FILMER UNE TRANSFORMATION

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Plus jeune, Sohaïl s'était dit que pour réaliser son propre film de Magical, il lui faudrait apprendre à filmer. Pour capturer les instants où il gagnerait et montrer que c'était bien aussi fabuleux qu'il l'imaginait.

Il voulait apprendre à filmer parce qu'il voulait un jour enregistrer les compétences d'un groupe de Magicals à l'action. C'était avant qu'il n'apprenne que les Magicals n'existaient pas. Et bien avant qu'il sache que s'il pouvait filmer quelqu'un dans ce cas, ce serait lui et son groupe.

Donc dans la grande liste des compétences particulières de Sohaïl, on pouvait trouver le lien d'une chaine Youtube où il avait jadis filmé ses playmobils et autres jouets combattants le Mal, mais aussi quelques courts métrages et animations courtes qu'il avait réalisées. Et qui étaient d'une affreuse qualité.

Sur cette chaine, on pouvait également trouver des vlogs de son quotidien en temps de Magical Jaune, désormais. Chose qui ne lui demandait que peu de compétences en film. Et attention : il savait monter une vidéo. Quand il se lançait dans un montage, tout le monde était au courant car il en était si fier qu'il alertait toute l'habitation. Certains voisins devaient même le savoir.

Enfin voilà. Tout cela pour dire que : Sohaïl savait filmer et qu'il adorait le faire. A tel point que Chef le chassait de la maison pour ne pas qu'il n'entre avec les autres sous la douche. Qu'il soit nu, lui, ce n'était pas son problème, mais qu'il viole l'intimité des autres en était un bien plus conséquent.

Donc Sohaïl filmait dehors. Puis dedans. Pendant des périodes continuellement et il y en avait d'autres – que le groupe attendait avec impatience chaque fois que Sohaïl touchait une caméra – où il la laissait se couvrir de poussières et de paillettes pendant des mois. Du Sohaïl tout craché.

Mais voilà, aujourd'hui Sohaïl avait retrouvé cette dite caméra que Chef avait cachée tant bien que mal derrière un buffet. Et alors qu'il la brandissait à bout de bras, étincelant de joie, il eut une idée.

Il allait filmer ce qu'il voulait voir étant enfant : sa propre transformation et une mission entière – chose que Chef lui avait fermement interdite. Ravi, il chantait bruyamment la dernière chanson nulle qu'il avait entendue à la radio le matin-même.

Il mit la caméra à charger et commença à se préparer pour être parfait le moment venu. Il était en train de négocier avec Horas pour que celui-ci accepte de nouer son foulard dans ses cheveux quand Chef arriva. D'un regard à Horas, Chef comprit. Ils avaient un langage codé pour dire « attention, Soso a une nouvelle phase d'addiction à une activité quelconque. » Et ils se souvenaient parfaitement, par exemple, de sa passion pour l'escalade qui leur avait couté un mur.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Chef en posant son sac remplit de trucs de travail.

Sohaïl lui adressa un sourire rayonnant.

- Tu veux bien te transformer avec moi ?
- Pardon ? répondit Chef en haussant un sourcil. Bien sûr que non, on ne doit pas le faire quand ce n'est pas utile, Sohaïl.

- Mais ce sera utile ! C'est pour mon film et...
- Quel film ?

Le visage de Chef perdit trois teintes de couleur. Il réalisait l'enfer qui venait de revenir s'installer.

- Ouais, un film où on se transforme et on se bagarre !
- Arrête de bouger, grommela Horas, en grande difficulté dans la masse qui recouvrait la tête de Sohaïl.
- Hors de question que tu filmes une mission, on en a déjà parlé.
- Oui, mais une fausse mission ! Un truc qu'on invente avec les moyens du bord et...
- C'est non. Je ne me transformerai pas. Horas non plus, n'essaie même pas.
- Et Ichi ?
- Non plus.

Sohaïl fit la moue. Bien qu'il respecte Chef, il était agacé des restrictions qu'on lui mettait. Evidemment, il ne comprenait pas les raisons de ces refus et boudait comme un enfant à qui on avait refusé une sucette.

- Mais je peux le faire tout seul ? finit-il par demander avec une petite voix alors qu'Horas le chassait du canapé.
- Pourquoi est-ce que tu y tiens autant ? entendit-il Chef dire de la cuisine.
- Parce que c'était un rêve de quand j'étais petit et...
- Tu es toujours petit. Et tu as beaucoup de rêves.
- C'est faux, j'en ai trois !
- Je sais. Je sais. Tu les as déjà dits ce matin au réveil, rappelle-toi de la règle.
- « Sohaïl ne peut dire qu'une fois par jour quels sont ses trois rêves. Parce qu'il fait chier à force. » répéta-t-il en imitant la voix de Chef.
- Tu ne devrais pas en être fier, remarqua le capitaine en revenant au salon.

Tout sourire, Sohaïl acquiesça.

- Donc je peux le faire ?
- Tu peux te transformer devant la caméra. C'est tout.
- Et je peux la poster sur internet ?
- Tu la gardes pour toi. Ton rêve quand t'étais gamin c'était juste de filmer. Donc tu filmes et tu ranges cette caméra.
- Chef, oui, Chef !

Chef soupira lourdement pendant que Sohaïl bondissait d'un pas léger jusqu'à la caméra qui était encore en cours de chargement. Il en profita pour se glisser dans ses vêtements les plus communs afin d'avoir un effet de changement vraiment flagrant. Le mec normal qui devient formidable. Ce qu'il n'était pas, puisqu'il était toujours formidable.

Une fois accoutré comme un simple civil, il fonça sur la terrasse voir s'il pouvait filmer ici.

- Sur le toit, Sohaïl, dit immédiatement Chef. Sinon tu vas en foutre partout et on va devoir nettoyer.

Il escalada donc l'échelle qui menait sur le toit de leur appartement et qui était désert. Ils n'y venaient presque jamais et par peur des vols – le Bon Gout était très doué pour ce genre de choses – ils n'y entreposaient rien. Bref, une surface plane et vide, l'endroit parfait pour filmer la seule scène dont il avait besoin pour le moment. Il avait prévu de négocier avec les autres membres pour les filmer plus tard et avec Chef pour une mission entière mais le temps n'était pas venu pour cela.

Il redescendit rapidement et attrapa la caméra et un trépied. Puis il salua Chef qui avait rejoint Horas devant son film, un bol de céréales dans les mains. Et monta en manquant de glisser. Une fois sur le toit, il entreprit de régler la caméra qui était restée éteinte un long moment. Il n'eut aucune difficulté à reprendre les habitudes qu'il avait plus tôt et en quelques minutes, tout était prêt. Il ne lui manquait plus qu'à attraper le sceptre qu'il avait glissé dans l'immense poche ventrale de son sweat commun.

Il alluma la caméra, fit quelques pas en arrière et d'un geste vif, il se saisit de la baguette et la pointa vers le soleil. Un scintillement explosa du haut du sceptre du Soleil qui retrouvait son usage magique. Et le monde autour de Sohaïl devint du jaune lumineux qu'il chérissait tant. L'euphorie de ses transformations l'emportait dans un autre monde et il avait à peine conscience des mouvements gracieux qu'il exécutait alors que sa tenue magique le recouvrait.

Quand le monde revint à lui, il était devenu le Magical Jaune et tout autour, le sol n'était que paillettes dorées. Et la caméra aussi. Il comprit aussitôt qu'elle n'avait rien filmé. Il souffla, déçu. Mais ne se découragea pas pour autant. Il fila dans la maison, toujours transformé, et en ressorti avec un balai et une pelle sous les regards interloqués de Chef, Horas et Ichi avec Pipou qui les avaient rejoints. Sohaïl avec un balai n'était qu'un mirage, ils en étaient convaincus.

Durant les heures qui suivirent, il nettoya le toit de fond en comble pour recommencer le lendemain. La nuit étant tombée, il ne pouvait plus filmer. Il voulait absolument que sa scène se passe le jour. Il finit par se coucher au beau milieu de la nuit, exténué par ce ménage dont il n'avait pas l'habitude. Et il se leva plein d'énergie le lendemain matin.

Alors qu'il allait se transformer de nouveau, une main se posa sur son épaule.

- Tu devrais manger, conseilla Ichi.

Il lui donna une pomme que Sohaïl dévora en un instant, remerciant grandement son ami. Ichi s'assit sur un rebord du toit, voulant observer comment le brun allait s'y prendre pour filmer sans que les paillettes ne couvrent l'objectif et ne tuent la prise. Sohaïl tournait autour du trépied de la caméra, le menton dans une première main et l'autre sur la hanche.

Dans les jours qui suivirent, il essaya toutes les méthodes possibles et imaginables. Mais aucune ne fonctionna. Têtu comme il était, il continua encore et encore. Il tenta tous les conseils qu'on lui donnait, en vain.

Et puis, alors qu'il était en cours, il sut comment s'y prendre. Il attendit avec grande impatience la fin de la journée et fila sans même dire au revoir à ses camarades. Sur le chemin, il essaya de joindre Horas qui ne répondait pas.

Il s'arrêta juste une fois pour acheter un smoothie à la cerise et reprit sa course jusqu'à l'immeuble. Il entra en enfonçant presque la porte et monta les marches si vite qu'il ne les voyait pas sous ses pieds. Il poussa la porte, déjà ouverte par celui qui était rentré en premier – et qui n'était jamais Sohaïl – et fonça sur le toit.

- Salut, le salua Horas qui regardait la rue en bas avec des jumelles.
- Lysandre est passé ?
- Il va le faire.
- C'est pour ça que tu ne répondais pas.
- Exactement.
- Tu pourrais rendre la caméra amoureuse de moi ?

Sans décrocher son regard de la rue, Horas haussa un sourcil.

- Pour quoi faire ?
- Pour qu'elle ne soit pas touchée par mon pouvoir de transformation !
- Et tu ne peux pas l'hypnotiser pour qu'elle puisse voir à travers les paillettes ?
- J'y ai pensé, mais si je lui demande de ne pas voir les paillettes, elle ne verra rien du fond de ma transformation.
- Et lui demander de ne voir que toi et le fond ?
- Alors ça, je n'ai pas essayé. Merci Horas !
- De rien. Tu peux attendre que j'aie vu Lysandre pour te lancer ?
- Pas de soucis !

Enchanté de réitérer l'expérience, Sohaïl alla se chercher de quoi grignoter en attendant qu'Horas redescende. Ichi était déjà dans la cuisine et nourrissait Pipou.

- T'as passé une bonne journée ? demanda Sohaïl d'une voix chantante.
- Non. Je cherche encore la réponse à une question.
- Laquelle ?
- Est-ce qu'il y a vraiment des gens qui ont poussé leurs grands-mères dans des orties pour que quelqu'un crée l'expression « il ne faut pas pousser mémé dans les orties » ?
- Je pense que oui. Tu n'as rien trouvé ?
- Rien du tout.
- Tu as demandé sur tes forums ?
- Pas de réponses.
- Alors j'affirme que quelqu'un l'a fait.
- Merci, Sohaïl.
- Ça va mieux ?
- Oui.

Et en effet, son visage s'était déridé. C'est ce moment que choisi Horas pour revenir, l'air déçu.

- Mes sources m'ont dit qu'il ne passait pas ici ce soir.

Sohaïl posa une main compatissante sur l'épaule du cadet. Mais son regard était tout sauf compatissant.

- Une autre fois, ne t'en fais pas.

Puis il fila jusqu'au toit en courant presque. Il se transforma une première fois sans la mise en scène magistrale – il pouvait le faire, oui, mais il préférait être plus fantastique – et alluma la caméra. Puis il exécuta le sort d'hypnose : « A partir de maintenant, tu ne verras que moi, tout ce qui se trouve au même plan que moi et tout ce qui se trouve derrière moi. »

Il ouvrit les yeux, vérifiant que l'enchantement ait bien été appliqué et constata que tout était en ordre. Il se détransforma donc, actionna l'appareil et se transforma une nouvelle fois dans toute sa splendeur à quelques mètres. Quand il eut fini, il se précipita sur l'outil et conclut l'enregistrement. Il visionna la vidéo qui était une nouvelle fois couverte de poussière dorée. Il pensait qu'il n'y arriverait jamais. Las, il descendit au salon, la caméra dans la main pleine de paillettes.

- Alors ? demanda Chef qui avait dû arriver pendant qu'il était en haut.

Ichi apparu soudainement dans le dos de Sohaïl qui secouait la tête à la négative. Il ne voulait pas laisser tomber, mais il commençait à se lasser des échecs et cherchait une nouvelle idée.

- Tu ne veux pas essayer une transformation rapide ?
- Ça n'en vaut pas la peine s'il n'y a pas la magie qui nous entoure dans la vidéo.

Il tomba dans le canapé, lâchant l'appareil photo qui roula jusqu'aux jambes de Chef. Le capitaine prit l'outil entre ses mains pour l'enlever du sofa afin de ne pas le salir. Mais alors qu'il allait le poser sur la table, l'écran de télévision afficha le dossier des contenus de l'appareil. Toute l'électronique de la maison était reliée. Tous avaient pour miniature des paillettes –étant donné qu'elles n'avaient filmé que cela, mais une au milieu des autres avait la tête de Sohaïl en gros plan, ce qui le fit sourire parce qu'il avait l'air débile.

Semblant du même avis que lui, Chef lança la vidéo. Et alors qu'ils pensaient voir surgir une gerbe de paillettes et plus rien, étonnamment, la vidéo continua de tourner.

Sohaïl resta bouche-bée, se penchant progressivement vers la télévision, les yeux remplis de joie. Et quand il eut fini, il remarqua qu'il faisait nuit. C'était une prise qu'il avait faite sans aucun sérieux donc il avait l'air stupide mais il avait...

- Réussi... souffla-t-il. J'ai réussi ! J'ai une prise !

Il se mit alors à hurler en courant dans l'appartement qu'il avait bien ce qu'il souhaitait. Il appela immédiatement ses parents qui ne comprenaient rien à son enthousiasme, puis ses sœurs et enfin il se jeta de nouveau sur le canapé pour la regarder encore et encore.

On le voyait très bien, même s'il était de côté et très proche de la caméra. On voyait les vêtements apparaître, on voyait ses mouvements précis et habituels tout aussi beaux qu'il l'imaginait, on voyait les deux sceptres apparaître comme par magie à leurs places habituelles et surtout on voyait son sourire benêt. Ce même sourire qu'il avait sur le visage à chaque visionnage.

Puis on le voyait faire l'imbécile avec ses sceptres et rire comme un con avec son sceptre bite avant de prendre la caméra et descendre se coucher, fatigué de s'être tant amusé. Il se vit écrire des trucs pour ses cours et puis éteindre la caméra. Il avait dû oublier qu'elle était allumée et qu'il s'était filmé. Ou alors il ne savait même pas qu'elle tournait. Donc il n'avait pas vu l'enregistrement. Ou il était juste con. C'était sûrement ça.

Il passa la soirée à chanter ce qu'il considérait comme des œuvres d'arts : ses chansons préférées et d'autres improvisées. Et même s'il leur cassait les pieds, les autres membres du groupe étaient contents pour lui et Chef était soulagé parce qu'il savait qu'il allait enfin passer à autre chose. Et d'un autre côté, il était un peu déçu car Sohaïl ne nettoierait plus son bordel derrière lui. Le voir si heureux était contagieux, cependant.

Et puis quand tous allèrent se coucher, laissant le Magical Jaune seul se contempler au salon, Chef vit Ichi se pencher sur Horas et les deux sourirent. Il pensa qu'ils y étaient sans doute pour quelque chose mais peut-être était-ce son imagination.

Sur le canapé, Sohaïl souriait.

Il avait filmé un Magical. Et c'était lui.

AOUT 2019

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