Cela me paraissait tellement étrange de discuter ainsi de mon lien avec Astrid, sur le ton de la conversation comme si c’était normal, alors que j’avais appris depuis mon enfance à ne pas en parler au risque de passer pour une aliénée.
– À mon avis, repris-je, Astrid et moi avons exactement le même âge au moment où nous communiquons. Par exemple, si je lui envoie une pensée au moment précis où j’ai vingt ans, trois minutes et douze secondes, elle recevra cette pensée au moment précis où elle aura vingt ans, trois minutes et douze secondes ; peu importe le nombre d’années qui séparent mon existence de la sienne.
– Je vois, fit Adam, visiblement très intéressé. J’ai encore une dernière question : t’es-tu déjà demandé si tu avais des liens de parenté avec cette fille ?
– Tu veux dire qu’elle pourrait être ma descendante ? Non, je n’y avais jamais pensé. Maintenant que tu le dis, oui, ça peut être possible et ça expliquerait notre lien…
– Non, me coupa-t-il. Je veux dire un lien de parenté beaucoup plus proche, comme des sœurs. Probablement même des sœurs jumelles.
Cette fois, j’éclatai franchement de rire face à cette idée saugrenue, mais le regard que me lancèrent les deux hommes me stoppa net. Quelque chose me dit qu’ils avaient déjà parlé de ça tous les deux avant que je ne les rejoigne.
– Comment ça, vous… vous êtes sérieux ? Mais c’est impossible, voyons ! Plusieurs siècles nous séparent !
Piqué au vif, Adam rétorqua :
– Et je suis la preuve vivante que les voyages dans le temps existent. Voici mon hypothèse : je pense que tu viens du futur, tout comme moi je viens du passé. Je pense que tu as frôlé la mort de près dans l’époque d’où tu viens, mais tu as survécu d’une manière ou d’une autre et que tu t’es retrouvé ici, à l’époque d’aujourd’hui. Plus j’y réfléchis, plus je trouve que c’est plausible. Tu n’as qu’à demander à Astrid.
Sidérée, je l’observai attentivement, mais il était très sérieux. J’essayai de trouver du soutien de côté de Dan, mais ce dernier me regardait lui aussi avec insistance.
– Et bien, vas-y, m’encouragea ce dernier.
Alors je fermai les yeux et me concentrai.
– « Astrid ? »
« Oui ? »
– « J’ai une importante question à te poser, mais elle va te paraître bizarre. »
« J’ai l’habitude, avec toi… Je t’écoute. »
– « Tu penses que toi et moi, on pourrait… être sœurs ? Je veux dire comme des vraies sœurs, des jumelles. »
Je sentis que ma question l’avait ébranlée.
« … Pourquoi cette question ? »
– « Réponds, s’il te plaît ! »
« Eh bien… j’avais une sœur jumelle, avant. Mais elle est morte quand nous étions enfants. »
Cette fois, ce fut à mon tour d’être ébranlée.
– « Comment ça ? Tu ne m’en as jamais parlé ! Raconte-moi, s’il te plaît. »
« Nous avions huit ans, et nos parents nous avaient emmené faire une balade en bateau. Mais il y a eu une grosse tempête. Ma sœur est tombée par dessus bord, et elle s’est noyée. On n’a jamais retrouvé son corps. C’était il y a longtemps. »
Mon cœur loupa un battement.
Alors, la tempête dans laquelle j’ai failli me noyer quand j’étais petite…?
Ma tête se mit à tourner tandis que mon esprit commençait à assimiler la signification de ces paroles. Trop de choses concordaient pour que ce ne soit qu’un simple hasard.
– « Astrid... C’est moi, je suis ta sœur ! »
« Oui, je sais bien que c’est toi, Eivy. Mais le problème, c’est que tu n’existes que dans ma tête. Mon psy m’a expliqué que tu étais une création de mon esprit, pour me protéger de la souffrance d’avoir perdu ma sœur. »
– « Quoi ? Tu veux dire que depuis toutes ces années, tu penses que je n’existe pas? »
« J’aimerais de tout mon cœur que tu sois réelle, mais voyons Eivy, tu ne peux pas exister. Ce n’est pas possible. »
J’étais estomaquée.
Non seulement je venais d’apprendre que je venais du futur, que j’avais une sœur jumelle, que j’étais morte à l’âge de huit ans mais que j’avais ressuscité dans une autre époque, mais en plus que ma meilleure amie, qui était en fait ma sœur jumelle, pensait que je n’étais qu’une création de son esprit !
Quand je rouvris les yeux, des larmes coulèrent sur mes joues. Adam et Dan me fixaient toujours, attendant que je parle.
– Vous aviez raison, lâchai-je dans un souffle avant d’éclater en sanglots.
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